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Le FLE éclaté ou les manuels à cornes,
de Régine Dautry-Norguet
Quand j’ai commencé dans la carrière du FLE, on avait des manuels ainsi faits : on tournait les pages toujours dans le même sens, de gauche à droite, selon l’ordre des chiffres, et d’une page à l’autre. Figurez-vous qu’à la page suivante, on avait simplement la suite de la page précédente. Mais oui ! C’était l’époque bénie du SGAV[1] et du manuel linéaire. Aujourd’hui, nos manuels sont en pleine action[2]. On ne dit plus « allez à la page suivante » ou « tournez la page ». C’est plus acrobatique, vous allez voir.
Il y a d’abord l’épreuve des doubles pages déjà pleines de petits bouts de toutes les couleurs et dans tous les sens, incorporées à une leçon, dépendant d’une séquence, subordonnées à un module, raccrochées à un petit coup de culture, solidaires enfin d’une évaluation pleine de trous. Au troisième millénaire, on dit donc « prenez », « allez à », « voyez », « reportez-vous à », « cherchez » ou pire encore « revenez ». Voici ce que ça donne :
« Prenez le dialogue à la page 8. »
Les étudiants ouvrent leurs livres à la page 8.
« Regardez page 113 le point de grammaire qui correspond au second paragraphe. »
Les étudiants courent vers la 113 et gardent la 8 de leurs portables, iPod ou traductrices.
« Voyez que cela correspond exactement aux outils qui nous sont proposés page 98. »
Ça devient difficile : les étudiants repartent en arrière. Li marque la 98 avec son second portable, Giovanni y coince sa barre chocolatée, Hans y met son écharpe rouge à plat et Maria Dolorosa s’écrase sur la table et pique les pages 8 et 113de ses deux coudes écartés.
« Reportez-vous aux compétences visées à la page XXVIII. »
Les étudiants trouvent la XXVIII du menton et y font une corne.
« Allez à l’évaluation intermédiaire de la page 140 ».
Les étudiants se lèchent les doigts et font une corne à la page 140.
« Cherchez la correction phonétique qui se trouve page 78. »
Les étudiants trouvent la 78 on ne sait comment et y font une corne.
Etc.
Evidemment, à défaut de réinventer le manuel linéaire dont on tourne les pages, on pourrait inventer le tapis-FLE : on viderait dessus les tiroirs de la commode du CECRL[3], les tiroirs où sont bien rangés tous les niveaux de compétences, il y en aurait partout dans tous les sens, on rigolerait bien, ça s’éparpillerait par petits bouts de savoirs atomisés.
Entre nous, pédagogiquement parlant, c’est exactement la même chose que les manuels éclatés, à la seule différence que les étudiants s’allongeraient dessus. Comme ça, il n’y aurait pas de corne. On leur dirait : « Débrouillez-vous ! ».(2002), Cours de didactique du français langue étrangère