Expérience et partage du sensible dans l’enseignement de la littérature
Longtemps refoulé de l’enseignement comme trace d’expérience subjective, et suspecté de nuire à une acquisition rationnelle des savoirs, le sensible est aujourd’hui l’objet de considération tant dans le champ scolaire que dans celui de l’espace social; il est un levier essentiel de communication, un vecteur de vie commune et de partage, mais aussi, semble-t-il, de connaissance. La valorisation d’un regard sensible, d’une attitude empathique, d’un discours qui ne s’en tient pas à l’articulation raisonnante, est courante dans nos sociétés contemporaines. Elle semble atténuer les brutalités économiques, sociales et politiques de notre temps, mais elle fait également face, sur le terrain des valeurs, à la disqualification de la sensiblerie, du mièvre et du subjectivisme galopant. L’expérience et l’expression sensibles mettent en avant des formes socialisées de savoir-être qui accordent sa place à la personne dans sa globalité.
Développer des attitudes sensibles à l’art, au livre, à la culture, pose ainsi question à celles et ceux qui s’intéressent à l’enseignement en général et à celui de la littérature en particulier. Le développement des connaissances des élèves à partir d’un regard objectivement documenté et distancié a longtemps constitué l’unique moteur de l’enseignement littéraire. Jusqu’à la reconnaissance émergente du sujet lecteur et des lectures subjectives à la fin des années 90, le sensible, réduit à la sensibilité de l’apprenant, a surtout été tenu pour responsable de lectures impressionnistes, de pratiques éloignées d’un apprentissage efficace. La définition et l’expérience du sensible perçu, vécu, partagé, restent encore une dimension problématique dans l’enseignement du français.
De fait, le sensible apparait d’abord comme la plus commune des évidences, celle du corps, de la présence charnelle au monde, celle qui fait que tout un chacun est au monde, se saisit lui-même, dans une sorte d’évidence expérientielle, à la fois en tant que corps propre et « chair du monde » comme l’écrit Merleau-Ponty (1945). Le sensible est notre manière humaine d’être au monde. Il n’y a pas d’un côté un sujet-corps et de l’autre un objet-monde, l’un étant continuellement affecté, « participé » par l’autre. Ainsi, la reconnaissance du corps interroge la dichotomie classique entre le moi sensible et le moi pensant. Or, quelle place occupe le corps sensible dans les travaux en didactique et plus largement en sciences de l’éducation? En 2004, Berger constatait l’absence quasi totale de recherche spécifique sur le corps vécu, perçu, éprouvé comme source de sens et théorisé comme tel en éducation. Enseigner le théâtre, la poésie, les mises en voix, l’art oratoire par exemple, requièrent pourtant immédiatement une réflexion sur la part du corps et du sensible.
La notion de sensible appelle aussi une réflexion sur les liens complexes entre les sens et le sens, entre le sentir et le dire. Pour Le Breton, « Le sens n’est pas contenu dans les choses comme un trésor caché, il s’instaure dans la relation de l’homme avec elles, et dans le débat noué avec les autres pour leur définition, dans la complaisance ou non du monde à se ranger dans ces catégories. Sentir le monde est une autre manière de le penser, de le transformer de sensible en intelligible ». (Le Breton, 2006, p.25). La littérature apparait comme un support privilégié de l’étude des relations entre le sensible, le langage et la connaissance car elle offre une diversité de formes, de manières d’être, de penser et de sentir, en somme, une diversité de styles, au sens anthropologique et modal que Marielle Macé donne à ce terme (2016). La didactique de la littérature a donc à voir avec cette articulation complexe entre le sensible, la construction du sens et des savoirs.
L’enseignement ne s’en tient pas à la formation d’une posture ou d’un état sensible de l’individu. C’est aussi d’un ordre collectif qu’il s’agit. Comme le rappelle la très stimulante introduction de Sensible Objects (Edwards, 2006), chaque culture structure doublement son rapport aux sensations. D’une part, en produisant des artéfacts aux propriétés sensibles particulières, d’autre part en les manipulant (et en les interprétant) selon des schémas comportementaux qui relèvent avant tout d’organisations sensorielles apprises et transmises. Façonné socialement et culturellement, le sensible est en outre constamment modulé à travers la succession des échanges avec les autres. Des apprentissages spécifiques permettent de se défaire des routines sensorielles, d’affiner les perceptions et les significations qui leur sont attribuées (Le Breton, 2006; Laplantine, 2005). Quels apprentissages littéraires permettraient l’appropriation de cette connaissance sensible?
