Association française pour l’enseignement du français

Notes de lecture

  • 04
    Nov

    École et mutation. Reconfigurations, Résistances, Émergences, M. Meskel-Cresta, J.-F. Nordmann, P. Bongrand, C. Boré, S. Colminet, M.-L. Elalouf (dir.)

    Note de lecture de Dominique Bucheton

    M. Meskel-Cresta, J.-F. Nordmann, P. Bongrand, C. Boré, S. Colminet, M.-L. Elalouf (dir.) - École et mutation. Reconfigurations, Résistances,  Émergences - De Boeck, 2014, Coll. Perspectives en éducation et formation.

    (416 pages, 38 €)

     

    Note de lecture de Dominique Bucheton

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    La question de l’école dans  sa capacité à s’adapter, à anticiper, à résister, à inventer face aux multiples transformations sociétales, est au cœur des 27 contributions présentées dans cet ouvrage, fruit de la collaboration des différentes équipes du laboratoire EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages)  de l’université de Cergy-Pontoise. L’intérêt majeur de cet ouvrage mais aussi sa difficulté tient au  pari de faire dialoguer des points de vue, des épistémologies,  des disciplines comme des méthodes de recherche  et des formes d’écriture différentes. Il est aussi de tenter d’appréhender les transformations, résistances ou ruptures à des échelles d’analyse qui vont du macro (les grands mouvements idéologiques, technologiques et globalement sociétaux) pour tenter de comprendre comment l’école les  affronte,  jusqu’aux  approches micro, au plus près des acteurs et de leurs pratiques  de terrain.

    Les contributions s’articulent en cinq grandes parties. 1) Reconfigurations sociétales et processus de subjectivation, 2) Les politiques scolaires entre changements et mutations, 3) Transformations institutionnelles et redéfinition des rôles, 4) Les acteurs entre résistances et inventions pédagogiques, 5) Entre remaniements et restructurations disciplinaires, 6) Nouvelles pratiques didactiques et déplacements symboliques.

    L’ouverture de la discussion est donc maximale, très dérangeante pour le lecteur qui chercherait des certitudes indiscutables, des cohérences fortes, un modèle explicatif général. L’ouvrage est impossible à résumer.  Il   fait penser !  Le lecteur y fait son chemin, grappille là où il trouve de l’écho à ses propres préoccupations ! La présentation qui en est faite ici est totalement subjective. Une remarque générique cependant s’impose à savoir combien les recherches en sciences humaines ont besoin de ces regards croisés  pour relativiser la portée de leurs conclusions et approcher la complexité de ce qui se passe au niveau du terrain et  des acteurs du système scolaire (acteurs politiques, institutionnels, chercheurs, formateurs, praticiens de terrain).

    C’est d’ailleurs une des leçons de ce livre de laisser apercevoir les différends profonds, jamais explicités, les abymes d’incompréhension, les contradictions entre les différents acteurs et leurs diverses hiérarchies, lointaines ou proches  et  de pointer leurs effets sur les pratiques d’enseignement et d’éducation. Ces différends parfois très profonds – on n’est pas ainsi  obligé d’accepter comme doxa indiscutable l’approche anglo-saxonne de l’enseignement par  compétences – expliquent sans doute en partie les échecs, malentendus, détournements de nombre de réformes. Il est vrai et les parties 1, 2, 3 le montrent bien que les enjeux des mutations en cours sont de taille. On résume de manière peut-être caricaturale les propos : visons nous une « économie de la connaissance »  formant des « agents » des « opérateurs » performants (ou  jetables) ou visons nous le développement de sujets pluriels : réflexifs, sensibles, responsables, ouverts à l’altérité ?  Allons-nous continuer de fermer les yeux sur les processus en cours de discrimination socio-scolaire, voire l’ethnicisation de certaines  écoles ou au contraire opérer les ruptures nécessaires, les changements de postures qui puissent permettre d’accompagner les individus  dans leur développement (les élèves comme les enseignants) et pas seulement de les formater, les  classer, les contrôler ? Les reconfigurations observées révèlent nombre de résistances.

    Plusieurs articles dans les parties 4, 5 et 6 montrent en effet comment  dans l’arène de la classe de maths, de français, ou de géographie, le modèle de l’enseignement magistro–centré résiste, malgré les nouvelles technologies, malgré la révolution numérique, malgré l’accélération sans précédent des échanges. La figure prédominante de  l’autorité du « maitre » et des formes scolaires qui l’incarnent,  empêche que ne se  transforme le regard porté sur l’élève, sur ses compétences et sa culture propre,  limite  son espace de pensée, de créativité, ne permet pas de prendre en compte les nouveaux modes d’expression, de socialisation, les identités plurielles des élèves. La figure de l’autorité questionnée par B. Robbes a grand besoin d’être re-questionnée et pas seulement pour maintenir la paix sociale dans la classe. Beaucoup plus pour rendre les élèves auteurs de leur pensée et par là d’eux-mêmes.
     

    Attardons nous sur la didactique du français qui fait l’objet de six articles.

