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Cinquante ans... déjà !
Jacques DAVID, Rédacteur en chef de la revue Le français aujourd’hui
Le français aujourd’hui a cinquante ans, un demi-siècle de publication continue, quatre volumes par an et donc, aujourd’hui, le 200ème numéro ! Quelle production éditoriale ! Et toujours cette volonté renouvelée d’engager la réflexion et d’actualiser les connaissances dans le domaine de l’enseignement du français.
La revue, liée depuis l’origine à l’Association française des professeurs de français[1], parait pour la première fois en mars 1968, dans l’effervescence des idées et actions militantes mais aussi des mouvements associatifs de la période. La volonté de ses initiateurs était d’accompagner la réflexion des adhérents, sur les terrains à la fois politiques et pédagogiques. Le rédacteur en chef, Pierre Barbéris, universitaire engagé, spécialiste de Balzac, ouvre le premier numéro en situant la revue sur le front de la réforme et analyse les difficultés que rencontre alors l’enseignement du français et de la littérature. L’un des constats établis est que cet enseignement traverse une crise et qu’il est nécessaire d’envisager des réformes profondes. Dans le prolongement, en septembre 1969, les membres de l’AFPF se réunissent en congrès au château de Charbonnières, dans l’Eure et Loir, et rédigent un plan pour la rénovation de l’enseignement du français, texte fameux, connu sous le nom du Manifeste de Charbonnières[2].
Nous ne pourrons pas, dans un éditorial aussi court, retracer toute l’histoire de notre revue. Les lecteurs intéressés pourront lire les travaux de C. Cardon-Quint[3], notamment dans le numéro 171 de la revue (décembre 2010), qui comprend également plusieurs témoignages des acteurs, militants, rédacteurs impliqués dans l’association et la revue : Marie-France Azéma, Alain Boissinot, Claude Burgelin, Simone Chevalier, Claude Hubert, Jeanne-Antide Huynh, Raymond Le Loch, Annick Lorant-Jolly, Serge Lureau, Jean Verrier, Viviane Youx.
Mais que peut-on retenir de cette histoire ?
Certes, entre 1968 et 2018, les contextes politiques ont changé. Les champs idéologiques se sont redistribués, et la partition binaire, droite-gauche, semble aujourd’hui dépassée. Cependant, si nous ne raisonnons plus en termes d’affrontement de classes, les réalités économiques, sociales et éducatives n’ont sans doute pas évolué vers leur réduction, tout du moins en profondeur. Les inégalités demeurent et leur « reproduction » – au sens que lui donnaient P. Bourdieu et J.-C. Passeron – n’ont pas franchement régressé. De fait, d’autres facteurs semblent dominer ce changement : l’abandon des idéologies ayant une base politique tranchée, d’une part, et la démultiplication des moyens d’information et de communication, d’autre part. On peut ainsi dire que les discours changent et se diversifient, mais que leurs contenus perdurent même s’ils sont différemment habillés.
À cela plusieurs effets visibles, notamment dans le domaine de l’enseignement, en général, et du français, en particulier. Tout d’abord, nous assistons depuis deux décennies à une désaffection de l’engagement militant, qu’il soit syndical ou associatif. Le rejet des idéologies voit ainsi fondre les prises de position antagoniques, les débats théoriques, mais aussi le rapport aux savoirs construits, même lorsque ceux-ci ont une assise scientifique et/ou une portée universelle. Le savoir scolaire étayé par l’expérience ou l’explication scientifique est désormais relativisé par la diffusion largement médiatisée des paroles les moins autorisées. Dans ce mouvement, l’opinion le dispute à la connaissance. Pour exemple, nous pouvons retenir les idées diffusées (par beaucoup de politiques mais aussi de journalistes) sur la manière d’enseigner la lecture à l’école primaire, dans des discours qui confondent le support avec les démarches d’enseignement, qui opposent trivialement l’étude de la syllabe à celle du texte, qui recherchent une hypothétique validité du manuel sans appréhender la qualité et l’ajustement des interactions d’apprentissage. Bref, il semble que ces opinions valent plus que les résultats de recherches d’ampleur, comme celle conduite récemment (entre 2013 et 2015) par une soixantaine d’enseignants-chercheurs de l’Institut français d’éducation (IFÉ), ayant suivi 131 classes, sur le « Lire et écrire au CP »[4], et qui montre, entre autres et après d’autres recherches, que l’impact des manuels de lecture est tout à fait secondaire par rapport à la qualité et à la précision de ces interactions d’apprentissage.
