Association française pour l’enseignement du français

Notes de lecture

  • 07
    Fev

    Des enfants et des hommes, Philippe Meirieu

    Note de lecture de Marlène Lebrun

    Des enfants et des hommes, Philippe Meirieu

    Littérature et pédagogie. 1. La promesse de grandir[1]

     1999, ESF Editeur. Collection Pédagogies

     

    Ouvrage épuisé : lire des extraits en ligne[2]

     

    Note de lecture de Marlène Lebrun

     

    Lire et télécharger la note de lecture en PDF

     

    Un ouvrage peu connu de Philippe Meirieu mais ô combien émancipateur

    Des livres « qui  vous mordent et vous piquent » : l’épigraphe empruntée à Kafka[3] rappelle  un enjeu de la littérature, celui de l’éveil cathartique par une sorte d’empathie au malheur.  À rebours de l’enjeu que met en avant Alberto Manguel[4] avec une littérature qui serait «  une grande consolatrice ». Quoique !

    L’ouvrage dont il est question promeut la littérature comme un outil de formation pédagogique à côté des lois générales que les sciences de l’éducation tentent de mettre au jour : « Or, quels outils, mieux que les œuvres littéraires, peuvent-ils permettre de s’entrainer ainsi à explorer les chances de l’avènement de l’humain dans l’aventure pédagogique ? » (p. 12). C’est de la performativité[5], si l’on peut dire, qui exemplifie en acte, l’air de rien, mais en profondeur, l’intelligence éducative.

     Si, avec Edgar Morin, entre autres, l’on considère que tous les enseignements devraient converger vers celui de la littérature pour enseigner ce qu’est qu’être humain[6], le lecteur suivra bien volontiers Philippe Meirieu dans la paideia  qu’il propose  à travers un parcours littéraire et pédagogique dans 10 œuvres littéraires qui convient à un voyage interculturel dans « l’humaine condition ».  Du Perceval multi auctorial[7] à Primo Lévi en passant par divers auteurs, allemand, japonais et africain.  Le fil rouge est celui de la difficulté à grandir : si les résistances sont multiples, même celles dues à l’amour, il importe de « grandir quand même ».

    Ainsi, tout savoir peut-il être enseigné comme culture[8], une culture de l’humain qui relie et permet de grandir. La thèse de l’ouvrage est vraiment originale au sens où elle considère qu’une formation des éducateurs doit donner une place centrale à la littérature en favorisant des rencontres textuelles qui interpellent le lecteur pédagogue dans ses conceptions et choix éducatifs. Il ne s’agit pas bien sûr de promouvoir un enseignement  scientifique de la littérature à caractère analytique que Todorov déconseille  même dans l’enseignement secondaire si l’on ne veut pas mettre son enseignement en péril[9]. Il s’agit de développer chez l’éducateur une attention à la littérature qui lui permette de vivre « sans dégâts » des expériences éducatives et de les réfléchir. Si tout enseignant du primaire est peu ou prou sensibilisé à favoriser la rencontre du jeune élève avec des héros de conte qui lui apprennent l’autonomie, il importe aussi que les formateurs des acteurs de l’éducation continuent à proposer des rencontres textuelles pour ouvrir :

     Des espaces pour réfléchir à l’acte éducatif, entre implication directe et conceptualisation abstraite. Des espaces où habiter un temps, des espaces où se rencontrer entre des personnes ayant des cursus et des préoccupations différentes, des espaces où résonner, des espaces à raisonner[10]. Librement et avec la contrainte d’un texte. (p.15)

     Pour que le sujet lecteur accepte de transformer une rencontre, c’est-à-dire une relation interpersonnelle en relation intrapersonnelle qui favorise le « le débat intérieur » et « la remise en question, la possibilité offerte d’acquisitions et de déterminations nouvelles » (p. 17), il s’agit de choisir un corpus pertinent qui interpelle le lecteur sans le mettre en danger car la fiction serait ou trop proche ou trop exotique, ce qui l’indiffèrerait.

