Nathalie HEINICH, Des valeurs. Une approche sociologique
Gallimard NRF, Bibliothèque des idées, 2017
ISBN : 9782070146406
416 pages, 140 x 225 mm
Achevé d'imprimer : 01-02-2017
VALEURS, JUGEMENTS, CRITÈRES DE CHOIX, PRÉFÉRENCES :
pour essayer d’y voir plus clair
Note de lecture de Gérard Malbosc en format PDF
Publiée dans le Français Aujourd'hui n° 198 - Septembre 2017
L’AFEF a réuni le 14 janvier 2017 un ensemble de spécialistes pour aborder les questions liées à la littérature et aux valeurs sous le titre « Enseigner la littérature : quels enjeux, quelles valeurs, quels corpus, quelles préconisations ? » (sur le site de l'AFEF : textes des interventions et des travaux en ateliers)
Il est apparu au cours de cette réunion, malgré tout le talent et la haute tenue des intervenants, qu’il pouvait subsister de l’ambigüité sur la définition même des « valeurs », tant cette notion est discutée, tant en philosophie qu’en sociologie, en psychologie, en morale, dans différents domaines artistiques et intellectuels.
Un ouvrage récemment paru peut permettre de mieux envisager la notion de valeur et de la mettre en relation avec celles de « jugement de valeur », de « critère de choix », d’ « opinions », de « préférence individuelle » : il s’agit du livre de Nathalie HEINICH « Des valeurs ; une approche sociologique », Gallimard NRF, Bibliothèque des idées, 2017.
En effet, comme le souligne d’entrée cette auteure, « La vie sociale est pleine d’opinions : du cinéma à la politique, de la religion à la gastronomie (…) La notion d’opinion et celle de jugement sont à peu près interchangeables eu égard à la question des valeurs (…) jugement de fait (il fait chaud), jugement de valeur (il fait plus chaud aujourd’hui qu’hier), jugement prédicatif (il fera encore plus chaud demain) … » (p. 33).
Mais comment s’organisent ces notions entre elles ?
L’auteure établit tout d’abord les différentes modalités d’attribution de la valeur : « opinion » et « jugement » sont exprimés en fonction de « mesure » et donc de « quantité », elles-mêmes reliées à la fixation d’un prix, symbolique ou marchand, ou les deux. Pour la détermination du prix, d’autres critères, concourant éventuellement à la « qualité », peuvent intervenir : l’attachement à l’objet, les qualifications apportées par l’évaluateur, la rareté, l’originalité, la singularité, et bien d’autres catégories elles-mêmes indissociables de notions propres à lui donner sa forme : la tension entre le spontané et le sollicité, entre le collectif et l’individuel, entre le privé et le public, entre le subjectif et l’objectif.
L’étude, appuyée sur l’analyse d’entretiens et d’écrits dans le domaine des arts, permet de montrer la formation des jugements d’experts qui se veulent objectifs et critériés (première partie de l’ouvrage), ceci devant servir l’auteure dans son projet de fondation d’une sociologie non moralisatrice ou normative, mais « descriptive, appuyée sur du matériel empirique, recueilli et analysé selon des méthodes systématiques » (p. 19).
Notons au passage que cette analyse s’appuie aussi sur certains spécialistes du langage comme John SEARLE, J.L. AUSTIN, O. DUCROT, C. KERBRAT-ORECHIONI et sur les ouvrages de Chaïm PERELMAN sur l’argumentation et la rhétorique (pp. 121-130).
Dans la deuxième partie, NH distingue trois sens du mot « valeur » : la valeur-grandeur, la valeur-objet et la valeur-principe.
Le premier sens utilise essentiellement le singulier et le déterminant défini (« la valeur ») alors que les deux autres acceptent aussi l’indéfini (« une valeur ») et le pluriel (« les valeurs »).
Le premier renvoie à des appréciations dans les domaines du « mérite », de la « qualité », de la « quantité », de la « vertu », voire du « prix » (p.134). C’est, comme l’indique le titre d’un chapitre qui lui est consacré : « ce que valent les choses ».
