Catherine FRIER, Sur le chemin des textes. Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Presses universitaires du Midi, Juin 2016. 230 pages. Collection : Questions d'éducation
ISBN 978-2-8107-0427-9 (br.) : 22 EUR
Note de lecture Dominique Bucheton en PDF
Publiée dans le Français Aujourd'hui n° 198 - Septembre 2017
Un excellent ouvrage à lire et surtout à relire, et ce pour de multiples raisons.
La première est certainement l’ambition réussie d’aborder la question de l’appropriation de l’écrit (la lecture et l’écriture) en s’intéressant aux sujets apprenants depuis leurs premières rencontres avec les livres ou albums à la maison, jusqu’à la formation du sujet lecteur scripteur à l’université. Cette vision longitudinale des difficultés, facilités, refus, appétit, aversion, aisance, diversité des postures de lecture des apprenants est toujours mise en relation avec ce que l’on sait des pratiques scolaires dominantes, mais aussi ce qu’on sait des pratiques privées des élèves. Cette vision longitudinale questionne les pratiques pédagogiques et cherche à comprendre avant tout pourquoi tant d’élèves, après des années sur les bancs de l’école, restent peu performants, montrent peu d’intérêt pour les pratiques de l’écrit ou s’en sentent exclus. La vision d’ensemble révèle la difficulté à tous les niveaux de passer d’une didactique de l’écrit centrée pour l’essentiel sur l’enseignement du système de l’écrit, la multiplicité de ses normes à une didactique centrée d’abord sur le sujet : un sujet singulier, cognitif, affectif, social, mais aussi un sujet scolaire. Une conception didactique qui s’interroge d’abord sur les conditions de la construction du sujet lecteur-scripteur aujourd’hui, à l’école et à l’université.
La deuxième raison qui fait l’intérêt de ce livre est la pertinence et la très grande qualité des synthèses des travaux de recherche sur la question et ce sur les vingt dernières années. De ce point de vue, l’ouvrage devrait devenir un vrai outil de formation. L’empan des recherches convoquées est large : la sociologie de l’école, la psychologie sociale, le champ central de la didactique de l’écrit (littéracie aujourd’hui) avec quelques incursions dans le champ des neurosciences notamment sur la question du rôle de l’émotion dans la cognition et l’apprentissage.
Mais la lecture est surtout passionnante en raison de l’engagement éthique et intellectuel de l’auteure. Catherine Frier, en effet témoigne, rend compte, s’interroge, est en quête de réponses didactiques appropriées pour aider à déraciner les raisons de l’échec en lecture notamment, pour aider à la construction du lecteur-scripteur de notre temps. Un lecteur-scripteur qui par son passage à l’école et à l’université aura construit les outils culturels qui lui permettront de poursuivre, élargir ses curiosités, ses modes de socialisation, de discussion. Cet engagement amène l’auteure à faire feu de tout bois L’ouvrage en a une allure baroque. Il ose les mélanges : des synthèses théoriques côtoient des récits à caractère ethnographique : recherche des pratiques de lecture aux tout petits dans les familles, questionnaires, entretiens auprès d’adolescents de 3ème, récit de pratiques chez des enseignants passeurs de littérature, exposé détaillé d’un dispositif d’enseignement de la littéracie à l’université. Il s’agit là d’une recherche-action pour accompagner le développement d’une pensée tant métaphorique, que scientifique, ancrée en même temps dans l’expérience individuelle de la réalité.
Venons-en à une présentation plus détaillée de l’ouvrage. Il est divisé en 5 chapitres de longueur égale, chacun généralement structuré autour d’un niveau d’enseignement et des problématiques principales faisant débat. Soulignons un manque : le lycée. Ce qui n’a rien de surprenant compte tenu du peu de travaux qui s’y intéressent.
Le chapitre 1 : C’est à quel sujet ? explore l’arrivée de la question du sujet dans le champ des sciences sociales (rappelant au passage du rôle de Freinet en 1960) puis dans celui de la didactique du français. Ce chapitre a aussi le mérite de faire l’inventaire des nombreux concepts construits dans les années 1980-2005 : compétences scripturales, rapport à, acculturation, médiations, représentations, pratiques culturelles, sociales, domestiques, lesquels font état de la nature des questions posées alors.
