ARCHAT-TATAH, C. (2013), Ce que l’école fait avec le cinéma. Enjeux d’apprentissage de l’art à l’école primaire et au collège, Presses universitaire de Rennes, collection « Paideïa » (226 pages, 15 euros).
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Par Marlène LEBRUN
Le titre de l’introduction « Comprendre les confrontations scolaires aux œuvres d’art » livre l’enjeu de l’ouvrage qui est le fruit de la thèse de doctorat de l’auteure. Caroline Archat-Tatah dénonce d’emblée l’illusion d’une éducation artistique fondée sur un simple contact direct avec les œuvres qui favoriserait une compréhension immédiate et l’appropriation culturelle des élèves. La question de fond qui sous-tend l’étude est celle de la transmission scolaire de la culture conçue comme fait social et historique.
La recherche dont le livre est le témoignage ne s’est pas inscrite dans une perspective praxéologique de recherche-action qui propose l’expérimentation d’un protocole didactique à visée prescriptive. Il s’agit d’une recherche descriptive dont les tenants et aboutissants théoriques sont conçus et expérimentés dans un va-et-vient fécond avec le terrain.
En outre, la réflexion sur la possibilité de scolarisation d’une forme artistique comme celle du cinéma amène à une observation des élèves qui sont les plus distants des pratiques culturelles de l’école et des postures qui sont attendues. Plus précisément, l’auteure interroge la manière dont les élèves investissent des formes d’écriture spécifiques qui permettent de commenter l’œuvre et de formuler un jugement de goût et de valeur pour devenir un élève spectateur et amateur de cinéma.
L’ouvrage se compose de trois parties afin de délivrer les principaux résultats de la thèse en question. La première propose une mise en perspective historique qui permet d’interroger la place de l’art dans le curriculum scolaire à travers la politique éducative en matière d’art et de culture. Deux avancées importantes avec la loi Haby en 1973, qui propose d’équilibrer au sein du collège unique les disciplines intellectuelles, manuelles, sportives et artistiques et dans les années 80 la volonté de Jack Lang de promouvoir la démocratisation culturelle au sein de l’école. Après cette mise en perspective, Caroline Archat-Tatah interroge la fonction sociale et éducative du cinéma qui se trouve à la charnière de la culture populaire et de la culture scolaire quand il entre à l’école.
On parle aujourd’hui en France d’éducation artistique et culturelle au nom de la diversité des formes et pratiques culturelles et du domaine de la création en général. Si la notion d’art est plus envisagée comme une techné, la dimension anthropologique et philosophique qui engage l’interprétation peut être minorée. En matière d’art et de culture, peut-on parler de démocratisation, de massification (divertissement, mondialisation vs art) ou de diversification ? Les inégalités entre classes sociales portent moins sur les champs et objets concernés dont l’éclectisme est partagé que sur les modes de perception et d’appréciation. Si l’institution scolaire s’imprègne des nécessités économiques, le risque de la massification est important.
Le cinéma est la pratique culturelle la plus partagée dans toutes les classes sociales. L’auteure distingue le cinéma populaire qui est une pratique partagée dans toutes les classes sociales du cinéma populiste qui se contente d’offrir un reflet complaisant et non distancié de l’esprit du temps et conforte les spectateurs dans la représentation d’eux-mêmes. Si les élites participent pleinement de la culture de masse, la culture des élites est consommée selon les modes de la consommation de masse.
L’évolution du curriculum scolaire tend à amoindrir les classifications entre les disciplines et à favoriser le développement de compétences pluridisciplinaires dans le sens du « code intégré » de Basil Bernstein. Dans le cadre des partenariats artistiques et culturels qui introduisent le cinéma à l’école tout en ouvrant celle-ci sur l’extérieur, la transmission des savoirs disciplinaires et l’organisation temporelle des activités sont du ressort de l’enseignant alors que l’animation des ateliers et la transmission des savoirs cinématographiques relèvent du partenaire extérieur.
