La littérature de jeunesse à l’époque romantique :
une littérature européenne ?
26 janvier 2018 – Bibliothèque de l’Arsenal, Paris
Journée d’étude des Cahiers d’études nodiéristes
organisée avec le soutien de la BNF, du Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures EA 4178 (Université de Bourgogne-Franche Comté) et de la structure fédérative de recherche Recherches en éducation Lyon - Saint-Etienne (COMUE Lyon-St-Etienne et ESPE de l’académie Lyon)
Appel à communication :
En 1844, à la mort de l’auteur, trois contes de Nodier illustrés par des vignettes de Tony Johannot sont repris dans Le Nouveau magasin des enfants que Hetzel vient tout juste de fonder. Aux côtés des textes de Nodier figurent des textes d’auteurs non moins prestigieux, comme George Sand ou Alfred de Musset. Cet événement est révélateur de l’importance que revêt alors l’émergence d’une littérature qu’on n’appelle pas encore « d’enfance et de jeunesse ».
Depuis lors, la question des problématiques spécificités de cette littérature, prise comme partie de la littérature dite « générale », ou comme tout distinct de celle-ci, n’a cessé de se poser. Existe-t-il une littérature d’enfance et de jeunesse, autonome dans le champ du littéraire, parce que dotée de ses propres formes, fonctions et valeurs ? La présente journée d’études voudrait apporter une contribution à ce débat en ressaisissant ses principaux enjeux à un moment singulier, celui des années 1820-1850, période fondamentale et pourtant peu étudiée en elle-même, puisque c’est très souvent la fondation par Hetzel du Magasin d’éducation et de récréation (1864), et la publication des Voyages extraordinaires de Jules Verne (1863), qui sont retenues comme événement inaugural dans l’histoire de cette littérature, dont le « roman pour la jeunesse » est considéré comme le genre emblématique. En s’intéressant aux spécificités de la littérature de jeunesse dès la Restauration, c’est-à-dire en amont de l’émergence, sous la Monarchie de Juillet, d’une « littérature industrielle » à laquelle on l’associe souvent[1], il s’agit tout à la fois d’analyser les caractéristiques poétiques et éditoriales d’une littérature en pleine mutation, et de l’envisager dans un contexte géographique et littéraire signifiant : celui du romantisme européen. La littérature d’enfance et de jeunesse reçoit-elle une même définition, et se voit-elle attribuer les mêmes valeurs – poétique et éducative – en France et dans le reste de l’Europe ? Si l’on songe au fantastique –au cœur des contes de Nodier – on sait que cette notion se forge à la confluence de différentes sphères géographiques et culturelles. En va-t-il de même pour les genres et les motifs privilégiés par la littérature de jeunesse à l’échelle de l’Europe ? Quant à la constitution d’une littérature de jeunesse européenne, ne peut-elle se mesurer aussi à l’aune de la circulation de certains textes d’un pays à l’autre, aux opérations de réécriture et/ou d’adaptation que cela suppose souvent ? On pense, par exemple, à la vogue des robinsonnades, qui perdure pendant l’ensemble du 19e siècle, inspirée par la célèbre œuvre de Daniel Defoe, ou à la fortune éditoriale des Contes des frères Grimm publiés en France en 1824 sous le titre Vieux Contes pour l’amusement des grands et des petits enfants, à partir d’une traduction… de l’œuvre en anglais. Le 5 février 1833, le prospectus de l’Europe littéraire reproduit une lettre où Nodier indique l’intérêt qu’il prend à une « création littéraire qui a pour objet de resserrer en faisceaux tous les rayons épars de notre civilisation européenne et de réaliser jusqu’à un certain point la fiction trop longtemps fantastique de la république des lettres » ; cette citation, qui a pour objet la création d’une revue tournée vers l’Europe, est révélatrice d’un tropisme européen naissant, dont nous voudrions analyser les contours et les enjeux dans le champ du livre pour la jeunesse.
Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des axes suivants ou au carrefour de ceux-ci, sans qu’ils aient pour autant un caractère exclusif. Les travaux pourront adopter une perspective comparatiste ou bien se centrer sur un seul pays.