Le chapitre 2 : Aux sources du sujet lecteur-scripteur : littéracie familiale et premiers apprentissages scolaires, aborde la didactique de l’écrit au cycle 1 et 2. Il s’intéresse au rôle des médiations dans le cadre familial, permettant à l’enfant de se penser comme lecteur potentiel. Il montre ensuite la dimension décisive des interactions langagières en maternelle autour du récit, tant du point de vue des résonnances émotionnelles qui conditionnent l’engagement de l’enfant que des formes complexes d’étayage pour la construction précoce de la compréhension et l’interprétation : un travail conjoint indispensable pour compenser les inégalités sociales et permettre aux élèves d’entrer dans « le dialogue scolaire ».
Chapitre 3 : construire le sujet-scripteur au cycle 2. Un rapide état des lieux montre que malgré des avancées positives des programmes, les pratiques enseignantes « reflètent une orientation plutôt instrumentale », laissant peu de place à un enseignement explicite de la compréhension des textes, encore moins à la production de texte, comme à des pratiques d’acculturation réservées souvent aux seuls élèves « en avance ». Pas étonnant alors que l’école peine à apprendre à aimer lire. Le chapitre ne se contente pas de la critique, il rappelle les travaux et recherches en didactique qui ont depuis longtemps déjà dégagé des principes fondateurs de cette construction en actes du sujet lecteur : un enseignant « passeur de lecture », des lieux de lecture dédiés, du temps, beaucoup de temps consacrés aux lectures partagées (l’importance de la socialisation scolaire), du temps consacré à l’enseignement explicite de la lecture, une posture d’accompagnement et non de contrôleur pour l’enseignant : des principes dont la validité peut largement couvrir les cycles 3 et 4 du collège.
Chapitre 4 : « Les années collège : du respect de la norme à l’appropriation singulière de connaissances ». On y trouve le compte rendu de plusieurs études menées par l’auteure analysant le rapport personnel à la lecture et à l’écriture en fin de troisième. Conclusion : si tous les élèves savent lire, ont certaines lectures personnelles, ils ont des rapports assez hétérogènes à la lecture, ils manquent de « pratique », souvent ils ne savent pas lire « scolairement » ce que l’école leur demande de lire. Le mode de lecture proposé à l’école conduit nombre d’entre eux à l’échec, ou à quitter l’enseignement général. Quant à l’écriture, seulement 7% d’entre eux pensent qu’elle peut servir à apprendre, réfléchir, comprendre ! Elle est pour 38% d’entre eux synonyme de tâches scolaires à accomplir. « Bien écrire » c’est pour la grande majorité d’entre eux, ne pas faire de fautes d’orthographe. Les alternatives existent : une étude spécifique d’une séquence de littérature en 3ème montre l’extrême complexité du travail de l’enseignant « passeur de lecture » cherchant et réussissant (comme en témoignent les propos des élèves) à embarquer par tous les moyens, des lecteurs réticents dans l’aventure collective de la lecture littéraire.
Chapitre 5. La formation du sujet scripteur à l’université : entre raison graphique et écriture créative. L’auteure rappelle que les premières recherches sur la littéracie universitaire remontent aux années 2000. Un paradigme nouveau semble se construire au travers des travaux et recherches présentées. Sont évoquées par exemple le « long travail d’appropriation et de rumination des textes », l’effort nécessaire de prise de conscience d’exigences nouvelles dans le champ des littéracies universitaires, la recherche desmarques d’appropriation, voire de subjectivation du savoir, d’indicateurs de réflexivité. La dichotomie : écrits narratifs et écrits académiques est ainsi questionnée, soulignant par-là l’émergence d’un courant défendant une heuristique narrative de la connaissance. Un dispositif didactique expérimenté avec les étudiants donne un exemple de ce continuum où pensées-ressenti- émotion-imagination-socialisation-communication s’imbriquent et permettent les réagencement et l’appropriation des connaissances. Un des objectifs et non des moindres étant de lutter contre l’insécurité scripturale de nombre d’étudiants.
On l’aura compris : un ouvrage riche et très bien documenté (certes plus sur la lecture que sur l’écriture), un ouvrage important pour l’avancée de la réflexion car ciblant les principales zones de problèmes à chaque strate du parcours du sujet, un ouvrage qui développe un point de vue singulier : l’humain d’abord. Une quête à partir de nombreux travaux de recherche, des principes didactiques qui permettent le développement de la subjectivité et singularité du sujet. Un sujet qui est toujours social.
Un bel outil de vulgarisation de la recherche et de formation.