Le chapitre intitulé « Devenir élève, devenir spectateur » s’intéresse globalement aux conditions de la réussite des apprentissages selon une perspective sociologique. Caroline Archat-Tatah s’interroge plus précisément sur ce que met en jeu l’apprentissage avec le cinéma afin de se construire comme un élève spectateur et les conditions langagières que cette construction suppose. Ainsi les enjeux d’une scolarisation du cinéma sont-ils questionnés dans la seconde partie de l’ouvrage.
C’est d’abord le processus de scolarisation qui est envisagé de manière générale à travers une conception plurifonctionnelle et sociocognitive des pratiques de langage où l’élève est pris en compte comme un sujet au centre d’un processus culturel. L’auteure considère que la scolarisation d’une pratique culturelle comme le cinéma appelle nécessairement une activité langagière, notamment scripturale, pour que l’enseignement puisse se transformer en apprentissage et que l’élève apprenne à construire sa pensée en accédant à la médiatisation, l’abstraction, la décentration et la distanciation. La culture scolaire est le lieu d’exercice de la culture écrite où se distingue ce qui est dit de ce que cela veut dire et où les genres seconds au sens bakhtinien dominent. Ainsi le processus de scolarisation du cinéma suppose-t-il de distancier l’expérience première du film pour le constituer en objet de savoir et de réflexion pour soi et les autres au moyen de pratiques langagières secondarisées.
En s’appuyant sur les travaux de Norbert Elias, de Bernard Lahire, de Gilles Deleuze et de Georg Simmel, l’auteure insiste sur la dimension du sujet qu’est l’élève qui apprend dans une communauté d’apprentissage que constituent la classe, la famille et la société. Ce qui caractérise l’homme est sa dimension historico-culturelle qui motive l’homme à produire, conserver et transmettre des œuvres. L’homme cultivé est celui qui développe son esprit critique à propos notamment des œuvres qui lui permettent de se réaliser et de se construire en tant que sujet. Entendue comme processus, cheminement et déplacement du sujet, la culture cinématographique appelle des pratiques langagières d’objectivation que ne permet pas complètement le simple récit.
L’élève reconfigure un film quand il ne se contente pas d’exprimer ses émotions ou de mobiliser ses savoirs mais que les unes et les autres se complètent pour devenir une pensée réflexive. La scolarisation du cinéma suppose de sortir de l’effet hypnotique du spectateur qui adhère selon les effets escomptés par la commercialisation pour élaborer des significations sur le film ainsi que sur la façon dont il est ressenti, perçu et pensé. Ainsi l’élève est-il en mesure d’élaborer un point de vue sur le film. La centration sur les personnages peut constituer une déprise du film qui permette de le mettre en lien avec d’autres films et d’autres personnages. Autrement dit, il s’agit de passer de la référentialisation à la modalisation (et non modélisation comme une coquille p. 121 le laisse entendre) qui permet au sujet de se manifester.
Si les première et deuxième parties de l’ouvrage abordent le cinéma par des perspectives théoriques nécessaires et générales comme celles de l’histoire, de l’épistémologie et de l’apprentissage, la troisième et dernière partie questionne les activités scolaires relatives au cinéma dans le cadre des pratiques langagières. La question est de savoir si le cinéma est scolarisé comme un objet d’enseignement et à quelles conditions il peut devenir un objet d’apprentissage. Quelles difficultés rencontrent les élèves dans la prise en compte du cinéma comme expérience esthétique donnant lieu à une verbalisation écrite permettant de passer du vécu de la projection à son commentaire pensé de manière heuristique grâce à l’écriture?
Sans ancrage disciplinaire, le cinéma est un support disciplinaire pour travailler en maitrise de la langue, en science et en histoire. On pourrait sûrement ajouter en littérature.
Comment permettre aux élèves de fonder un jugement en sachant que les pratiques sociales de référence sont le discours journalistique (plaisir/déplaisir), le discours publicitaire ou encore la critique médiatique de film. L’auteure distingue deux conceptions de la critique cinématographique, l’une à visée consumériste dans le cadre d’une industrie commerciale, l’autre à visée esthétique et réflexive. L’usage scolaire se rapproche plutôt de la première forme de discours critique.