Dans la deuxième signification, « une » valeur est un objet crédité d’une appréciation positive, considéré comme doté de valeur au premier sens du terme. Cela renvoie à ce que l’on appelle couramment un « bien », y compris dans le domaine financier. Mais il existe aussi, avec ce même sens, des valeurs abstraites comme la famille, la religion, l’art…qui focalisent l’attention des enquêtes d’opinion. Un chapitre est consacré à ce sens du mot, « ce que les gens valorisent ».
La « valeur-principe » renvoie, quant à elle, non plus à une appréciation, comme la première, ni à un objet concret ou abstrait, comme la deuxième, mais au principe sous-tendant une évaluation. Ainsi, si l’on peut dire « ce film est beau », cela implique, pour ce locuteur et dans le contexte d’énonciation, que la « beauté » est une valeur. D’autres valeurs pourraient être convoquées : la moralité (« ce film est indécent »), la valeur d’efficacité (« on y croit jusqu’au bout »), la valeur de plaisir (« c’est un vrai régal »), la valeur d’authenticité (« ça manque de sincérité ») (etc.) (p. 135). Ici, c’est « au nom de quoi on valorise » que le sens est précisé.
Attardons nous un peu sur ces « valeurs principes » : « une valeur n’est ni une norme, ni une règle, ni une loi : celles-ci sont des applications de valeurs, lesquelles en justifient la création. Une première conséquence est que, pour qu’une valeur puisse fonctionner comme telle, elle doit être comprise et utilisable par tous (…) Une valeur est à large spectre, temporel et spatial : elle implique à la fois le long terme et l’universalité, en tout cas présumée, autrement dit elle ne joue son rôle de valeur qu’à condition d’être à peu près commune à tous les participants d’une même culture. » (pp. 200-2001).
La « valeur principe » n’est pas le résultat d’une évaluation, mais en est à l’origine, à la différence des valeurs « objet » et « grandeur ». « Les changements de valeur résultent de processus longs, diffus et collectifs. Par exemple, en ce qui concerne la valeur de décence dans le monde occidental, les lois et surtout les normes (…) se sont considérablement assouplies (…) mais la décence n’en demeure pas moins une valeur, même faible. » (p. 201)
Dans ce chapitre sur « au nom de quoi on valorise », l’auteure emprunte beaucoup à l’art, qui est son domaine de prédilection. Regrettons que la littérature en soit à peu près absente, d’autant que cette dernière a la spécificité de véhiculer des valeurs à la fois par la forme et par le fond, et que les « mots pour le dire » participent également et pleinement à cette mise en fonctionnement de valeurs, dans les trois sens du terme définis par cette auteure.
Comme indiqué au début, N. Heinich entend mieux préciser la méthodologie de la sociologie. Le domaine des valeurs fournit une bonne opportunité. Ce n’est pas notre objet d’étude mais indépendamment de cette question des démarches scientifiques en sociologie, les principes et hiérarchies définis peuvent utilement contribuer à la réflexion de chacun et même à mieux favoriser la prise de conscience des éléments d’analyse dans une étude, littéraire ou autre, impliquant des valeurs. Pour ce faire, elle propose « une grammaire axiologique » (chap. 10) basée sur « les étapes selon lesquelles se déploie un acte évaluatif, en partant des propriétés concrètes de l’objet, qui sont en grand nombre, pourra aller vers les différentes catégories d’outils cognitifs commandant l’évaluation, de plus en plus abstraits et de moins en moins nombreux. Nous allons rencontrer successivement les prises, les critères, les valeurs, les registres de valeurs, les amplificateurs de valeurs et les régimes de qualification. Exactement comme pour la grammaire d’une langue, c’est la maitrise, essentiellement non consciente, de ces outils et de leur articulation qui permet aux acteurs de produire des jugements de valeur bien formés, donc acceptables comme tels – quel que soit l’accord ou le désaccord qu’ils peuvent susciter – par les participants d’une même culture. » (p. 225).