    L’Intermezzo[11]de Giraudoux met en scène une jeune fille Isabelle qui ne supporte pas/plus  la médiocrité des choses – « une civilisation d’égoïstes, une politesse de termites » – comme tout adolescent. Or, affronter la réalité médiocre de l’ici-bas pour accéder à l’âge adulte est particulièrement éprouvant quand on est happé par les illusions de l’au-delà à travers des fantasmes de perfection et de toute-puissance.

    P. Meirieu décèle trois postures éducatives incarnées par trois personnages radicalement différents. L’efficacité est aussi radicalement différente. L’Inspecteur préconise, conseille car il croit que la rationalité l’emportera, à l’instar de ce que tout parent, tout éducateur, qui croit  en la magie performative du verbe,  fait souvent en pensant bien faire. Quant au Contrôleur, il fonctionne sur l’empathie et la sollicitude à l’instar des pédagogues compassionnels.  In fine, le Droguiste a la posture éducative la plus efficace : il propose ce que P. Meirieu a appelé dans Frankenstein pédagogue[12], une pédagogie des conditions qui consiste à « créer les occasions pour que l’autre retrouve en lui le désir de grandir » (p. 48). Ces pédagogues-là « savent que l’essentiel est de donner goût à la vie, aux savoirs, à la connaissance et à l’heureuse banalité des choses humaines. »  (p.52) Comment ?

      Ils multiplient les occasions, « enrichissent le milieu » comme disent les psychologues, font des propositions qu’ils puisent dans leur expérience et dans la mémoire pédagogique accumulée au cours des siècles. Ils suggèrent, tendent des perches, « différencient la pédagogie » comme l’expliquent aujourd’hui les pédagogues qui cherchent, dans la classe, « à rendre la vie autour de l’élève, plus forte que la mort »… les activités scolaires plus fortes que l’ennui…les apprentissages plus forts que l’engourdissement dans les facilités cotonneuses du repliement sur soi.  (p. 52)

    En prenant l’exemple de Demian d’Hermann Hesse, P. Meirieu présente une lecture miroir d’un roman d’émancipation qui  se révèle être aussi  un roman de la contradiction. Sous le signe du dieu de la mythologie grecque, Abraxas censé concilier l’élément divin et l’élément démoniaque, le lecteur de Demian apprend à ne plus culpabiliser ses pulsions et désirs assassins mais à les sublimer, plus exactement à les regarder sans honte pour faire la différence entre le désir et le passage à l’acte :

     Sans aucun doute culpabiliserons-nous trop souvent les enfants et les adolescents en leur laissant entendre que leurs désirs sont des fautes. Nous devrions plutôt aider chacun à accepter la confusion mentale inévitable de tout être qui sort de l’enfance en lui offrant, par exemple, des supports culturels où retrouver le bouillonnement des désirs qu’il porte en lui. Il se sentirait moins seul.  (p. 60)

     Alors peut être posée la question morale du passage à l’acte…

    A l’aune de ces deux parcours très riches, tous les itinéraires littéraires offrent un voyage apéritif dans une œuvre choisie pour l’illustration d’une réussite,  d’une difficulté, voire d’une résistance à grandir à laquelle tout un chacun, comme le Pinocchio de Collodi,  est/a été/sera confronté. Chemin faisant, le lecteur  s’interroge sur des questions vives liées à l’entreprise éducative  comme «  créatrice d’humanité »[13]   qui nourrit le débat intérieur.

