Présentation - Inégalités et enseignement du français
Le premier volume de Penser et combattre les inégalités (décembre 2013) s’était attaché à l’analyse des inégalités sociales et à leur influence sur le système scolaire. Ce numéro s’intéresse plus spécifiquement aux inégalités propres à ce système et en l’occurrence à celles liées à l’enseignement du français. Cette question est doublement problématique. Tout d’abord parce qu’elle touche au point crucial, souvent conflictuel, de la définition d’une discipline dans laquelle certains voient, par son universalisme supposé, un rempart contre les particularismes et les communautarismes, et que d’autres considèrent comme particulièrement propice à l’expression des subjectivités sociales et à la légitimation de la domination d’une classe, d’un genre ou d’une nation. Ce débat ne doit pas faire oublier que la question des inégalités influe aussi sur la place accordée au français par rapport aux autres disciplines. Comme le rappelle Marie Duru Bellat dans l’entretien accordé à notre revue, le « déclin » du français et des Humanités s’explique certes par la volonté utilitariste de former des cadres, des gestionnaires, des techniciens, mais aussi par une volonté de démocratisation scolaire et par le discrédit jeté sur une discipline dont les théories critiques des années 1960 avaient montré le rôle majeur dans le maintien et la légitimation des inégalités sociales.
Le présent numéro du Français aujourd’hui se fixe ainsi pour objectif de comprendre comment l’enseignement de la langue et de la littérature reste porteur d’inégalités, de discriminations et d’injustices. Il s’intéresse aussi, d’une manière réflexive, aux revendications à porter, aux actions concrètes pouvant corriger ou mettre fin à ces logiques. Cette perspective réflexive est nécessaire car on ne peut nier que les approches critiques ont été entendues (avec des objectifs sans doute révisés), que des réformes ont été menées ces dernières décennies, que des revendications, portées entre autres par notre revue, ont abouti. On ne peut nier également que, même en se gardant des généralisations réductrices, les résultats restent en deçà d’espérances qui ne portaient pas sur le seul accroissement des compétences mais aussi – et c’est là que l’échec est le plus flagrant - sur un changement des mentalités.
La première partie de ce dossier interroge directement la discipline « français », en ce qu’elle maintient ou non les mêmes inégalités, ou en génère de nouvelles perceptibles dans l’analyse détaillée des différentes composantes de son enseignement. La contribution de Jacques Bernardin s’intéresse justement au rapport à l’écrit, et plus largement à la culture écrite des élèves de milieux populaires. Sa démonstration vise à la fois le processus de socialisation du langage et la scolarisation de la lecture-écriture, qui se traduit par des pratiques qui apparaissent, de fait, souvent éloignées de celles des élèves (et de leurs familles) peu valorisés par l’école. Au-delà des constats décrits, J. Bernardin suggère des alternatives lectorales et scripturales qui n’écartent pas à priori les expériences familières des élèves, mais les conduisent résolument vers une réflexion critique et un réel travail de conceptualisation visant une plus grande autonomie intellectuelle. Sur le versant de l’oral, cette fois-ci, Élisabeth Nonnon analyse les mêmes inégalités, mais en montrant qu’il convient de se méfier des explications trop strictement sociales ou culturelles, car les différences langagières apparaissent entre les élèves à des niveaux qui tiennent également à la plus ou moins grande maitrise des savoirs linguistiques et des conduites discursives. Prenant l’exemple du lexique des élèves du primaire ou des débats collectifs des collégiens en difficulté, l’auteure rappelle que la mission prioritaire de l’école est de donner à tous la possibilité de développer une parole qui aide à se construire en structurant ses expériences, ses pensées, ses émotions... pour acquérir de nouvelles connaissances sur la langue et les discours dans des interactions construites avec les autres et dans la confrontation aux textes. Concernant l’étude de la langue, Jeanne Dion admet justement que tous les élèves sont capables de faire de la grammaire. Les pratiques qu’elle expose présentent des élèves de fin de primaire parfaitement aptes à déployer, dans le domaine de la conjugaison verbale, des habiletés métalinguistiques souvent insoupçonnées. L’auteure défend ainsi l’idée que les activités métacognitives mises en œuvre conduisent les élèves non à mémoriser des règles, mais à construire plus judicieusement des procédures ajustées au fonctionnement de la langue.
