Emmanuel FRAISSE, Édition, littérature, lecteurs en France – De l’imprimerie à internet, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2017 (241 p., 25 €).
Note de lecture de Chantal Lapeyre
Publiée dans le Français Aujourd'hui n° 198 - Septembre 2017
Le fait littéraire, comme son expérience, ne sont pas des phénomènes isolés, surgissant du néant. Au contraire, ils s’inscrivent dans une histoire longue et complexe, qui mêle sans finir l’ancien et le nouveau, qui les croise, les subvertit l’un par l’autre, et parfois – souvent - dans le même temps. L’objectif d’Emmanuel Fraisse est bien dans cet ouvrage de penser ensemble le champ de l’édition, de la littérature et l’espace du lecteur et il vise « à donner à penser des éléments de continuité et de rupture dans les manières de faire et de penser dont les objets imprimés, de nombreux textes littéraires, les références statistiques et le rappel des transformations sociales constituent autant de témoignages et d’explications ». L’ouvrage (re)pose ainsi des questions essentielles (recensées en quatrième de couverture), destinées à mettre en perspective la « révolution » d’internet et à permettre de la penser autrement : « Comment le statut de l’auteur et de ses droits s’affirme-t-il, de l’Âge classique à la Révolution ? Où situer les limites de la propriété intellectuelle ? Quel lien entre le triomphe du roman depuis le XIXe siècle et la lecture des femmes ? Quels sont les enjeux des procès faits à Flaubert et à Baudelaire ? Qu’est-ce qu’un éditeur ? Comme expliquer le zèle collaborationniste des éditeurs sous Vichy ? Paris reste-t-elle une capitale littéraire mondiale ? Les jours du livre et de la lecture sont-ils comptés ? Le nouveau se substitue toujours à l’ancien ? »
En neuf chapitres, éclairants et stimulants pour la réflexion, E. Fraisse propose un parcours à travers des moments particulièrement signifiants pour cerner l’évolution, et les révolutions, qui affectent le monde de l’édition, de la littérature et de la lecture, mouvements parfois heureusement paradoxaux. Ainsi montre-t-il que le livre a historiquement précédé l’imprimé, et que les deux cohabitent longtemps, même si progressivement par le surgissement de l’imprimerie, ce dernier gagne en autonomie. Or cette cohabitation n’est pas sans proposer d’intéressantes perspectives quant aux modalités de lecture, à leurs variations, qu’elle conditionne étroitement. Mutations et métamorphoses dans l’acte de lecture doivent également être analysées en lien avec la figure éminemment problématique de l’auteur, donnée qui semble souvent relever de l’évidence, alors que son statut est bien plus ambigu, plus complexe, et peut-être plus incertain, que ne le laissent entendre les manuels scolaires. Cet élément-clé des études littéraires demeure en effet trop souvent impensé dans sa relativité historique. Comme le montre le cas d’Horace, analysé par E. Fraisse, dans son format d’époque – édition in-12 parue en 1641 –, dont la page de titre comporte le titre de l’ouvrage et mentionne Augustin Courbé, le libraire et imprimeur est identifiable dès lors comme « l’auteur » du texte, ce qui rend très problématique certaines approches critiques. La reconnaissance de l’auteur en tant que tel est en fait inséparable d’une définition de ce qu’est la propriété intellectuelle, au cœur des débats au cours du siècle des Lumières, auquel E. Fraisse consacre un chapitre. Si les chapitres précédents restaient centrés sur le libraire-imprimeur et l’auteur, leurs relations complexes articulées aux logiques économiques et politiques de l’époque, le chapitre 3 traitera quant à lui de ce qu’E. Fraisse nomme, à la suite de Martin Lyons, « le triomphe du livre » au XIXe siècle : ce triomphe est lié à l’apparition de l’éditeur tel que nous le connaissons aujourd’hui, naissance exemplifiée par l’analyse des Illusions perdues, de Balzac, et à un certain nombre de bouleversements et d’écarts par rapport à ce qui fonctionnait comme normes précédemment. Ainsi assiste-t-on à l’explosion du roman, corrélée à l’augmentation