HOUDART-MEROT Violaine, PETITJEAN Anne-Marie(dir.), Numérique et écriture littéraire. Mutations des pratiques.
Hermann éd., Avril 2015, 182 pages, ISBN 9782705690441, 22,00 €
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L'écriture littéraire a aujourd'hui partie liée avec le numérique, qu'elle implique des processus de création spécifiquement numériques, ou qu'elle s'accompagne plus simplement d'une circulation sur la toile. Les "mutations des pratiques" qu'annonce le sous-titre se situent à trois niveaux abordés par les différents auteurs : les pratiques d'écriture créative universitaire, les rapports entre écrivains et lecteurs, et les modes de production et de réception des œuvres. Cet ouvrage collectif, en montrant la continuité et les interactions entre écriture manuscrite et numérique, relativise la fonction et la place de chacune, et nous donne à voir des exemples de productions qui réinterrogent les conceptions de la littérature et de sa médiatisation. Il permet aussi de faire connaitre des pratiques d'écriture créative qui commencent à s'ancrer, bien que timidement, à l'université.
Dans la première contribution "Quand l'atelier d'écriture devient numérique", Anne-Marie Petitjean pose la question de la réception et du collectif quand la formation littéraire universitaire passe par la pratique d'un atelier d'écriture créative. L'expérience de partage de l'apprenti scripteur, toujours un moment un peu difficile, change d'échelle avec l'usage, ou plutôt les usages du numérique. Les étudiants gèrent leur peur de l'ouverture sur la toile différemment selon qu'ils vont se centrer sur le produit (le résultat), ou sur le processus (l'écriture en train de se faire) ; cette conscientisation constitue un des enjeux de l'atelier d'écriture, le parti-pris pragmatique d'utiliser les technologies permet dans un deuxième temps une théorisation sur des évolutions potentielles de l'écriture et du statut de l'œuvre. L'écriture numérique présente certainement des caractéristiques particulières, mais, que le médium de création soit le crayon ou le clavier, on retrouve un parcours similaire de l'auteur à l'œuvre et au lecteur.
Jean-Luc Quaranta pose ensuite la figure de "l'Auteur collaboratif" dans les ateliers d'écriture avec le numérique. Utiliser les technologies collaboratives, de type wiki, ne peut se faire, selon lui, sans repenser le modèle culturel, la technologie questionne la culture. En effet, dans le modèle numérique, la dimension collective de l'élaboration et de la production a tendance à effacer l'auteur derrière le processus qui le supplante. Jean-Luc Quaranta conclut des exemples de réécriture qu'il présente que l'utilisation du numérique change les pratiques d'écriture créative à l'université, déplaçant "l'enjeu de l'atelier du «faire écrire» vers le «savoir écrire»."
"Programmer ou être programmé. Les enjeux citoyens de l'écriture numérique", dans cette contribution, Romain Badouard aborde une question d'actualité : quelle maitrise pouvons-nous avoir sur nos usages des technologies numériques si nous n'avons pas idée de ce que sont le numérique, le code et les programmes informatiques nécessaires ? Plutôt que de faire passer chacun par une formation théorique au code, l'auteur revient sur l'un des principes du programme PRECIP[1], s'appuyer sur les pratiques d'écriture pour initier au format numérique. L'enjeu citoyen est important, redonner de «l'empowerment» aux usagers en faisant comprendre l'importance des format(age)s construits, qui peuvent être déconstruits et reconstruits.
Deux expériences analysent les effets de l'utilisation de modèles imposés ; Julien Longhi montre, à partir d'exemples de twittérature et de twittécriture, la pertinence de l'interactivité sur la qualité narrative. "L'anthologue", installation d'Isabelle Delatouche analysée par Isabelle Garron et Louis-Jean Teitelbaum, nous met au cœur d'une "expérience sensible de l'écriture" dans laquelle lieux et lecteurs sont partie prenante de l'œuvre en création.