Axe 1. Un moment clé dans l’histoire de l’édition : l’émergence d’un nouveau public
En France, l’autonomisation et la légitimation d’un champ spécifique pour la littérature d’enfance et de jeunesse viennent d’abord du monde de l’édition : c’est parce que des collections spécifiques voient le jour, ainsi que de nouvelles formes de publication, comme la parution en revues, que la littérature de jeunesse se met à exister publiquement. Cette évolution est rendue possible par l’évolution des techniques, mais aussi par l’émergence d’un nouveau public, l’enfant-élève. Le développement d’une littérature pour la jeunesse est en effet étroitement lié au développement de l’institution scolaire et à sa démocratisation progressive dès les années 1820-1830. La littérature reçoit la mission de participer à l’éducation de l’enfant, qui devient également un public-cible dans le cadre de l’industrialisation du monde du livre. Cette dimension double marquera durablement le paysage éditorial de la littérature pour la jeunesse, à la fois littérature commerciale (Magasin de récréation) et scolaire (Magasin d’éducation).
Dans une perspective comparatiste, on pourra s’interroger sur l’émergence d’une littérature d’enfance et de jeunesse dans des contextes politiques et économiques différents de ceux de la France. Cet examen permettra de vérifier la validité de l’hypothèse selon laquelle ce sont les révolutions démocratique et industrielle qui sont à l’origine de la diffusion massive de cette littérature.
Dans une perspective diachronique, on pourra prolonger la réflexion sur le sort éditorial contemporain réservé aux œuvres pour la jeunesse de la période étudiée : quels textes ont fait l’objet de publications récentes, et quelle stratégie éditoriale est alors mise en œuvre ? quelle place les programmes, manuels et éditions scolaires d’aujourd’hui leur réservent-ils ?
Axe 2. Des formes littéraires spécifiques pour les enfants ?
La légitimation d’un champ spécifique pour la littérature d’enfance et de jeunesse passe par la valorisation de certains genres littéraires : on pense aux fables ou aux anecdotes chrétiennes dont l’institution scolaire française est friande. On pense aussi au conte, dont la forme (place de l’oralité, recours au merveilleux, illustration), les thèmes (importance de l’enfance, du « petit ») et les fonctions (morales notamment) en font par excellence l’emblème de la littérature d’enfance et de jeunesse. Pour autant, le conte est-il un genre spécifiquement conçu pour les enfants ? La publication à titre posthume de trois contes de Nodier dans un ouvrage pour la jeunesse pourrait suggérer que ces contes n’ont pas été pensés par leur auteur comme des formes destinées aux enfants, mais le sont devenus par un effet de lecture seconde. On a beaucoup écrit également sur la morale trouble des contes majeurs de Nodier, comme Trilby ou La Fée aux Miettes. Les « morales » des contes de l’époque romantique sont-elles conformes à la morale de l’éducateur ? Et même, une telle visée morale est-elle compatible avec l’ouverture du sens propre à la littérature ?
Par ailleurs, le conte, à l’époque romantique (on songe, en Allemagne et en Russie, à l’entreprise des frères Grimm ou d’Afanassiev), est peut-être davantage perçu comme une forme populaire, ancrée dans le fond national, que comme une forme enfantine. L’assimilation des deux relève plus généralement d’une réflexion sur le « primitif » et l’ « originel ». On comprend alors qu’il ait pu être érigé par certains romantiques allemands en forme suprême de la littérature (on pense par exemple au Conte de Goethe ou aux écrits théoriques de Novalis sur le conte).
On cherchera donc à distinguer intention d’auteur et réception, en s’intéressant aux textes eux-mêmes, à leurs formes, thèmes et fonctions, afin de mettre en valeur la manière dont ils construisent leurs « horizons de lecture », indépendamment de toute stratégie éditoriale qui en oriente le sens.
Axe 3. Valeurs et fonctions : littérature pour mineurs ou littérature mineure ?