À la suite de Rancière (2000), on admettra que le sensible est éminemment politique, en cela qu’il invite à questionner la hiérarchie des modes du sentir, la distribution des places et celle des rôles sociaux. Selon lui, « un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives » (2000, p.12). En quoi la littérature rend-elle le sensible partageable, questionnable? En a-t-elle la vocation? En classe de littérature, cet enjeu porte aussi sur la distribution, le partage ou non des temps et des lieux des pratiques littéraires (Dezutter et Falardeau, 2015). La notion de partage du sensible invite à prolonger ce questionnement dans une visée critique. L’enseignement de la littérature induit-il des manières de sentir valorisées scolairement et en dénigre-t-il d’autres? Comment aborder l’insensibilité de certains élèves à la littérature? En quoi la sensibilité relève-t-elle d’une qualité d’attention qui dépend autant de dispositions personnelles que de formes socialement construites de (dé)valorisation? Y a-t-il contradiction entre l’émancipation du sujet que vise l’éducation et l’expression de sa sensibilité ? En écho à cette question, nous voudrions en formuler une autre : peut-il y avoir émancipation du sujet sans prise en compte de sa sensibilité et, plus profondément encore, sans construction de conditions, au sein des pratiques de formation et de recherche, qui lui permettent de se faire l’allié, en toute autonomie, de sa propre sensibilité ?
S’interroger en didactique de la littérature à travers le prisme du sensible questionne donc à la fois la nature de la discipline « français », ses corpus, la construction des expériences de classe et leurs attendus, mais également les outils d’analyse et plus globalement encore l’épistémologie même de la recherche en didactique. Aussi tenté que l’on puisse être de parler de « part sensible » dans l’enseignement de la littérature, on peut aussi interroger le sensible en tant que vecteur même de l’acquisition des savoirs, voire de leur élaboration en classe de français. Comment des expériences sensibles façonnent-elles l’appropriation littéraire? En quoi les pratiques littéraires contribuent-elles à rendre intelligible l’expérience sensible du sujet et du monde? Le sensible serait-il un supplément d’âme ou un trait inhérent à la matière « français », voire à toute démarche didactique? Dès lors, la tendance peut aussi aboutir à une dissolution de la notion, une abdication face à une vogue du « tout sensible » qui n’aurait plus aucun effet stimulant en recherche.
Voilà pourquoi ce sujet « L’expérience et le partage du sensible dans l’enseignement de la littérature » qui fédère les 20es Rencontres du réseau international des chercheurs en didactique de la littérature se veut à la fois au centre du bilan des vingt années de recherche et un levier de réflexion pour les étapes à venir.
L’articulation entre les questions posées par le sensible et celles de l’enseignement de la littérature peut se faire au moins à quatre niveaux qui correspondent à quatre axes du colloque.
1. Le sensible dans l’enseignement de la littérature : enjeux et limites
- Qu’est-ce qui, de l’expérience sensible, est enseignable?
- Jusqu’à quel point le sensible est-il programmable? partageable?
- Peut-on refouler le sensible très longtemps? Quels sont les motifs et les stratégies d’évitement des enseignants et des élèves?
- Peut-on imposer une expérience/une posture sensible?
- Peut-on faire une lecture sensible de tous les textes?
- Comment considérer des remédiations pour les élèves « insensibles » aux enseignements littéraires? Aux textes littéraires ?
2. Le sensible, les savoirs et les disciplines scolaires
- Le sensible est-il une forme de connaissance? Un mode d’accès à des savoirs?
- Dans quelles mesures construire un espace sensible, développer un sujet sensible, engager une expérience sensible participent des apprentissages?
- Si le sensible relie le vécu entre diverses pratiques artistiques, culturelles, sociales, qu’en est-il du lien avec d’autres disciplines scolaires?
- Quels horizons théoriques, quelles expérimentations artistiques ou sportives pourraient nourrir la réflexion sur la part du corps sensible dans l’expérience littéraire?
3. Partage du sensible et communautés
- Lire des textes littéraires, s’approprier des sensibilités, des modes de dire et de faire amène-t-il les élèves et les enseignants à remettre en cause le « partage du sensible »?
- Comment les communautés (culturelles, scolaires, discursives, interprétatives) usent-elles et jouent-elles des catégories plurielles du sensible?
4. Le sensible et les outils méthodologiques de la recherche
- La recherche en didactique est-elle en mesure de repérer, d’interpréter, de transposer des expériences sensibles en classe et de les analyser avec précision?
- Peut-on distinguer des dispositifs et des activités propices aux expériences sensibles ?
- À quelles conceptions du sensible correspondent les différentes méthodologies en didactique de la littérature et du français?
- Comment la question du sensible est-elle posée dans des méthodologies disciplinaires proches?
- Quelles précautions requiert la prise en compte du paramètre « sensible » dans l’analyse des pratiques observées ?
La problématique ne relève donc pas d’un simple ordre théorique, ses enjeux touchent à l’évolution des manières d’enseigner et du sens qu’elles revêtent pour demain. Sont concernées par ces Rencontres les recherches en didactique de la littérature de la maternelle à l’université, en français langue maternelle, seconde ou étrangère, en littérature étrangère et en formation initiale et continuée des enseignants.