de la lecture féminine. À travers l’exemple des procès célèbres de Flaubert et de Baudelaire, E. Fraisse rappelle ensuite que la littérature est indissociable d’enjeux éthiques et politiques qui trouvèrent là à se traduire. Au XXe siècle, l’auteur choisit de cerner ces enjeux dans l’histoire complexe de la collaboration : « L’édition constitue un indicateur extrêmement fin, accablant et parfois contradictoire de la réalité de cette collaboration et, à bien des égards, elle l’a anticipé en cherchant à sauver l’essentiel de son activité. », écrit E. Fraisse. Les derniers chapitres envisagent enfin le statut des francophonies littéraires au regard de l’édition parisienne, ainsi que les aspects économiques de l’édition dans la France contemporaine. La conclusion frappe par sa judicieuse prudence. Rappelant le caractère insubstituable du livre, invitant peut-être à reprendre à nouveaux frais la question du texte – car qu’est-ce qu’un texte à vrai dire ? –, E. Fraisse refuse clairement d’entrer dans un discours pessimiste quant à l’avenir du livre : « Car perdre un monopole ne signifie en rien disparaitre. Perdre un monopole, cela revient simplement à partager ce qui fut longtemps une exclusivité. Et si nous sommes bien incapables de définir quelle sera la frontière entre l’écrit imprimé et les formes numérisées, c’est aussi parce que celle-ci est appelée à se déplacer sans cesse. »
À partir d’un constat, irrécusable, d’une crise dans les études littéraires en France, et ailleurs, E. Fraisse rappelait dans l’introduction que « les études littéraires sont frappées de fixité et leurs principaux acteurs à l’université cherchent avant tout à “sauverˮ ce qui peut l’être à leurs yeux et à préserver au mieux les positions acquises alors que leurs effectifs ne cessent de s’effriter ». En cause, selon E. Fraisse, la rigidité de la « division par siècles », qui cantonne chacun à une étroite spécialisation, et un refus méfiant de l’interdisciplinarité qui, dit-il, est « toujours suspecte de remettre en cause le noyau fondateur du littéraire, qui reste d’ailleurs fort difficile à définir ». En ce sens, la visée profonde de l’ouvrage dépasse en quelque sorte son objectif le plus immédiat, indiqué par les questions condensées sur la quatrième de couverture. Certes, on l’a vu, l’ouvrage donne des éléments de réponse à ces questions qui intéressent les enseignants, et leurs élèves, au premier chef. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel puisque le chemin adopté pour formuler quelques réponses à ces questions propose en même temps un exemple parlant de ce qu’est une « approche interdisciplinaire ouvrant à une culture générale littéraire d’aujourd’hui ». Tout d’abord par son usage insistant, rigoureux et systématique du questionnement, il invite à réapprendre les vertus de son usage comme ouverture critique, et incitation à bousculer les évidences trop longtemps indiscutées. Cette culture se donne aussi comme un acte de mémoire, porté par la volonté de revenir dans le passé pour mettre en perspective le présent, ce qui ruine par avance toute tentative (et toute tentation) de spécialisation temporelle et esthétique – impasses certaines de la recherche aujourd’hui. Recourant à la littérature (Corneille, Diderot, Flaubert, Balzac, Baudelaire par exemple), à la sociologie, à l’histoire, à l’économie pour étayer son propos, l’ouvrage montre qu’une « culture générale littéraire d’aujourd’hui » se développe, et s’approfondit avec l’audace nécessaire à la pratique du hors champ. Elle nait et s’affermit d’une prise en compte réellement transdisciplinaire du fait littéraire et du livre saisi dans sa relation, toujours mouvante, au lecteur, à l’éditeur, mais aussi au monde économique, aux valeurs qui les supportent et les orientent. Enfin cette culture littéraire d’aujourd’hui dont l’ouvrage propose ainsi une définition en filigrane se caractérise par un désir de lucidité envers sa nature propre et par son ouverture (critique) aux mutabilités de ses formes comme à l’imprévisible.
Chantal LAPEYRE