     Dans le chapitre intitulé « Grandir entre deux cultures », P. Meirieu propose une lecture de la dualité culturelle de l’Africain qui fait l’effort de s’occidentaliser au risque de tout perdre et de s’exiler de lui-même malgré sa volonté « interculturelle » : le roman du Sénégalais Cheik Hamidou Kane porte bien son titre L’aventure ambigüe.  En dressant un constat terrible sur le repli identitaire dans le religieux, la proposition d’Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières[14]  peut-elle être loisible et favoriser ce fameux métissage culturel  que nombre d’éducateurs, au nom de l’interculturalité, appellent de leurs vœux ? Question ô combien ouverte !

    Pour Philippe Meirieu, « enseigner tout savoir comme culture » [15] peut signifier apporter des référents culturels de partage en toute humilité pour éviter que la déshérence culturelle tant dans les familles que dans les classes soit remplacée par « une dualité de cultures souvent génératrices de crises graves quand ce n’est pas de violences paroxystiques » (p. 77) Faut-il concilier les acquisitions scolaires  avec la culture d’origine des enfants ou au contraire « arracher » pour accéder à une sorte d’ « universel abstrait »  (p. 83) . La question est de savoir s’il est possible de concilier culture d’imprégnation et culture de transmission à travers une culture de la création, prônée aussi par Amin Maalouf.

      Beaucoup de thèmes sont abordés dans cette question du grandir quand même et il serait dommage de déflorer plus avant un ouvrage qui est une magnifique ode à la lecture littéraire et à sa mission éducative.   Pour finir, je retiendrai le thème de l’immaturité qui nous condamne à rester d’éternels adolescents dans une société où le jeunisme s’érige en valeur (chapitre 8) et celui de la folie pouvant aussi s’emparer de l’éducateur, à l’insu de lui-même et de sa volonté éducatrice qui ne doit pas être castratrice (chapitre 9).

    Le lecteur sort de ce livre convaincu que la littérature est une belle éducation à la sensibilité, à l’empathie sans laquelle il ne peut y avoir de tolérance, à la compréhension, au sens de prendre ensemble et de faire des liens, pour aller à la rencontre du monde, de l’autre et, en définitive, de soi, dans une quête identitaire jamais achevée.  Ainsi travaillée, dans la rencontre foisonnante entre un lecteur singulier et une œuvre elle aussi toujours singulière, la littérature participe-t-elle pleinement du concept de développement durable dans lequel entre de plein droit l’éducation.

    Marlène Lebrun

     

     



    [3] Lettre à Oscar Pollak, 1904 

    [4]Manguel Alberto (2004), Journal d’un lecteur, avec trois textes  republiés : Comment Pinocchio apprit à lire (2003), La bibliothèque de Robinson (2000) et Vers une définition du lecteur idéal (2003), Arles, Actes Sud.

    [5]J’utilise ce concept emprunté aux linguistes en infléchissant  peu ou prou son acception dans le sens  de mise en acte du discours.

    [7]Chrétien de Troyes est un auteur de référence de Perceval mais, au Moyen Age, la notion d’auteur n’est pas ce qu’elle est aujourd’hui et une œuvre peut ne pas avoir d’auteur ou plus exactement avoir  plusieurs auteurs successifs.

    [8]  A la HEP BEJUNE le 25 janvier 2017, Philippe Meirieu a prononcé une conférence intitulée : Enseigner tout savoir comme culture.

    [9] Todorov, Tzetan (2007), La littérature en péril, Paris,   Flammarion, coll. Café Voltaire.

    [10] C’est nous qui soulignons cette  belle formule.

    [11] Intermezzo est une pièce de théâtre écrite par Giraudoux en 1933.

    [12] Meirieu, P. (1996). Frankenstein pédagogue, ESF éditeur

    [13] Je reprends la formule dans le descriptif de la collection Pédagogies dirigée par Philippe Meirieu.

    [14] Amin Maalouf  1998). Les identités meurtrières. Paris, Grasset.

    [15] Cf. supra note 5.

Aucun Commentaire

Commenter cet article

  • Nom *
  • Email
  • Site Web
  • Message *
  • Recopiez le code de sécurité *
  • ???
  •