La deuxième partie s’interroge sur les réformes menées et sur le poids, dans leur application concrète, des représentations que se font les milieux populaires (principaux bénéficiaires supposés de ces politiques) des attentes de l’école, mais aussi représentations implicites de ces mêmes publics populaires dans le choix de ces nouvelles pratiques et nouveaux corpus. Nous nous attacherons tout particulièrement aux pratiques de lecture familiales et scolaires, parfois dans une opposition des unes envers les autres, mais aussi aux idées portées par la littérature destinée à la jeunesse. En effet, de réelles espérances avaient été placées dans l’ouverture des corpus en oubliant souvent que le progrès résidait moins dans la diversification des contenus étudiés que dans la diffusion des nouvelles théories de la littérature qui la sous-tendaient. L’étude exposée par Séverine Kapko analyse les rapports entre lectures scolaires et lectures extrascolaires, notamment à travers la pratique instituée de la lecture cursive au collège. L’auteure montre, à travers plusieurs entretiens, que des dissonances, voire des contradictions, émergent entre les objectifs scolaires et les attentes des familles de milieux populaires. Ces malentendus, loin d’être exclusivement du fait de ces familles, révèlent des conflits dans la conception même des apprentissages en lecture. Les deux articles qui suivent s’interrogent également sur les conséquences ‑ peut-être contreproductives ‑ de l’introduction, dans les classes, de l’étude des textes de littérature de jeunesse. Stéphane Bonnéry, par ses recherches sur la lecture des albums en maternelle, témoigne du poids des inégalités sociales dans l’application des programmes scolaires et des représentations stéréotypées, voire erronées, des pratiques de lecture des milieux populaires. S’attachant aux valeurs de ce corpus, Pierre Bruno s’interroge, lui, sur les conséquences scolaires mais aussi politiques et idéologiques de l’introduction de certains textes, ouvertement méprisants envers les mêmes milieux populaires et leurs jeunesses. La quatrième contribution de cette partie se compose de textes d’étudiants en IUT « Carrières sociales » à l’université ; ces textes ont été rédigés dans le cadre d’un cours d’expression et de communication écrite, assuré par l’auteure, Bénédicte Etienne. L’argumentaire en préambule et les douze textes reproduits montrent l’intérêt et l’importance de la littérature, en réception comme en production, dans une formation universitaire et professionnelle de futurs travailleurs sociaux confrontés à des situations sociales qui les impliquent directement.
La troisième partie cherche, elle, à relancer un débat marqué souvent par le poids des idées reçues. Les acquis de la recherche peuvent nous aider à redéfinir les politiques de lutte contre les inégalités et à mieux prendre en compte celles qui se déclarent aux différents cursus de la discipline « français », de l’école primaire à l’université en passant par la formation des enseignants. Marie Duru Bellat éclaire ainsi les discours sur la « crise » du français à la lumière des acquis de la recherche. Surtout, elle nous rappelle que l’école reste un lieu de compétition ou de « lutte » entre classes sociales où les inégalités ne cessent de se déplacer et de se renouveler. Alain Viala dégage, à son tour, des pistes de réflexion pour une réforme qui ne saurait être réduite à la seule question des programmes : formation au métier d’enseignant, nouvelle importance accordée à l’enseignement de la langue et, surtout, explicitation des corpus et des attentes trop souvent implicites. Jacques David analyse, quant à lui, les difficultés rédactionnelles des étudiants entrant à l’université notamment dans la maitrise de l’orthographe, que celle-ci relève de savoirs métalinguistiques ‑ plus ou moins maitrisés ‑ ou qu’elle soit intégrée – souvent aléatoirement ‑ au processus d’écriture. Les entretiens recueillis auprès d’une trentaine de ces étudiants débutants montrent que cette composante orthographique est souvent négligée par l’institution scolaire, malgré les discours doxiques diffusés par elle ou relayés par la presse la moins informée.
Loin de clore le dossier des inégalités, que nous poursuivrons dans de futurs numéros et chroniques à venir, l’ensemble des articles qui constituent le présent volume (et le précédent paru en décembre 2013) montre que l’on doit s’en saisir sans tarder dans l’action politique et sociale, mais aussi dans le travail que nous menons au quotidien dans nos classes, de la maternelle à l’université. Toutefois, il convient d’en examiner précisément les fondements, les dynamiques et les représentations pour formuler des propositions visant prioritairement l’émancipation intellectuelle de tous les élèves.
Sommaire
FA 185 - juin 2014 « Penser et combattre les inégalités 2 »
Numéro coordonné par Pierre BRUNO, Jacques DAVID & Bénédicte ETIENNE
Présentation
Inégalités et enseignement du français
Le français vecteur d'inégalités ?
Jacques BERNARDIN, Culture écrite et inégalités
Élisabeth NONNON, Langage oral et inégalités scolaires
Jeanne DION, Tous capables de faire de la grammaire. Pourquoi et comment ?
Lectures, Littératures et inégalités
Séverine KAKPO, Lecture cursive et familles populaires
Stéphane BONNERY, Les livres et les manières de lire à l’école et dans les familles
Pierre BRUNO, Littérature pour la jeunesse et racisme social : de nouveaux corpus problématiques
Bénédicte ETIENNE, Les mots du bord
Nouvelles inégalités, nouveaux combats
Marie DURU BELLAT, La « crise » de l’enseignement du français : qu’en dit la recherche ?
Alain VIALA, Corpus, savoirs et choix de textes : à quand les fondamentaux réels ?
Jacques DAVID, Les écarts orthographiques à l’entrée à l’université
CHRONIQUE
« Poésie »
Serge MARTIN, Danièle Corre ou l’élégie dans la merveille de vivre
NOTES DE LECTURE