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  • 05
    Nov

    « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux », Aurélien Delsaux, Sophie Divry et Denis Michelis (écrivain·e·s)

    Le Monde, 3 novembre 2018

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    Version plus courte du journal 

    « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux »

    Contre la toute-puissance de l’autofiction et des « romans en costumes », un collectif de jeunes auteurs réaffirme dans une tribune au « Monde » le roman comme art contemporain, à la veille d’une semaine où seront décernés plusieurs prix littéraires.

    Tribune. Depuis plusieurs années, et de manière croissante, deux phénomènes inquiétants s’abattent sur les romanciers français : d’un côté les romans reality-show, forme dégradée d’une autofiction réduite à des témoignages narcissiques qui comblent le voyeurisme des lecteurs et le portefeuille des éditeurs. De l’autre, des romans en costumes qui répondent de manière simpliste et passéiste à notre besoin de fiction en se bornant à une Histoire déjà comprise, sans regarder celle qui est, celle qui vient – assurément effrayante, insaisissable mais non indicible. Ces deux formes de romans archi-rebattues empêchent les nouveaux écrivains à la fois de se lancer dans l’invention de nouvelles formes d’écriture et d’exprimer la sensibilité contemporaine.

    Chaque automne, c’est la même histoire : acclamés par la critique, vendus comme « romans », à la fois par abus de langage et pour éviter tout ennui judiciaire, se répandent chez les libraires de petits récits qui en réalité ne sont que d’égotiques reality-shows
    L’autofiction est née il y a quarante ans. Elle a eu des plumes extraordinaires comme celle d’Annie Ernaux. Mais n’est pas Annie Ernaux qui veut. Aujourd’hui, l’écriture de soi se résume à une sorte de maniérisme qui ne produit le plus souvent que des témoignages pathétiques, emballés dans un style digeste, ne trouvant de justification que dans l’étalage de ses petits malheurs. Triomphe alors ce que Sarraute appelait le « petit fait vrai », c’est-à-dire une littérature où le vécu s’impose de manière dictatoriale au lecteur avec son lot de voyeurisme larmoyant.

    Ne nous y trompons pas : il s’agit bien d’une mode, voire de commandes d’éditeurs, pour des livres où la figure de l’auteur prend plus d’importance que le texte, et où un plan média rondement mené vaut adoubement littéraire. Nous n’avons plus envie de voir ces romans reality-show, quand bien même ils sont « bien écrits », prendre tant de place dans la sphère médiatique, dans la liste des prix littéraires et au final dans l’esprit des lecteurs.

    Assez, donnez-nous de l’air !

    Un roman ne se résume pas à un pitch

    Deuxième phénomène nuisible au romancier contemporain : la mode des romans en costumes, qui consiste à ne remettre en scène que le passé. A chaque rentrée littéraire, son lot de fresques et d’« exofictions » où jouent, en costumes d’époque, Héros, Victimes, Bourreaux, Nazis, à grand renfort de poncifs psychologiques et de descriptions plus vraies que nature (« on s’y croirait ! ») – comme hier les peintres pompiers représentaient des Dieux, des Vertus et des Principes sur des toiles gigantesques.

    Ce qu’on appelait auparavant le roman historique est devenu un filon lucratif, imposant dans le paysage littéraire au fil des décennies une véritable littérature du rétroviseur. Certes, la guerre de 1914, de 1940 ou les événements de Mai 68 (au choix) sont diablement romanesques, et c’est tentant d’en faire des histoires – puisque c’en sont déjà. Mais, finalement, cela donne une littérature commémorative où l’écriture disparaît au profit de la gravité du sujet.

    Assez, donnez-nous de l’air !

    Faut-il le rappeler, faire une narration ne suffit pas à faire un roman. Le roman, c’est une voix, un style, ce sont des symboles, des métaphores, une cohérence artistique. Le roman est l’art du mensonge, de l’artifice, de l’imaginaire ; le roman est la recherche d’une forme sensible qui dira le réel d’une manière médiate et non immédiate, d’une manière originale et non simplement individuelle.

    Pour nous, un roman ne se résume pas à un pitch, encore moins à un sujet. Nous ne faisons pas de storytelling. Le roman n’est ni un show, ni une confidence, ni juste un scénario. Et, si écrire a une vertu thérapeutique, elle ne doit pas être centrale. L’important n’est pas seulement de raconter, mais comment on raconte.

    Enfin : le roman contemporain s’inscrit dans une histoire littéraire. Cette histoire est loin d’être finie. Nous cherchons à la prolonger. Nous cherchons des images, nous voulons une syntaxe bouleversante, nouvelle. Nous voulons continuer ce combat avec et contre la langue. Cette lutte est notre moyen de dire le réel. Sans elle, le journalisme, qui ne peut pourtant pas tout, restera le seul discours pour dire le contemporain.