Sa double fonction, commerciale et éducative, jette un discrédit sur la littérature de jeunesse. Comme production de plus en plus industrielle au fil du siècle, elle est ravalée à un artisanat, mettant en œuvre des techniques répétitives, sans atteindre à la singularité des œuvres d’art. Comme entreprise éducative, elle est souvent réduite à l’illustration d’un message, mis à portée des plus jeunes au prix d’une simplification du contenu comme de la forme. Cette dévalorisation n’entraîne pas seulement avec elle celle de l’auteur pour la jeunesse, jugé inférieur à son double, seul véritable « écrivain » (on ne s’étonnera pas que le lieu commun qui veut que les auteurs pour la jeunesse soient essentiellement des femmes ait la vie dure). Elle va également de pair avec celle de l’enfant lui-même, dont le jugement de goût, encore informe, paraît peu sûr : lire des œuvres pour la jeunesse est, au mieux, une activité propédeutique à l’entrée dans la grande littérature. L’entrée d’une œuvre dans le panthéon des ouvrages destinés à un public enfantin ou adolescent correspond, par ailleurs, bien souvent à une forme de déclassement de son auteur : qu’on songe à Walter Scott, admiré dans toute l’Europe pour avoir inventé le roman historique, alors que le grand public d’aujourd’hui envisage bien plutôt ses récits comme destinés à la jeunesse. Dans la période qui nous intéresse, l’écrivain écossais n’a pas encore subi un tel sort[2], mais en 1840 déjà, l’adaptation par l’éditeur Mame des Derniers Jours de Pompéi de Bulwer Lytton obéit à une visée didactique et apologétique qui altère l’œuvre originale.
Pourtant, de « grands » auteurs romantiques se sont prêtés à l’écriture de contes ou de textes pour la jeunesse sans les envisager de façon dévalorisante : nous avons déjà cité Nodier ou Goethe, on pourrait ajouter Pouchkine. Est-ce à dire que leurs contes ne sont précisément pas « pour les enfants » ? ou que la place accordée à la littérature d’enfance, ou à l’enfance de la littérature, à l’époque romantique, signale également une autre conception de la littérature, qui revendique le mode mineur comme espace spécifique de création ? Enfin, la réécriture et l’adaptation, dont on a signalé le rôle prépondérant dans la publication et la circulation des œuvres destinées à un jeune public ne sont-elles pas parfois envisagées par les écrivains comme d’authentiques espaces de création et d’élaboration d’une poétique singulière ?
Eléments bibliographiques :
Christian Chelebourg, Les fictions de jeunesse, PUF, 2013.
Christian Chelebourg et Francis Marcoin, La littérature de jeunesse, Armand Colin, 2007.
Fanny Déchanet-Platz, « Trois contes de Nodier dans Le Nouveau Magasin des enfants de Hetzel : contes ‘modèles’ ou détournés ? », Dix-Neuf, vol. 18 (1), avril 2014.
Jean Glénisson, « Le livre pour la jeunesse », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française. Le temps des éditeurs. Du romantisme à la Belle Époque, [1985], Paris, Fayard / Cercle de la Librairie, 1990, p. 461-495.
Marie-Pierre Litaudon, « Les dessous apologétiques d’un transfert littéraire : quand l’éditeur français Mame adapte, le premier, pour la jeunesse française The Last Days of Pompeii de Bulwer Lytton », Revue de littérature comparée, 2011/3, n° 339, p. 261-275.
Francis Marcoin, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXème siècle, Champion, 2006.
Claude Millet, « Charles Nodier ou la politique du mineur », Pour une esthétique de la littérature mineure, Colloque « Littérature majeure, littérature mineure », Strasbourg, 16-18 janvier 1997, Actes réunis et présentés par Luc Fraisse, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 129-148.
Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris : Didier Jeunesse, coll. « Passeurs d'histoires », 2009
Isabelle Nières-Chevrel : « La littérature d’enfance et de jeunesse entre la voix, l’image et l’écrit », Vox poetica (http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/nieres-chevrel.html)
Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2013.
Nathalie Prince (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2009.
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Les propositions de communication (environ 2500 signes) sont à envoyer avant le 15 octobre 2017, accompagnées d’un bref CV et de l’institution de rattachement, à Virginie Tellier (virginie.tellier@univ-lyon1.fr), Caroline Raulet-Marcel (caroline.raulet-marcel@u-bourgogne.fr) et aux Cahiers d’études nodiéristes (cahiers.nodieristes@yahoo.fr)
Les communications sont destinées à durer 30 min et donneront lieu à publication dans le 7e volume des Cahiers d’études nodiéristes (Classiques Garnier, à paraître en 2019). Les contributeurs sélectionnés recevront une réponse au plus tard le 30 octobre 2017.
[1] Cf le titre de l’ouvrage de Francis Marcoin, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, Paris, Champion, 2006.
[2] Dans les années 1880, plusieurs de ses œuvres sont publiées dans la collection des « conteurs étrangers » avec la mention « adaptation et réduction à l’usage de la jeunesse ».