Enseigner : Un métier d’exécutant ou de concepteur ?
Quels savoirs et quelles pratiques
pour démocratiser l’école ?
Les journées organisées par le SNUIPP les 27 et 28 novembre autour du métier d’enseigner ne laissaient pas de doute quant au choix à effectuer dans le titre, c’est bien un métier de conception que ces journées mettaient en avant, tout en montrant qu’il est loin d’être reconnu comme tel par les directives de l’actuel ministère, quoi qu’il prétende. Francette Popineau, co-secrétaire générale du SNUIPP, rappelle ce mantra du ministre « l’école de la confiance » qu’il a décrété seul, sans faire confiance, justement, à celles et ceux qui se considèrent comme gens de métier, des professionnels enseignants-chercheurs qui ont plus besoin d’être soutenus que mis au pas. Et que leur pari que les élèves sont capables soit reconnu comme un garant de leur bon travail.
Des interventions majeures nourrissaient ces deux journées, celles très attendues de Philippe Meirieu et de Roland Goigoux, mais aussi des déconstructions pertinentes du discours ministériel, et une analyse ergonomique de la souffrance au travail.
Voir les images et quelques phrases des interventions sur le site du SNUIPP[2]
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Philippe Meirieu, dans son intervention : Quels sont les véritables fondamentaux de l’école ? Comment les faire vivre et démocratiser ainsi l’institution scolaire, aimerait voir pencher ces fondamentaux plutôt du côté des fondements que des fondations. Si les fondations sont indispensables, les fondements indiquent le sens et les finalités. Pour le métier d’enseignant les fondements en sont ces trois enjeux : transmettre, instituer l’école et faire advenir l’humanité en l’homme. Car l’école porte ce triple projet : de justice, transmettre à tous ; politique, d’un espace public commun dévolu à la transmission des savoirs et à la recherche de la vérité ; philosophique, oser penser par soi-même.
Les fondamentaux de l’École de la République ne sont pas nouveaux, déjà Ferdinand Buisson les avait posés dans son dictionnaire en deux parties, fondamentaux pédagogiques et savoirs encyclopédiques ; mais ce qui fait de ces fondamentaux pédagogiques des fondements, c’est la préposition pour qui complète chaque verbe : lire pour, écrire pour, compter pour, prendre soin de son corps pour…
Et aujourd’hui, quels seraient les « fondamentaux » des fondamentaux ? Poser les armes pour recréer du commun. Dans une société marquée par la domination du capitalisme pulsionnel (Stiegler) et la montée de l’individualisme social (Gauchet), nous considérons non seulement que notre enfant est une personne, mais qu’il est une exception et doit être traité comme une exception, ce qui rend impossible la règle commune. Les enseignants sont les nouveaux chevaliers des Cornouailles, il leur revient d’enseigner à construire avec l’autre, le combattre loyalement en le considérant, et non en le rendant invisible.
Le métier doit sortir du paradigme pédagogique technico-libéral dominant, et imaginer un paradigme éducatif d’une école qui forme à une société solidaire, une école qui :
- apprenne à sursoir à l’immédiateté pour permettre l’émergence de la pensée, l’entrée dans la réflexivité, le « nourrissage » par la culture,
- fasse de la résistance de l’objet une forme de travail essentielle, constitutive de la construction de l’attention et de l’entrée dans « l’œuvre »,
- remette en chantier du « travail vrai » sans cesse amélioré, du « chef d’œuvre »,
- permette à chacun d’accéder aux biens communs fondamentaux, ainsi que de trouver sa satisfaction dans l’inépuisable,
- travaille inlassablement à la mise en place de formes de coopération qui profitent à tous et construisent du commun.
Et, au final, enseigner c’est décider. À l’intérieur des contraintes institutionnelles tout enseignant dispose d’une marge de liberté. Les moindres gestes sont des décisions et les microdécisions ont un impact sur la classe. Décider c’est « régler » son action en conscience des tensions qui structurent l’acte pédagogique. La pratique pédagogique ne peut pas être scientifique, c’est la recherche pédagogique qui doit être scientifique.
Enseigner, c’est un métier d’expert qui articule décisions et enjeux ; mais c’est aussi un engagement citoyen d’un « professionnel citoyen » qui se revendique partie prenante de son institution et refuse la réduction bureaucratique de sa mission et de ses compétences.