Les communications se dérouleront en français.
Bibliographie initiale et indicative
Barbier, R. (1997). L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines. Anthropos.
Berger, E. (2005). Le corps sensible : quelle place dans la recherche en formation ? Revue internationale Université Paris 8. Pratiques de formation/analyses. n° 50, "Corps et formation", 51-64.
Berger, E. et Austry, D. (2013). Le singulier et l’universel dans le paradigme du Sensible. Un entrelacement permanent à chaque étape de la recherche. Recherche qualitative. Hors Série. n°15, "Du singulier à l’universel", 78-95.
Boutevin, C., Brillant Rannou, N., Plissonneau, G. (dir.). (2018). À l’écoute des poèmes, enseigner des lectures créatives. Peter Lang.
Collot, M. (1997). La matière-émotion, PUF.
Dezutter, O., et Falardeau, É. (dir.). (2015). Les temps et les lieux de la lecture (Vol. 30). Presses universitaires de Namur.
Dufays, J.-L. (éd.). (2007). Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire? Sens, utilité, évaluation. UCL Presses Universitaires de Louvain.
Edwards, E., Gosden, C., & Phillips, R. (dir.). (2006). Sensible objects: colonialism, museums and material culture (Vol. 5). Berg.
Haroche, C. (2008). L’avenir du sensible, les sens et les sentiments en questions. PUF.
Laplantine, F. (2005). Le social et le sensible: introduction à une anthropologie modale. Téraèdre.
Le Breton, D. (2006). La conjugaison des sens: essai. Anthropologie et sociétés, 30(3), 19-28.
Le Goff, F., et Fourtanier, M.-J. (dir.). (2017). Les formes plurielles des écrits de la réception, volumes 1 et 2. Presses Universitaires de Namur.
Louichon, B., et Rouxel, A. (dir.). (2010). Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure. Presses Universitaires de Rennes.
Macé, M. (2016). Styles. Critique de nos formes de vie. Éditions Gallimard.
Massol, J.-F. (dir.). (2017). Le sujet lecteur-scripteur de l’école à l’université, variété des dispositifs, diversité des élèves. UGA Éditions.
Rannou, N. (dir.). (2013). L’expérience du sujet lecteur : travaux en cours. Recherches & Travaux. Université Stendhal. n°83.
Revue Chemin de formation. (2011). La reconnaissance du sujet sensible en éducation. n°11. Éditions Tétraèdre.
Rouxel, A. et Langlade, G. (dir). (2004). Le sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature. Presses Universitaires de Rennes.
Merleau-Ponty, M. (2013) [1945]. Phénoménologie de la perception. Éditions Gallimard.
Rancière, J. (2000). Le partage du sensible, esthétique et politique. La Fabrique éditions.
Modalités de contribution
Les formes de contribution aux 20es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature sont multiples : vous pouvez déposer une proposition de présentation individuelle ou collective. Les communications individuelles dureront 20 minutes, les communications collectives, 30 minutes. Il est possible également de participer aux Rencontres à travers l’exposition d’une affiche scientifique.
Dans tous les cas, adresser un argumentaire d’une quinzaine de lignes environ (1000 signes maximum) avec une bibliographie de 5 références, permettant au comité scientifique de repérer l’objet précis de votre réflexion, votre cadre théorique, votre problématique et la méthode qui vous permet de valider votre hypothèse. Indiquez dans quel(s) axe(s) s’inscrit votre projet de recherche.
Les propositions de communications sont à soumettre avant le 30 janvier 2019 dernier délai.
Les propositions d’affiches sont à soumettre avant le 1er mars 2019
Calendrier
> 23 Juin 2018 : annonce du sujet « Expérience et partage du sensible dans l’enseignement de la littérature » lors des 19es Rencontres de Lausanne
> 30 novembre 2018 : mise en ligne de l’appel à contribution
> 30 janvier 2019 : soumission des propositions de communication
> 01 mars 2019 : réponse définitive du comité scientifique sur les propositions de communication
> 01 mars 2019 : soumission des propositions d’affiches
> 01 avril 2019 : première version du programme
> 12-13-14 juin 2019 : COLLOQUE à l’Université Rennes 2 avec le soutien de l’ESPE de Bretagne
> 1er novembre : remise des textes pour la publication
Contributrices et contributeurs attendus à Rennes
Chercheurs étrangers
Chercheurs français impliqués dans des travaux nationaux et internationaux
Doctorants et doctorantes, jeunes chercheurs
Enseignants et enseignantes de la maternelle au lycée engagés dans des projets de recherches
Étudiantes et étudiants en master MEEF et en master RECHERCHE en DIDACTIQUE