Serge Paugam (ss. dir.) : L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux (PUF) / Revue Le français aujourd’hui N°183 Dossier Penser et combattre les inégalités (Armand Colin)
L’intégration inégale / Revue Le français aujourd’hui
Pour illustrer la hiérarchie des genres de vie au début du XXe siècle, Maurice Halbwachs utilisait l’image d’un feu de camp symbolisant l’intensité maximale de la vie sociale, autour duquel les individus sont regroupés par cercles concentriques selon leur appartenance de classe. Au plus près du foyer, les classes les plus intégrées, à la périphérie les individus gagnés par la désaffiliation sociale et culturelle. L’image est reprise par Serge Paugam pour éclairer sa notion de « palier d’intégration », laquelle est à l’œuvre dans l’ensemble collectif d’enquêtes et d’analyses qui explore ici les inégalités de l’intégration, reflets de la force ou au contraire de la fragilité du lien social. Des bourgeois des beaux quartiers aux sans-abri, en passant par les classes moyennes ou populaires, le degré d’intégration est analysé à l’aune de quatre grands paramètres : le lien de filiation, le lien dit « de participation élective » qui relève de la socialisation extra-familiale – réseau d’amis et bandes de sauvageons – le lien de participation organique, ainsi désigné par Durkheim pour définir la fonction de chacun dans l’organisation du travail et la forme de « solidarité organique » qui en résulte, et enfin le lien de citoyenneté, dont le moindre des paradoxes n’est pas qu’il puisse aussi révéler des inégalités, lui qui est censé les transcender. La conjugaison de ces quatre formes de lien, leur force cumulative ou au contraire leur désagrégation concomitante fournit un indice valable du degré d’intégration et de l’inégale répartition des deux dimensions fondamentales de l’intégration, la protection et la reconnaissance, que le sociologue résume dans ces deux formules : « compter sur » et « compter pour ». C’est-à-dire, d’un côté l’ensemble des soutiens que l’individu peut mobiliser (ressources familiales, communautaires, professionnelles ou sociales), et de l’autre le retour en termes de valorisation personnelle et de reconnaissance que l’on peut attendre des interactions sociales.
C’est donc à la fois un vaste tour d’horizon et une série d’analyses fines que propose cet ouvrage collectif dû à près d’une trentaine de chercheurs, autant qu’un reflet de l’état actuel de notre société française, sous l’angle de cette notion d’intégration désormais d’autant plus présente dans le débat public qu’elle est devenue problématique sur le terrain social. Le sociologue relève d’ailleurs que « les politiques de lutte contre les effets délétères de la désintégration tendent paradoxalement à renforcer la visibilité de catégories jugées « désintégrées » ou susceptibles de l’être et consacrent ainsi le processus de leur disqualification sociale ». Au fil des pages et des enquêtes, on peut observer comment, du lien de filiation au sens de la citoyenneté, en passant par les sociabilités multiples, certaines populations cumulent les facteurs de fragilisation sous l’effet d’une sorte de cercle infernal de la désocialisation qui s’apparente à une sorte de double, triple ou quadruple peine de la désintégration sociale. Une enquête récente menée dans l’agglomération parisienne montre par exemple que la proportion des personnes n’ayant plus de relations avec leurs parents est supérieure à 20% parmi les ouvriers et inférieure à 5% parmi les cadres et professions intellectuelles. Tout se tient, en ce bas monde. Jules Naudet, qui avait comparé les parcours de réussite en France, aux États Unis et en Inde dans un ouvrage dont j’ai parlé à ce micro, étudie ici les effets de la mobilité sociale sur les relations avec les parents comme une tension constante entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Cécile Van de Velde analyse les effets de la crise sur les solidarités familiales, du nord au sud de l’Europe, à partir d’une enquête menée à Madrid, où l’âge moyen de maintien des jeunes au foyer familial dépasse les 30 ans, une situation qui conjugue entraide familiale et frustration sociale, avec cette particularité que loin d’entraîner des conflits de génération, les mouvements sociaux des jeunes diplômés « indignés » sont souvent relayés par leurs aînés. Et Valentine Trépied analyse les ambivalences du lien de filiation à partir de la détresse psychologique en EHPAD, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
Le mariage offre à Florence Maillochon l’occasion et le terrain d’une étude sur l’inégale possession des ressources pour entretenir et élargir le réseau des relations amicales. Un constat : le petit monde des convives ne reflète en général que très imparfaitement la structure sociale de la société française. Pas de chômeurs et des invités davantage triés sur le volet par rapport aux réseaux d’amis, déjà fortement homogènes, dans les milieux intermédiaires ou aisés la vie matrimoniale ne doit pas s’inaugurer avec une image de déclassement. Marwan Mohamed analyse les mécanismes compensatoires dans les bandes de jeunes. Et en période d’insécurité sociale le travail peine à assurer sa fonction traditionnelle de lien de participation organique. D’où les ratés de l’intégration, le constat, détaillé, est implacable.
Jacques Munier
Revue Le français aujourd’hui N°183 Dossier Penser et combattre les inégalités (Armand Colin)
Pour prolonger la réflexion sur le terrain scolaire, d’abord par un grand entretien avec Louis Maurin, François Dubet et Laurent Mucchielli, la contribution de Gérard Aschieri sur les inégalités dans l’enseignement supérieur, un examen de la notion de « handicap linguistique » par Emmanuelle Guérin, et Viviane Youx revient sur l’histoire de l’AFEF, qui édite cette revue, toute une histoire du combat contre les inégalités…
Et aussi
Pierre BRUNO, Bénédicte ETIENNE et Viviane YOUX, Penser et combattre les inégalités. Pour un « faire société » plus égalitaire
Appréhender les inégalités à l’école
Jean-Yves ROCHEX, Des inégalités scolaires, des moyens de les mesurer et d’en étudier les processus de production
Christophe JOIGNEAUX, Littératie, forme et inégalités scolaires : le cas de la « scolarisation » de l'école maternelle
Inégalités et refondation de la discipline
Marie-France BISHOP, Les inégalités scolaires aux sources de la réflexion didactique (1960-1985)
Les langages de l’école et leurs entours
Emmanuelle GUERIN, La validité de la notion de « handicap linguistique » en question
Cécile PERRET et Vincent MASSART-LALUC, Prendre en compte les pratiques personnelles d’écriture numérique des élèves en lycée professionnel