Les élèves fragiles ont du mal à circuler dans le langage et des discours hétérogènes, à construire l’œuvre comme un objet médiat et à se l’approprier en tant que sujet, élève, spectateur dans une communauté qui dépasse celle de la classe. Il ne faut donc pas oublier les pratiques descriptives de l’œuvre qui sécurisent les élèves en difficulté scolaire. En travaillant la part objective de la relation au film, notamment à travers des pratiques scripturales, cela favorise l’activité subjective des élèves. Les élèves éprouvent moins de difficultés lorsqu’ils sont confrontés à l’enseignement de savoirs spécifiques au cinéma. Il est par contre difficile de devoir mobiliser des savoirs langagiers et des références culturelles pas clairement identifiés.
Au terme de la recherche en question, Caroline Archat-Tatah a conçu un dispositif d’écriture au collège avec un outil numérique permettant aux élèves une mise en activité qui dépasse le jugement singulier et la description des procédés cinématographiques et favorise une nouvelle confrontation au cinéma qui fait de l’élève un spectateur amateur averti. Ce dispositif s’appuie sur l’usage du logiciel Lignes de tempsqui présente le film plan par plan et permet donc au spectateur de le visionner autant de fois qu’il le souhaite en choisissant une scène, en faisant des comparaisons de plans ou d’images pour accéder à toutes les informations narratives et descriptives. En créant divers découpages, cela permet de sélectionner les thématiques ou entrées souhaitées et d’annoter la sélection opérée. Le logiciel est un instrument pédagogique au sens où il permet de transformer les enseignements en apprentissages, avec un rôle important dévolu à l’écriture.
L’enjeu est en effet de verbaliser l’effet de l’œuvre sur le spectateur, de le mettre à l’épreuve des mots pour le relier à d’autres expériences perceptives, émotionnelles et intellectuelles. Il importe de passer du jugement de valeur liminaire au descriptif puis à la verbalisation de l’effet sur le spectateur qui le meut et l’émeut à la fois. Le processus de scolarisation du cinéma est atteint quand le questionnement et l’analyse du film engagent l’élève à considérer aussi les questionnements et les significations que l’œuvre filmique lui renvoie en tant qu’expérience esthétique. Ainsi la scolarisation du cinéma met-elle en jeu des forces et des tensions. Si le cinéma est instrumenté à des fins linguistiques, le malentendu génère des difficultés chez l’élève dont les habitudes cognitives ne correspondent pas aux exigences scolaires. Par contre, les confrontations scolaires qui permettent de construire des savoirs cinématographiques et l’élaboration d’un point de vue sur l’œuvre optimisent la saisie du cinéma dans sa dimension artistique par un sujet qui se situe par rapport à l’œuvre qui devient un ensemble de possibles et de significations à interpréter.
Il y a scolarisation du cinéma lorsque l’adolescent spectateur devient un élève spectateur et, in fine, un amateur de cinéma. À l’heure d’aujourd’hui, il n’y a pas de curriculum prescrit relatif aux expériences esthétiques des œuvres d’art dont le cinéma. Il en découle que ce sont les situations mixtes faisant alterner des savoirs généraux et des savoirs nouveaux et spécifiques au genre étudié qui peuvent le mieux aider les élèves à vivre ce type d’expérience. Dans le cadre de partenariat pédagogique, la situation pédagogique vécue hors des murs de l’école entraine un renforcement du processus de scolarisation du cinéma. Il s’agit de penser le monde et de se penser à travers la confrontation avec une œuvre qui permet d’apprendre à construire un jugement. Pour énoncer les savoirs dont les discours scolaires sur les œuvres doivent être dotés, l’auteure évoque Jean-Louis Dumortier à la fin de son ouvrage alors que le didacticien belge qui a élaboré le concept de jugement de goût et de valeur ne figure pas dans sa bibliographie.
Au terme d’un parcours de lecture informé et foisonnant de perspectives sur l’apprentissage et les postures scolaires, on peut s’étonner de la généralisation d’un discours, certes légitime au début mais qui aurait pu progressivement resserrer son objet d’étude autour de l’expérience esthétique particulière que constitue le cinéma. Mais le fait que l’ouvrage reprenne la thèse de doctorat de l’auteure le rend trop didactique pour un public d’étudiants ou de praticiens et s’adresse essentiellement à des spécialistes formateurs et chercheurs.