Avant de répondre à la question "Pourquoi des écritures créatives… numériques ?" Luc Dall'Armellina interroge d'abord le statut de l'écriture à l'université française, où l'on a besoin de spécifier qu'elle peut être créative, tant l'école et l'université l'ont orientée du côté des savoirs jusqu'à oublier qu'elle est une pratique, du côté du langage, du faire. S'inspirant de la création littéraire et des creative writing nord-américains, quelques masters d'écriture créative imposent une littérature créative numérique, "née de l'hybridation de questions littéraires et technologiques". Comment la littérature peut-elle tirer parti des "mutations anthropologiques éclairs de notre siècle" provoquées par l'internet ? Malgré des résistances, l'édition est métamorphosée par la publication sur blogs, les auteurs y créant des espaces nouveaux qui modifient la représentation du livre. Le "nouvel ordre scriptural" de l'écriture numérique prend naissance et appui sur l'histoire de la littérature, notamment à travers le statut de l'auteur et de l'œuvre. Mais surtout, l'apparition de l'hypertexte apparait comme une réponse à la complexité et montre que les écrivains disposaient déjà des idées leur permettant de penser les enjeux du numérique en même temps que les technologies se faisaient jour ; et l'écriture hypertextuelle gagne maintenant d'autres espaces que ceux des écrans. Luc Dall'Armellina répond à sa question-titre à la fin, les enjeux en formation sont de taille, expérimenter la création littéraire numérique c'est "peut-être rompre l'asservissement des écritures aux savoirs, aux usages et à la communication, à l'école comme à l'université."
Avec la littérature numérique on assiste à l'émergence de nouveaux genres. Laurent Loty relate et analyse l'expérience menée sur Mediapart d'un "roman du réseau" de Véronique Taquin. Ce roman d'apprentissage à contraintes renouvèle le roman feuilleton, mais surtout l'hybridation entre culture classique et culture numérique pose la question de la reconnaissance de la valeur de l'œuvre : de quelle manière numérique et papier vont-ils s'articuler pour établir cette valeur ? Le numérique ne doit pas être vu comme l'opposition du moderne à l'ancien, mais comme un moyen de repenser le passé. "Un roman du réseau fait voir comment toute réalité humaine, numérique ou non numérique, est médiatisée par l'imaginaire." Le roman "réticulaire" (dont la forme rappelle celle d'un réseau) permet de penser une "société réticulaire".
L'ouvrage se termine sur une analyse des pratiques de diffusion et de médiatisation des arts et de la littérature par Brigitte Chapelain et Pierre-Louis Fort. Quel que soit leur lien avec le numérique, les écrivains n'échappent pas à la question de leur notoriété, être "auteur" ne va plus de soi et pour faire autorité ils ne peuvent échapper à la médiatisation de leur œuvre, voire de leur personne. Presse écrite, effet "Pivot", télévision, radio, ils fustigent autant ces médias qu'ils en attendent de reconnaissance. Ils sont aussi de plus en plus nombreux à être conscients que le Net leur ouvre de nouvelles portes, tout en suscitant d'autres craintes autour de la représentation de soi, la manière dont "l'individu se met en scène en construisant volontairement, ou involontairement, des images et des rôles pour produire de l'interaction sociale." Reprenant à Ruth Amossy l'ethos et à Erving Goffmann la conception de la représentation de soi, les auteurs dégagent trois types d'ethos numérique : affichage, promotion et recherche de contact avec le lecteur ; résistance à l'actualité, aux médiations traditionnelles et développement d'une communauté de lecteurs ; nouvelle forme de l'engagement littéraire. Ce terrain de recherche ouvre des perspectives pour comprendre ce qui se joue dans l'espace public numérique entre lecteur et auteur.
Cet ouvrage, accessible et d'une longueur raisonnable, nous aide à repenser à la fois les pratiques d'écriture à l'école et à l'université, et la place de l'écriture créative dans l'enseignement de la littérature. Loin de chercher à prôner le tout numérique, il observe surtout les apports des technologies pour améliorer les interactions entre scripteur et lecteur, ouvrant de nouvelles perspectives à l'auteur confirmé, mais aussi au débutant qui apprend non seulement à écrire, mais à conscientiser le processus à l'œuvre. Et il affirme avec force l'intérêt de l'écriture créative pour la formation, non seulement littéraire, mais générale et citoyenne, ce que l'école a bien besoin d'entendre.
Note de lecture de Viviane Youx
[1]PRECIP, Pratiques d'écriture interactive en Picardie, est un projet financé par la région Picardie sur l'enseignement de l'écriture numérique. (http://www.utc.fr/~wprecip/)