Sur un autre plan, l’évolution des cursus scolaires, prenant pourtant la maitrise du « français » comme premier pilier de l’éducation[5], reste une évolution négative au regard du temps consacré à cette discipline, puisqu’un professeur de collège, en l’espace de trente ans, a vu le temps consacré à ses enseignements divisé par deux. De cette simple réalité, on est confondu par les mêmes déclarations ministérielles ou journalistiques, souvent culpabilisantes à l’égard des enseignants, des déclarations qui dénoncent la chute des compétences en langue – et plus particulièrement en orthographe – des collégiens, lycéens et étudiants, alors que le temps qui aurait pu y être accordé a été réduit de moitié. On est de même abasourdi quand, en décembre 2017, l’actuel ministre de l’Éducation nationale, apprenant les résultats des jeunes Français de CM1 aux dernières évaluations PIRLS relatives à la compréhension des textes, propose de... généraliser la dictée quotidienne ! Dans ce domaine, également, il aurait mieux valu éviter ce type de réponse aussi précipitée qu’irréfléchie pour prendre le temps d’une analyse approfondie des causes de cet écart. De fait, parmi ces causes, la majorité des chercheurs étudiant l’acquisition de la lecture constatent que les jeunes élèves de primaire perdent beaucoup de temps et d’énergie à maitriser une langue écrite particulièrement irrégulière et opaque[6] ; ce qui obère et retarde le déploiement d’habiletés supérieures et plus abstraites, liées au traitement des textes, au prélèvement d’informations, aux inférences, à leur analyse et à leur utilisation. Là aussi, et pour suivre les conclusions de la recherche IFÉ précitée, il conviendrait d’être plus clairvoyant en agissant directement sur ces composantes de la compréhension des textes réellement déficitaires chez les élèves, et ne pas les confondre avec la production orthographique qui mobilise d’autres processus d’apprentissage.
Face à ces conclusions tout autant erronées que médiatisées, il faudrait évaluer objectivement le temps de la formation des enseignants, qui se trouve globalement réduit depuis la masterisation enclanchée en 2010, particulièrement sur les enseignements qui prennent pour objets : l’acquisition du langage oral et écrit, l’étude de la langue et des discours, dans leurs fonctions communicatives et cognitives comme dans leurs dimensions esthétiques et culturelles. Là également, la disparité est saillante : la formation d’un ingénieur spécialisé prend entre quatre et cinq ans, alors que celle d’un futur enseignant se comprend en deux années[7]. La conclusion est dès lors évidente : si l’on veut accroitre la maitrise des connaissances des élèves dans les champs disciplinaires du « français », il faut également doubler le temps de formation de leurs enseignants, et en améliorer les contenus pour obtenir des effets tangibles à plus ou moins long terme.
Quels liens avec la recherche, hier et aujourd’hui ?
On reconnait unanimement que les recherches sociologiques des années 1960 et 70 ont profondément renouvelé l’analyse des facteurs, si ce n’est des causes de l’échec scolaire. Avec leur ouvrage de 1964, sur Les Héritiers, P. Bourdieu et J.-C. Passeron[8] ont dévoilé les mécanismes sociaux et culturels par lesquels les élèves en réussite scolaire se trouvaient majoritairement dans les milieux aisés ; l’école participant ainsi à un processus de « reproduction »[9] qui n’avait jusqu’alors pas été dénoncé, même s’il était empiriquement perceptible. Le mythe de l’école conçue et perçue comme un ascenseur social, les décennies précédentes, en prenait un coup irréversible. Si d’autres travaux – inscrits dans des paradigmes sociologiques plus nettement inscrits dans le champ des apprentissages scolaires[10] –, ont pu se déployer par la suite, la réalité de ce doublement des inégalités sociales par l’école n’est guère contestée. Aujourd’hui encore, l’école française, du primaire jusqu’à l’université, reste profondément inégalitaire et génère tout autant d’échec scolaire. Ainsi, en dépit des mesures de massification de l’enseignement, d’allégement des programmes et des cursus, d’ouverture au collège, au lycée puis à l’université, le résultat se traduit toujours par la même réalité ; et le constat établi, hier, par les auteurs des Héritiers et de La Reproduction n’a rien perdu de son actualité. Quelle validité pourrait-on opposer à cet argument extrait de leur premier volume de 1964, l’enseignement « présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire, qui constitue le patrimoine des classes cultivées ». Surtout aujourd’hui, lorsque le projet de réforme du baccalauréat prévoit d’introduire une épreuve majeure avec un « grand oral ». Il y a fort à parier que cet oral présenté comme plus « démocratique », parce que concurrent des quatre autres épreuves écrites, ne constitue qu’un leurre dont la préparation suppose des capacités discursives encore plus inégalement partagées par les élèves de milieu populaire.