Les « prises » sont, en quelque sorte, les objets et leurs composants, les points concrets qui permettent le « jugement de valeur ».
« Critères » et « valeurs » sont plus directement accessibles au sens commun.
Les « registres de valeurs » sont à un niveau plus abstrait. Ils regroupent eux-mêmes des valeurs. Ainsi par exemple : le registre « affectif » comprend « attachement, émotion, amour, tendresse, sensibilité… » ; celui de l’« éthique » la « moralité, fraternité, charité, sollicitude, décence, respect… » (voir tableau p. 253).
Les « amplificateurs de valeurs » sont aussi dénommés « valeurs cardinales ». Ces dernières sont des valeurs qui se rangent difficilement dans des « registres », comme « l’originalité » ou « la rareté ». De plus, selon les contextes, elles ne sont pas nécessairement positives. Ainsi, dans le cas d’une manifestation de rue, mieux vaut que les participants ne soient pas « rares » et que la cause défendue ne soit pas excessivement « originale ». (p.258 ss.).
« Le terme de « régime de qualification » a été choisi pour désigner les deux systèmes de représentation qui, au plus haut niveau de généralité, déterminent la modalité selon laquelle sont évalués les êtres ou les actions. » (p. 269)
Cette partie se termine par des chapitres sur les conflits de valeurs et les « petits arrangements entre valeurs ».
En fin d’ouvrage (p. 349 à 392), et ce n’est pas le moins intéressant, l’auteure a placé, en « annexes », un « appendice » qui est une sorte de recension des questions qui se posent ou se sont posées à la sociologie dans le domaine du jugement et des valeurs. Ce faisant, elle cite de nombreux auteurs, de Kant et Max Weber à Ruwen Ogien (décédé le 4 mai dernier) en passant par Bourdieu, Boudon, Boltanski et quelques autres.
Parmi ces questions, celle de « l’intérêt » que pourraient avoir certains, selon certaines études, à mettre en avant ou définir comme telles des valeurs (« illusion des dominés ou ruse des dominants ») ; le rapport entre norme et valeur ; la question de savoir si une valeur est liée de manière intrinsèque ou extrinsèque à un objet ; celle du statut ontologique de la valeur : « fait ou représentation ? » ; qui enchaine assez naturellement avec celle de « l’objectivité ou de la subjectivité » et de la place des « préférences » individuelles et de la « dimension collective, interactionnelle et argumentative du rapport aux valeurs » car « il existe bien, dans la vie sociale, des réalités qui ne sont réductibles ni à la subjectivité individuelle ni à une objectivité transcendante, et qui possèdent rationalité et cohérence : ce sont les phénomènes collectifs, et notamment institutionnels, qui s’imposent aux individus sans pour autant relever d’autre chose que des règles du vivre ensemble – comme c’est le cas, typiquement, avec ces représentations axiologiques que sont les valeurs » (p. 373). S’appuyant sur J. Searle, l’auteure précise que « les valeurs sont « ontologiquement subjectives » car leur existence dépend du sens que leurs utilisateurs leur donnent, tout en étant « épistémiquement objectives », car la connaissance qu’on en a est collective. » (p. 376). Enfin, les questions de la « nécessité ou de la contingence », de la « rationalité ou irrationalité ? » et de la place des émotions comme révélateur de valeurs.
Un ouvrage riche et dense, donc, avec de nombreux exemples qui en facilitent la lecture.
Espérons avoir contribué à préciser les notions autour de celles de valeur et à la réflexion de chacun avec cette courte présentation et fait en sorte que l’on n’ait plus « cette pratique courante, lorsqu’on recourt à la notion de valeur, [qui] consiste à éviter de soulever toute question théorique à son propos, d’user du mot comme si son emploi allait de soi et ne présentait pas de difficulté particulière » (p.351, note 2).
Gérard Malbosc