Association française pour l’enseignement du français

Notes de lecture

  • 11
    Avr

    Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue

    Note de lecture de Serge Martin

    Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, Laurence Teper, 2008, 550 p., 29 €

    Un ouvrage qui compte 37 chapitres avec deux pages fortes d’introduction et de conclusion et c’est l’aventure dans une pensée spiralaire et donc absolument pas doctrinaire, qui reprend ses problèmes non pour des solutions mais pour tenir leur continu : le langage-les langues, le sens-le fonctionnement, la force du langage-la vie humaine… Mais outre cette tenue des problèmes par la théorie du langage, c’est une voix qui s’étant refusé aux charmes comme aux schémas, aux arguments d’autorité comme aux bricolages éclectiques, demande à son lecteur de l’engager, sa voix, d’en écouter son inconnu. Ici, pas de lecture sans relation, sans l’aventure d’une histoire vers des rapports qu’il faut penser en augmentant son « sens du langage ».

    Commençons justement par cette exigence qui fait le cœur du livre : « voir le monde à travers le langage » et qui a pour première conséquence, nous concernant nous enseignants, ce « plan d’urgence pour enseigner la théorie du langage » qu’avait publié il y a bientôt dix ans notre revue (n° 130). Et rien n’a changé de ce point de vue ! C’est qu’il y a toujours, et toujours plus, à « opposer une contre-cohérence à la pensée du signe » (210). Qu’est-ce à dire ? C’est le combat depuis plus de 40 ans que mène Henri Meschonnic, depuis au moins Le Signe et le poème (Gallimard, 1975), repris ici dans toute la longue première partie : « La folie du signe ». La critique du signe s’y fait la défense du point de vue du continu. Quand c’est celui du discontinu qui souvent s’impose sans qu’on y prenne garde parce qu’il se présente comme transparent, évident, naturalisé, alors qu’il n’est qu’un point de vue certes autoritairement promulgué « scientifique » avec le structuralisme ou « normatif » avec l’heideggérianisme qui domine les « institutions du sens », comme les appelle Vincent Descombes (Minuit, 1996) mais celui-ci n’en continue pas moins d’arrimer le sens au signe et de confondre arbitraire et convention… Et justement la visée, au sens d’un travail qui ne cesse de faire avancer le livre, est avec Meschonnic celle d’une critique de tout ce qui vient imposer le réalisme du signe jusqu’à sa théologisation qui est le comble du signe mais, on peut le dire aussi après cet ouvrage, sa pente naturelle. Alors que c’est un nominalisme des œuvres et par là-même de tous les discours, comme activité dans et par le langage des sujets qui s’y inventent, qui est le seul moyen d’opérer la dissociation d’idées et de retirer au Moyen Age des historiens de la philosophie le combat du nominalisme contre le réalisme : combat actuel et intempestif avec ce livre qui en porte et en montre les enjeux. Jusque pour la vie humaine, c’est-à-dire les humains, chaque « vivre libre » à chacun. Et on comprend que Meschonnic commence par un « que ça bouge ! » contre les « assis de la pensée » (31). Parce qu’avec eux on ne peut penser « le lien (et quel lien ?) entre le langage et le corps, entre le langage et le sujet, entre la langue et la pensée, entre la langue et le discours, entre la langue et la littérature, entre la langue et la culture, entre la langue et les idées religieuses et politiques » (33). On sait la réponse habituelle (voyez n’importe quel plan d’étude, n’importe quelle maquette universitaire..), chacun pense un petit bout de tout ça et il suffirait d’additionner les résultats pour penser la situation quand la situation demande de penser justement l’ensemble comme systématicité qui travaille de partout. Je n’épuiserai pas ici tous les fils qui permettent de tenir chaque fois plus fermement rapports et systématicité par l’historicité mais je voudrais en tenir au moins deux.