Dans des développements plus récents, les sciences liées à l’éducation et les recherches sur l’enseignement du français se trouvent singulièrement réorientées, si ce n’est remises en cause. Le choix du ministre, J.-M. Blanquer, de nommer un cognitiviste, S. Dehaene, connu pour ses travaux en neuropsychologie expérimentale, à la tête du tout nouveau Conseil scientifique pluridisciplinaire pour l’école exprime bien ce tournant vers les neurosciences. Certes, il est parfaitement louable de sortir l’école de l’emprise idéologique de certains « penseurs » de l’école, dont l’action se réduit souvent à la formulation de discours dogmatiques et de prescriptions éthérées. Mais il ne faudrait pas que ce mouvement se fasse en écartant d’autres disciplines, notamment dans le champ des sciences humaines et sociales. Dans les missions de ce nouveau conseil, il conviendra de ne pas remplacer une emprise scientifique par une autre, jugée plus rationnelle, plus propre à administrer « des preuves ». De même que la neuropsychologie ne représente pas tous les paradigmes impliqués dans l’étude du cerveau humain, de même les autres sciences de l’homme avancent également dans la description et l’analyse des processus d’apprentissage, notamment sur la lecture et l’écriture. Si la neuropsychologie permet de mieux voir l’activité cérébrale en action – surtout grâce aux progrès technologiques en neuro-imagerie cérébrale – elle ne permet cependant pas d’expliquer directement les facteurs impliqués dans son développement régulier ou défectif. Épistémologiquement, le « mieux décrire » ne peut être confondu avec le « mieux expliquer ». Ainsi, concernant la lecture, si les données récoltées permettent de voir précisément les zones comme les mouvements du cerveau activés (ou non, comme chez les alexiques ou les dyslexiques), elles nécessitent toujours des analyses et des interprétations à associer à celles de recherches plus contextualisées. Dans ce sens, les résultats et propositions des neuropsychologues sur l’enseignement de la lecture ne sont pas plus éclairantes ou pertinentes que d’autres[11] ; elles sont pour le moins à comparer avec celles des didacticiens qui ont étudié, comparé, évalué précisément les conditions, modalités et effets de l’enseignement de la lecture. De fait, les premiers et les seconds ne parviennent pas exactement aux mêmes conclusions, notamment pour ce qui concerne les méthodes de lecture et les manuels en usage (i.e. le tout « syllabique »[12] promu par le ministre), mais aussi et surtout : i) sur les contenus et objets linguistiques à lire et donc à s’approprier (des unités phonogrammiques aux unités textuelles) ; ii) sur le processus d’acquisition du point de vue des élèves (et là, les neurosciences peuvent être éclairantes) ; iii) sur l’apprentissage en prenant en compte le travail des enseignants. Les recherches linguistiques, psycholinguistiques et didactiques dans le domaine[13] apportent depuis longtemps des éclairages incontournables, des éclairages qu’il serait dommage – et pour tout dire impossible – d’écarter.
Quelle place pour une revue comme Le français aujourd’hui ?
Notre revue s’est toujours placée sur le terrain politique, sur celui de la recherche et celui de l’enseignement. Et sans réduire l’un aux deux autres, elle n’a eu de cesse de les associer dans une dynamique réflexive qui associe l’information des enseignants et leurs expériences professionnelles. Nous avons montré, à l’exemple de l’apprentissage de la lecture-écriture, que la transmission des contenus, modalités et conditions, qui favorisent ou à l’inverse perturbent ou freinent l’enseignement du français, constitue en elle-même un objet de recherche et interroge en retour les disciplines scientifiques impliquées.