    Ecrire ce qui attend d’être compris, mis en mots

    Ce contemporain est-il si impossible à écrire ? Aujourd’hui la France craque de tous côtés, se fait dépecer par ceux qui sont censés la protéger, la mort violente peut nous prendre au coin de la rue. L’Europe se disloque, la Méditerranée est devenue un cimetière. Pour défendre un bout de forêt, des jeunes risquent leur vie. Le chaos monte, des puissances s’effondrent. Certaines charment, d’autres font peur. Nous ne comprenons pas tout. Mais c’est dans cette époque et dans ce pays-ci qu’arrivés à l’âge adulte nous écrivons des romans. Nous voulons écrire ce qui n’a pas encore été écrit, ce qui attend d’être compris, mis en mots. Il y a urgence. Comment a-t-il été possible, se demanderont les lecteurs du futur, que les écrivains des années 2010 aient pu à ce point détourner les yeux d’une époque qui réclamait si urgemment leur travail ?

    Pourtant l’envie et le besoin de fictions de nos contemporains sont intacts. Le polar ne s’est jamais aussi bien porté, ainsi que les littératures dites « de l’imaginaire » (fantasy, SF). Sans compter cette aura dont bénéficient encore les Anglo-Saxons, ces « raconteurs d’histoire » hors pair.

    Alors pourquoi nous, auteurs français, devrions-nous renoncer ? De quoi avons-nous peur ? 
    Trouver la manière de dire le présent est plus difficile, puisqu’il ne s’agit pas de le transposer platement. Il s’agit déjà de le voir, de nous y rendre sensibles, de ne pas minorer sa gravité, de ne pas éviter sa brutalité. Ce que nous cherchons à faire, c’est puiser dans notre sensibilité artistique où ce contemporain se dépose, au lieu de le fuir.

    Résistons aux modes éditoriales

    Mais, pour cela, encore faudrait-il nous donner de l’espace. Pour que notre envie d’une littérature vivante ne soit pas mise sous le boisseau, il va falloir, et vite, que le monde littéraire s’ajuste. Que nos recherches et tentatives, quand elles donnent des résultats, soient considérées avant d’être jetées dans le bac « littérature expérimentale ». Que les critiques littéraires puissent aller chercher les livres moins évidents, plus difficiles et sachent en dire l’importance pour leur donner une chance de rencontrer un public.

    Que sur les centaines de romans qui sortent à la rentrée, les médias ne s’acharnent plus à parler toujours des quinze mêmes. Que la question du style ne soit pas enfouie au fin fond des articles, voire ignorée entièrement dans certains.

    Que les festivals essaient d’inventer d’autres formes de débats littéraires qu’autour de « thématiques » qui réduisent le livre à un sujet.

    Que les jurés littéraires ne le restent pas plus de deux ou trois ans de suite. Que les jurys soient paritaires.

    Qu’ils ne méprisent pas les livres des petites maisons d’édition.

    Qu’ils ne soient plus rémunérés par des grandes maisons d’édition.

    Qu’ils fassent courageusement preuve d’autonomie, vis-à-vis des médias comme des succès commerciaux. Afin qu’ils conservent simplement un jugement à eux : qu’ils nous révoltent peut-être mais qu’ils nous surprennent surtout.

    Enfin, ne nous arrêtons pas aux sacro-saintes listes de prix, résistons aux modes éditoriales, aux formules toutes faites (« les romanciers français ne savent pas, ou ne veulent pas écrire de fiction »).

    Nous ne formons pas une école

    Nous sommes romanciers, mais aussi poètes ou dramaturges. Nous sommes encore jeunes. Nous consacrons notre temps et notre esprit à la littérature. Nous sommes passionnés. Nous voulons écrire des romans parce que, face à cette réalité que certains fuient et d’autres réduisent à leur nombril, nous pensons que la fiction a un rôle à jouer. Pour nous, la fiction déplace la réalité : elle a cette double force de mouvoir notre regard sur le monde, et de nous émouvoir.

    Certes, cela donne souvent des livres déroutants. Mais peut-être que, pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux. Des romans difformes qui frôlent la catastrophe, osent la poésie, qui n’aient pas peur de l’inédit et de l’indicible. Nous voulons réveiller la monstrueuse puissance du roman, sa formidable puissance de monstration, capable de « briser la mer gelée en nous » (Kafka). Sinon nous finirons tous reporters, étouffés entre l’autofiction et l’exofiction.

    Nous ne formons pas une école, car il n’y a pas de panacée en littérature. Nous ne sommes pas tous d’accord. Mais quelque chose nous réunit : nous avons envie que le roman ne soit pas juste une marchandise, ni même un moyen-pour-faire-lire-les-gens, mais une affaire brûlante et nécessaire : un art contemporain.

    Aurélien Delsaux (né en 1981), Sophie Divry (née en 1979) et Denis Michelis (né en 1980). Co-signataires : Pierre Barrault (né en 1986), Fabien Clouette (né en 1989), Olivier Demangel (né en 1982), Thomas Flahaut (né en 1991), Quentin Leclerc (né en 1991), Marion Messina (née en 1990), Ariane Monnier (née en 1984), Mariette Navarro (née en 1980), Pia Petersen (née en 1966), Emmanuel Régniez (né en 1971), Benoît Reiss (né en 1976), Stéphane Vanderhaeghe (né en 1977), Antoine Wauters (né en 1981).

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