    Celui du linguistique est ici particulièrement important et conséquent puisqu’il justifie le titre même du livre. Se demander ce qu’est une « langue de bois » c’est justement engager un point de vue dans les affaires du langage qui permet de tenir pour ce qu’elle est « cette grande commode aux tiroirs séparés qu’est l’activité universitaire » (99) : une machine à entretenir l’impensé du langage dans les disciplines du sens. Et ce n’est pas le « mythe résurgent d’une épistémologie unitaire pour les sciences de la nature et les sciences de la société » (105) qui y changera quoi que ce soit même si certains croient que les neurones font voir le cœur du langage : les instrumentalismes courent les rues et les laboratoires… Tous aboutissent à la même chose : « la transcendance de la structure linguistique et sociale, la langue, l’État » (140) où l’on voit une fois de plus que « le réalisme est théologique et que la théologie est nécessairement réaliste » (176). Et tout cela n’est pas archéologique et ne peut se contenter d’un peu ni même seulement de beaucoup de philologie… Car ce qu’il faut, et pour chaque langue, c’est « penser les notions de valeur et d’historicité, l’une par l’autre » (197), propose Meschonnic. Pour que « sauver » telle ou telle langue, ce soit « continuer de l’inventer » (199) avec un principe fondamental peut-être aussi important que l’article premier de la déclaration des droits de l’homme : « le langage n’est pas seulement le lieu et la matière de la communication, il est avant cela même, et pour être cela, le lieu et la matière de la constitution de chaque être humain dans son histoire » (222). Avec cette conséquence qu’on peut dire considérable, par exemple pour l’enseignement : « Le langage et indissociablement matière éthique et matière politique. Et matière épique au sens où s’y constituent les aventures de la voix humaine » (223). Et c’est bien pour cela qu’il faut « oublier la langue pour défendre les langues » comme titre Meschonnic pour sa troisième partie avant de demander de « se dérivaroler » (néologisme à partir de Rivarol et de son Discours sur l’universalité de la langue mais surtout conceptualisation d’une activité indispensable à l’enseignement du français), c’est-à-dire de passer du mythe à l’histoire s’agissant de la langue française puisque « la simple introduction de l’histoire transforme les objectivités en points de vue » (263). Ce qui nous donne des pages fortes sur la relation à telle ou telle langue, « qui n’est pas du mode de l’avoir, mais du faire et de l’être fait, du transformer » (315).Ce qui conduit à ne plus faire passer le génie des écrivains pour le génie de la langue. Ce qui conduit inéluctablement à la nécessité de penser le langage dans et par la poétique comme attention au langage par les œuvres de langage, ces « aventures de la voix humaine » qui nous font mieux écouter l’aventure de chaque voix humaine. Et alors, la langue de bois fait un beau feu dans le musée des instrumentalismes…

    Aussi le second fil que j’aimerais ici seulement pointer est-il celui qui constitue comme la trame de tout ce livre : l’exigence d’œuvrer au travail du point de vue et au problème de la systématique du continu, à rebours des habitudes et de l’éclectisme dominant qui lui préfère toujours le discontinu dans une analytique de l’addition et de l’absence de point de vue, du désengagement et de l’instrumentalisme. Poursuivre la pensée Spinoza (concatenatio) et la pensée Humboldt (Wechselwirkund, l’interaction), c’est ce que fait Meschonnic en relisant Saussure par le relevé précis des contre-sens qui le rattachent au structuralisme quand les notions de discours, de valeur, de système et de point de vue, constituent « les conditions de la poétique » (480) au sens où, et la relecture de Meschonnic se poursuit, Benveniste demande de penser les œuvres comme « sémantique sans sémiotique ». C’est apparemment tout simple : « bien plus que du sens et des formes, il y a une activité du discours, à écouter dans ce qu’elle fait, qui n’est pas nécessairement ce que disent les mots » (412) ! Et on sait le reproche fait à Meschonnic de pointer l’évidence ou alors de ne pas donner d’outils ( !) quand c’est justement de tenir chaque fois ce défi, et de le tenir par le continu de cette « force » qui « ne supporte aucun compromis avec le maintien de l’ordre. Qui fait les langues de bois » (514)… Et les pseudos outils qui empêchent de penser le point de vue viennent rejoindre le feu de la langue de bois dans le musée des instrumentalismes…

    En conclusion, un tel livre n’est pas une somme de réponses mais l’invitation courageuse à tenir les problèmes du langage et des langues sans jamais lâcher la proie pour l’ombre,  le continu pour le discontinu, le rythme pour le signe, la « beauté du langage » qui est « de se réinventer à chaque instant soi-même et les autres » (514) pour la langue de bois… On aura compris que je n’ai fait qu’indiquer la tenue d’un tel défi : il est plein de pistes qui sont à reprendre et à saisir pour que notre enseignement se laisse le moins possible prendre aux sirènes des langues de bois dont il faut plus qu’avant peut-être se méfier sous peine de voir les études et les recherches succomber sous les coups des réalismes langagiers passéistes ou modernistes au service des pires instrumentalismes politiques.

    Vous n’avez pas encore lu un essai de Meschonnic parce que vous croyez qu’il est seulement traducteur de la Bible ou poète ; peut-être n’avez-vous lu que le premier (Pour la poétique 1) parce que les bibliographies universitaires s’arrêtent à 1970 ( !) : (re)commencez par le dernier ! Et pour ne pas en finir, je vous recommande les pages sur Héraclite (76-84).

     

    Serge Martin

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