    L’observation et analyse de  l’évolution des programmes en français notamment (M.L. Elalouf), des outils (en géographie), des formes scolaires (l’usage de la réécriture : C Boré) montrent comment les tentatives pour introduire des ruptures didactiques importantes, avortent vite ou sont détournées de leur finalité. Ainsi, malgré le constat de l’inefficience, pointée régulièrement depuis plus de cinquante ans (Freinet (1937), d’un enseignement atomisé de l’étude de la langue, en dehors et  au détriment  des pratiques de lecture, d’écriture et d’oral,  le modèle de « la langue » qui préexiste de manière autonome au langage,   résiste contre vents et marées à tous les travaux de recherche, anciens et nouveaux. Que disent-ils depuis Saussure ? Que la langue est ce qui rend possible le langage, mais n’a pas d’existence  séparée par elle-même. « Les dictionnaires et les grammaires ne sont pas la langue » écrit C. Boré. Autrement dit  ce n’est pas la grammaire qui va  déterminer l’usage que l’élève doit faire de la langue mais au contraire, elle va  être construite à partir des usages multiples et des besoins linguistiques des élèves et ce dans toutes les disciplines ou situations d’écriture et de parole. Une révolution conceptuelle impossible semble-t-il pour l’école ! Il en va de même pour la question du  brouillon. L’usage du brouillon, support de réécriture, requalifié scolairement  depuis les années 1990 dans les instructions officielles pour la puissance de son pouvoir réflexif dans le développement de la pensée singulière, mais aussi pour la conscience linguistique qu’il permet, a pourtant  été le plus souvent ramené à un simple espace de contrôle  et d’amélioration de la langue. Une révolution  brouillée ! Les brouillons ont re-disparu des cartables, les corrections en rouge  sont revenues.  L’enjeu  de la réécriture comme favorisant des développements multiples de la subjectivité, les processus d’incorporation de la culture,  l’appropriation tâtonnée de sa propre langue et de celle des  autres (on  lit les textes, des  écrits des pairs), a été gommé ! Il est vrai que la mise en place de réformes, de ruptures ou véritables renversements didactiques demande des changements très importants et coûteux dans la conduite de la classe : des changements de conceptions disciplinaires,  des gestes professionnels et  didactiques très précis  et nouveaux (l’exemple développé par D. Butlen et al. du calcul mental  dans les classes de ZEP le rappelle) ; il a besoin de changements dans les postures d’observation et d’accompagnement des élèves, d’autres outils d’évaluation (ce que plusieurs auteurs soulignent). La formation n’y prépare qu’assez peu les enseignants. Pour l’instant !

    Les constats faits par les auteurs ne sont pas globalement très optimistes. Ils pointent cependant l’émergence de réponses  concrètes et didactiques adaptées aux évolutions sociétales en cours. Certaines sont expérimentées depuis bien longtemps déjà. Des chantiers nouveaux sont  aussi ouverts (la place des images, du récit, les possibilités qu’offrent les blogs  pour développer une pensée collective et singulière tout à la fois).

     L’ouvrage, en bouquet final, ouvre la discussion sur  plusieurs traits saillants pour la compréhension des mutations de l’école.

     1° Une autre conception du rôle et de la place des acteurs dans l’école. Ils ont leurs valeurs, leur histoire, leur expérience,  leurs conceptions et ne sont pas que des agents.   (On ne change pas un métier sans ses acteurs disent les travaux en ergonomie du travail).

     2° Les modes et espaces  de socialisation, d’apprentissage,  de développement identitaire sont multiples et hétérogènes. Porte close, porte ouverte, cohabitation, collaboration, l’école est devant des choix.

    3° Les publics ont changé. Une transformation radicale du regard sur les élèves, leur culture, leurs identités multiples, voire leurs convictions, leurs passions et intérêts est nécessaire. Elle    nécessite de réinterroger  et refonder le projet éducatif et les principes qui le sous-tendent.

    4° Ce qui semble aussi assez inéluctablement advenir, c’est la place  de la « coopérativité comme constituant la modalité fondamentale du nouveau régime dans la classe »

    5° La modification des espaces - temps de l’école,  en prise directe avec la « vraie vie », dans des va-et -vient constants avec elle, devrait permettre aux sujets en formation  d’’être immédiatement engagés dans une vie plus active.

     

    Au sortir de l’ouvrage une question lancinante demeure pour le lecteur (qu’on lui pardonne de la poser ici), celle  du pourquoi des contradictions, des mouvements contrariés, des réformes de l’école si souvent empêchées, (l’exemple du français est flagrant). Conservatismes  et innovations, réformes et contre-réformes vont tranquillement leur train et épuisent l’énorme institution et ses acteurs. Elle  grippe, grince, fabrique à tous les niveaux de l’échec et  de la différenciation sociale. S’agit-il d’une spécificité française relevant  du système politique de gouvernance de l’école (d’autres pays européens ont commencé à trouver des réponses) ? S’agit-il de son système de formation enlisé dans des conflits d’intérêts, de pouvoir ? S’agit-il d’une crise de l’université qui n’arrive pas à penser  et inventer sa place exacte dans  la formation professionnelle de notre temps. S’agit-il du rôle des chercheurs en éducation dont les constats, s’ils aident à penser ne sont peut-être que le premier étage d’un travail d’accompagnement des acteurs de terrain qui reste à construire ?  Une mutation dans les objets,  formes, méthodes   et finalités de la  recherche en éducation ?

    Des mutations arborescentes sont en cours, l’ouvrage nous aide à les penser, les mettre en perspectives. Que ses auteurs en soient ici tous remerciés. 

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