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Roland Goigoux questionne le titre des journées qu’il prend en compte en modifiant le titre de son intervention : Concevoir et réaliser son enseignement de la lecture.
Enseigner n’est pas une science. C’est une pratique sociale. Le métier s’inscrit dans une histoire, il repose sur des croyances. Quand il est entré dans le métier, RG a appris à être un exécutant, l’École normale visait la norme. Mais ce rapport très normatif aux leçons-modèles était déjà en train d’exploser ; à la faveur du plan de rénovation du français, les missions de l’école se transformaient avec l’allongement de la scolarité et la création du collège. Le changement n’est pas venu de la recherche, mais de décisions politiques qui portaient une vision sociale.
Le problème est venu dans le métier quand l’institution n’a plus été capable de donner une direction claire. Aujourd’hui le ministère se sent autorisé à donner une direction, alors il resserre les rênes. D’autant plus que l’éducation est soumise à une injonction mondiale de résultats, ne laisser personne sur le bord du chemin. On a raillé le socle, alors qu’il définissait le garanti, et les enseignants sont culpabilisés de n’avoir pas réussi leur mission, alors ils adhèrent à des systèmes qui les sécurisent. Pourtant, leur acceptation de cette mise au pas n’est pas si évidente, ils sont loin d’avoir tous lu « Le Livre Orange[3] », mais la pression va croissant sur les injonctions, avec une forte disparité selon les départements. Et comme la hiérarchie ne peut pas suffisamment compter sur ses cadres pour imposer cette pression, elle se tourne vers les parents en communiquant par des discours catégoriques et contradictoires, sur le dos des professionnels. Une norme est construite pour dénigrer le passé.
Et une nouvelle doxa s’impose, un enseignement scientifique justifie d’imposer les bonnes pratiques, les outils, les manuels. Or elle confond deux orientations, politique et scientifique : bien sûr que l’apport des neurosciences peut être profitable, mais une politique scolaire ne peut pas se fonder sur l’extrapolation de données de laboratoire dont elle fait un argument d’autorité, de notoriété.
Cette doxa s’accompagne d’un corolaire, une ingénierie de formation qui part du principe qu’il suffirait d’apporter des connaissances aux enseignants pour qu’ils modifient leurs pratiques. Cela a déjà été fait, ça ne marche pas, une autre logique est celle de conception d’outils pour développer un modèle de l’utilisateur qui modifie les pratiques. Ces outils doivent s’intégrer dans le faire classe et ses différentes composantes. Ces outils doivent être coconstruits et appropriés. (RG s’appuie sur le modèle de la coopération et non de la collaboration. Collaborer est basé sur l’utilité, selon une logique appauvrissante de la performance. Coopérer, c’est partager, élaborer des connaissances en commun, ne pas penser les problèmes à la place de ceux qui font le métier.)
L’absence de bilans critiques publics coute cher. Et elle ouvre la voie à une prise en main comme celle de la publication du « Livre Orange » qui fait dire à la science ce qu’elle ne dit pas. Le consensus était dit, écrit après la conférence de consensus Lire-comprendre-apprendre[4], notamment en proposant de différencier les supports en fonction des objectifs : http://anagraph.ens-lyon.fr. Le coup de force c’est que la DGESCO a transformé des résultats de recherche scientifique en injonctions pédagogiques. Ce n’est pas la même chose d’alerter les maitres sur certains points sensibles et d’en faire des injonctions qui s’imposent à tous. Le risque est celui de la déstabilisation du métier. Mais c’est ce que souhaite le ministre, diviser pour mieux régner au risque de faire souffrir les enseignants par des discours paradoxaux continus.
Une nouvelle culture de l’évaluation est imposée, qui ne respecte pas les programmes ni les élèves. Dérivée de la psychologie, sans prendre en compte les pratiques habituelles de l’évaluation scolaire, le protocole appliqué en primaire reposait sur une pédagogie du piègepour tester le degré d’automatisation et les capacités d’inhibition, ce dont les enseignants et les inspecteurs n’ont pas été mis au courant.