Dans cette triangulation du politique, du scientifique et de l’expérience, la revue a maintenu une orientation forte et déterminée. Le français aujourd’hui n’a pas choisi d’être uniquement le répondant aux mesures ministérielles, qu’elles soient positives ou négatives. Il porte aussi la voix des enseignants, des formateurs, des chercheurs qui permet cette critique des politiques projetées ou effectivement mises en œuvre. Depuis sa naissance, la revue ne le fait pas en opposant le théorique et l’empirique, la science et l’expérience, le travail réflexif et l’engagement de terrain ; elle assure leur réciprocité – ou tente à minima de la maintenir – dans un échange permanent où coopèrent les acteurs des différentes institutions impliquées... et réparties, comme le sous-titraient d’anciens numéros de la revue, « de la maternelle à l’université ».
Et pour clore cet éditorial anniversaire, qu’il me soit permis de saluer plus personnellement tous les enseignants, formateurs, chercheurs et, pour les subsumer, tous les rédacteurs militants qui ont participé à l’aventure commune de cette revue, jusqu’à son 200ème numéro... et qui la prolongeront encore dans les années à venir. Dans cet essai d’hommage, je désire apporter une mention particulière aux anciens rédacteurs en chef qui m’ont donné l’occasion de partager et de prolonger leur expérience : Jean Verrier, Daniel Delas et Jean-Louis Chiss.
Jacques DAVID
De gauche à droite : Daniel Delas, Jacques David, Jean Verrier & Jean-Louis Chiss
[1]. À l’origine l’Association française des professeurs de français (AFPF), créée officiellement en 1967, est devenue en 1973 l’Association française des enseignants de français (AFEF), et très récemment l’Association française pour l’enseignement du français, sans changement d’acronyme.
[2]. Il sera publié un an après, en février 1970, dans le numéro 9 de la revue.
[3]. On pourra lire également sa thèse de doctorat d’histoire, soutenue en 2010 à l’université de Rennes 2 et de Paris 4, avec pour titre : Les Prises de position des professeurs de français face aux réformes et projets de réformes de leur discipline.
[4]. Lire le rapport complet sous
[5]. Cette priorité est rappelée dans tous les programmes du primaire comme du secondaire, et cela depuis au moins 1792, en l’occurrence par Condorcet dans son Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique... et jusqu’à aujourd’hui, dans les composantes majeures du Socle commun de connaissances, de compétences et de culture, de 2005 réactivé en 2015.
[6]. Lire, notamment, l’ouvrage de synthèse de M. Fayol et J.-P. Jaffré, L’Orthographe, paru en 2014 aux Presses universitaires de France, dans la collection « Que sais-je ? ».
[7]. Et encore, il faudrait relativiser la part de formation réellement « professionnelle » de la première année de master qui est surtout consacrée à la préparation aux concours.
[8]. Paru en 1964, et réédité aux éditions Minuit en 1994, dans la collection « Le sens commun ».
[9]. La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, titre du second ouvrage des deux mêmes auteurs, paru en 1970, également aux éditions Minuit.
[10]. Je pense plus particulièrement, et sans exclusive, aux travaux de B. Lahire et d’É. Bautier dans leur champ et avec leurs collègues respectifs.
[11]. Notamment l’ouvrage de vulgarisation du même S. Dehaene, Apprendre à lire : des sciences cognitives à la salle de classe, Paris, Odile Jacob, 2011.
[12]. Alors que la querelle des méthodes syllabiques vs globales est depuis longtemps définitivement dépassée ; en témoigne l’article d’A.-M. Chartier et J. Hébrard, Méthode syllabique et méthode globale : quelques clarifications historiques, publié en 1990, dans le numéro 90 de notre revue.
[13]. Pour ne s’en tenir qu’aux sciences directement concernées par cet objet d’étude, et auxquelles il faudrait ajouter la psychologie sociale, la sociologie, l’ethnologie, les sciences de l’éducation..., mais aussi d’autres disciplines comme l’histoire des pratiques de lecture, l’épistémologie de la connaissance, l’herméneutique philosophique et littéraire...