Les objectifs du ministère et du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale sont de poser des normes nationales et donner des repères aux enseignants pour détecter les élèves à besoins particuliers et déclencher les aides le plus tôt possible ; ils sont incités, par une pression accrue qui valorise les pratiques « efficaces », à individualiser et créer des groupes de besoins. Le modèle qui est derrière est celui de la réponse à l’intervention(Canada : Ontario 2016) : avec un enseignement supplémentaire, le maitre rajoute pour ceux qui ont besoin, partant du principe discutable que faire plus de ce qui n’a pas été compris ni intégré suffira à combler les manques. Deux modèles de l’élève : performant-compétiteur, heureux-épanoui-créatif, rivalisent et pourtant coexistent dans une politique éducative individualisante.
Le mouvement de caporalisation de l’école est en opposition avec ce qui se passe ailleurs dans les organisations de travail où on met en place le management participatif quand il y a problème. À l’école, c’est le contraire qui se produit, alors qu’on a des preuves de mouvements horizontaux, de groupes d’échange, des groupes Facebook qui disent aussi les fiertés.
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Dominique Cau-Bareille, ergonome : S’approprier la prescription pour durer dans le métier : un enjeu de santé au travail. Elle parle comme ergonome dont la fonction est de comprendre le travail pour contribuer à la conception et à la transformation des situations de travail ; il ne s’agit pas d’individualiser les problèmes, mais d’interroger les conditions de travail collectives.
Au cœur des dilemmes enseignants se trouvent des prescriptions multiples :
- une « injonction à faire » dans une relation de subordination à une autorité ;
- une « prescription descendante » qui pose une représentation de ce qu’est un bon travail, un travail de qualité, en conflit avec les représentations personnelles ; le renouvèlement régulier des ministres, la succession des réformes crée une instabilité ; « faire plus en moins de temps » provoque un épuisement dans l’adaptation perpétuelle, une « lassitude de l’innovation »et des « phénomènes d’usure » ; les réformes se construisent en dehors des intéressés, faisant fi de leurs compétences construites et de leurs mobiles propres, ils sont empêchés de penser, de réfléchir leur travail ;
- des « prescriptions remontantes » du milieu, des parents, des collègues, des acteurs qui prennent en charge les élèves à besoins particuliers ;
- le travailleur se trouve donc à l’intersection d’injonctions, de prescriptions, de pressions qui amputent le sens de l’activité ; il doit « gérer la tension entre usage de Soi par les Autres et usage de Soi par Soi » (Schwartz).
Il a donc le choix entre :
- se conformer, dans une logique de bon petit soldat, et alors il se déforme ;
- « bidouiller », tenter de mettre en place des stratégies dans lesquelles il va retrouver du sens – des exemples de stratégies :
o Je ne l’ai pas vu, je le ferai, j’attends que ça passe, le bon sens
o Je suis le programme, en fonction des enfants, je fais avec mon groupe classe, je le dis à la collègue suivante
o Je ne mets pas en place la prescription mais sans le dire, j’ai arrêté de faire, je bidouille les données des évaluations
o Je n’ai jamais fait le livret d’évaluation, j’ai toujours eu mes propres évaluations
Mais les bidouilles ont des limites ; on bidouille tous sinon l’activité ne se ferait pas ; mais quand on bidouille de plus en plus parce que ce qu’on nous impose est de plus en plus fou, on s’use. On ne peut pas bidouiller seul pendant 30 ans. Or, des bidouilles sont rarement élaborées collectivement. L’usure se manifeste par des atteintes à la santé, les départs précoces à la retraite.
Développer un esprit critique vis-à-vis des prescriptions et de ses propres pratiques constitue un enjeu de santé au travail : s’appuyer sur des routines et être capable de les bousculer ; se lancer des défis ; s’inscrire dans des collectifs de travail forts.
En conclusion, la santé est favorisée lorsque le travail permet d’apporter une contribution reconnue qui porte la marque de l’histoire de la personne. Elle est mise en danger quand les contraintes techniques ou organisationnelles ne permettent plus d’élaborer des stratégies originales pour sauvegarder son intégrité et son identité (Daniellou).
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Trois déconstructions du discoursministériel par des militants du SNUIPP :
1. Les neurosciences et l’école
Les différents champs des neurosciences sont la plasticité cérébrale, le cerveau comme produit de l’environnement et les différents types de mémoire (émotionnelle, sémantique, procédurale). Si ces savoirs sont indispensables, ils demandent d’être transformés, les sciences cognitives ne constituent pas une science de l’action. Pourtant les tenants d’une neuroéducation tentent de déligitimer les autres champs de recherche ou les savoirs professionnels, les articulant avec une survalorisation des savoirs issus des neurosciences. Le mode de faire science des sciences expérimentales ne s’applique pas à la classe. Le risque est d’invisibiliser le social. JM Blanquer utilise la théorie des intelligences multiples pour en faire le support d’individualisation (parcours de spécialisation, collège commun plutôt qu’unique…). L’école a besoin de toute la recherche, et du retour d’une formation de qualité, initiale et continue.
2. Vers une modification de la maternelle
« L’école de l’épanouissement et du langage » décrétée par JM Blanquer marque un retour à la primarisation. Les Assises de la maternelle confiées à Boris Cyrulnik ont mis la focale sur le bien-être des élèves avec la théorie de l’attachement, selon BC, il faut rendre les enfants « sécures », ils ne s’attachent pas à ceux qui ont le plus de diplômes mais à ceux qui savent développer un rapport affectif. Et c’est ainsi qu’il propose des formations payantes dans son institut en 5 mois.
Pourtant le nombre d’élèves par classe a un impact, le nombre important ne favorise ni la relation affective ni les apprentissages. Un autre élément de bien-être réside dans les locaux, l’environnement de l’école. Les enseignants avec toute leur bonne volonté ne peuvent pas compenser les problèmes matériels.
La formation en ESPÉ devrait comporter un module sur le développement du jeune enfant pour tous les enseignants de l’élémentaire. Le rôle et la place des ATSEM a grandi, le risque étant qu’elles soient amenées à se substituer aux enseignants. Elles ont un rôle important en classe, mais ne peuvent remplacer les enseignants pour les apprentissages. Les Assises ont mis le langage au centre des apprentissages : le problème n’est pas l’objectif mais les moyens pour y arriver. Bentolila préconise les listes de mots, comme dans les programmes de 2008 où l’automatisation primait sur la construction du sens par les mots (id. Livre Orange). Pour que les mots portent du sens, il faut des expériences vécues.
Si enseigner en maternelle peut paraitre simple, c’est un lieu où se jouent des apprentissages importants. Mais pour cela il faut une formation de qualité,il faut du temps pour construire une relation avec les familles. L’école maternelle a besoin de stabilité, de plus de moyens, et de confiance en l’expertise des enseignants.
3. De P.A.R.L.E.R. à Agir pour l’école
Le programme P.A.R.L.E.R.[5], créé par une équipe du laboratoire Cognisciences de Grenoble, est repris maintenant par Agir pour l’école[6], institut privé dont fait partie JM Blanquer depuis le début, en lien avec l’institut Montaigne, et il est imposé à des équipes qui n’en ont pas fait le choix, contrairement à ce que prévoit P.A.R.L.E.R. Un protocole est fourni à l’enseignant avec des indications très précises à suivre, il repose sur des automatisations, des sollicitations individuelles suivies de répétitions continues, puis de tests réguliers qui conditionnent la progression.
La recherche et la DEPP n’ont pas tardé à pointer les insuffisances du programme : d’autres entrées sont négligées voire oubliées, l’entrée dans l’écrit, la littérature, le décodage est privilégié au détriment de la construction de sens. Les enfants sont entrainés à une lecture rapide mais pas experte. Les élèves n’interagissent jamais entre eux dans des temps d’autonomie sans apprentissage, sans collectif apprenant, et les écarts entre élèves se creusent selon l’Inspection générale.
Pourtant depuis 2017 le programme Agir pour l’école est soutenu par le ministère, malgré un rapport de la DEPP qui relève des progrès phonologiques mais des faiblesses dans les autres domaines. L’IG, elle, pointe les empêchements dans les autres domaines, le manque de transfert vers les autres compétences langagières et littéraires.
L’avenir n’est pas rose mais plutôt morose.
Les enseignants se questionnent à juste titre sur leur métier, sur ce qu’il va devenir, sur ce qu’il est déjà, sur l’élève et le citoyen de demain. C’est bien ce dernier point que certains chercheurs et didacticiens questionnent et que les citoyens d’aujourd’hui devraient interroger : quel avenir pour nos enfants ?
[1]https://www.snuipp.fr/system/resources/W1siZiIsIjIwMTgvMDkvMjAvOWM5cXM0ZG1tZl9Qcm9ncmFtbWVfY29sbG9xdWVfbV90aWVyLnBkZiJdXQ/Programme%20colloque%20métier.pdf
[3]Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actualites/23/2/Lecture_ecriture_versionWEB_939232.pdf