Pourquoi, depuis sa création, l’AFEF[1] s’associe-t-elle au Forum des enseignants innovants ?
Une première évidence, nous nous reconnaissons plutôt bien dans une certaine idée de l’innovation. Dans la mouvance des aspirations qui ont précédé mai soixante-huit, notre association s’est créée en réponse à un appel au changement dans l’école. En questionnant des postures enseignantes exagérément transmissives, elle s’inscrivait dans de nouvelles pratiques de conduite de classe qui visaient à mieux prendre en compte l’afflux d’élèves divers depuis la généralisation de la scolarisation en collège. La nécessaire démocratisation qui était posée là faisait écho, certes, à des préoccupations égalitaires, mais aussi à un besoin de nouveauté qui émergeait depuis l’après-guerre, porté par une idée selon laquelle le progrès technologique était supposé entrainer, dans le sillage d’un confort matériel dont notre pays avait bien besoin, un progrès social basé sur plus de justice et d’éducation.
En effet cette idée de l’innovation, faut-il le rappeler, avant d’entrer dans l’école comme un crédo pratiquement indiscutable, a émergé, au milieu du vingtième siècle, d’une conception du monde ancrée dans la production. Il s’agissait de créer de nouveaux produits pour répondre aux besoins, conquérir de nouveaux marchés en alimentant, voire en créant la demande. Le nouveau était censé apporter du mieux et l’accélération du renouvèlement perpétuel allait faire des « effets de mode » une expression consacrée. Cette survalorisation de la nouveauté était inséparable d’une conception du monde fondée sur une idée de progrès positif, redondance nécessaire pour l’exprimer pleinement, que même les mouvements contestataires auront du mal à renier jusqu’à ce que le premier choc pétrolier les ramène à la réalité concrète de nouvelles habitudes de confort difficiles à renier, et porteuses, elles aussi, d’un idéal égalitaire.
L’école avait commencé sa mutation, mai soixante-huit avait imposé de nouvelles relations dans les classes, les mouvements étudiants essaimant dans tout le pays balayaient le mandarinat le plus visible, et on allait chercher dans les mouvements pédagogiques des manières de repenser l’école, de nouvelles postures de l’enseignant, de nouvelles démarches pour faciliter les apprentissages. L’innovation sociale faisait son chemin dans l’institution, comme par diffraction ; elle ne la quitterait plus, accompagnée de l’idée que l’avenir était dans la technologie, et que le progrès était dans ces nouveaux outils, de plus en plus perfectionnés. Comme on avait encensé, dans les entreprises et les ménages, les appareils libérateurs de tâches répétitives, dans l’école, on s’emparait de machines qui, ouvrant des perspectives nouvelles, n’avaient d’égal en puissance que leur obsolescence programmée. Les « effets de mode » se sont succédé, les technologies se sont installées durablement, l’innovation du même nom a trouvé sa place dans l’école, et nul d’entre nous n’aurait l’idée de le contester, même si des voix s’élèvent pour questionner à nouveau le lien entre le désir d’une innovation sociale et la réalité de l’innovation technologique.
Cette question est bien au centre de la problématique de l’innovation telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui. Et le Forum des enseignants innovants, dès sa création, n’en pas été exempt. Certains l’amalgamant avec les TICE auraient pu le faire dériver vers une conception purement technologique, faisant croire qu’une technologie, parce qu’elle est nouvelle, apporte forcément une amélioration. La polémique du premier Forum, autour de la présence pourtant discrète d’un partenaire privé de l’industrie du logiciel, le faisait pencher vers cette représentation d’une prééminence de la technique dans l’innovation, heureusement démentie par la diversité et la qualité des projets présentés.
Certes les réseaux sociaux peuvent constituer un support de communication intéressant dans et hors la classe, mais à la condition d’être interrogés sur ce qu’ils apportent vraiment en matière d’apprentissages : sont-ils un moyen de décrypter les relations sociales qu’ils induisent, et, par là, d’accompagner les élèves et les protéger de pratiques toxiques ? Sont-ils un moyen de faciliter l’entrée dans l’habitude d’écrire, de créer une accoutumance qui permettra ensuite de travailler un écrit plus développé et organisé ? Ou sont-ils l’instrument d’une soumission pure et simple à une nouveauté sociale, posant encore une fois la question de la dépendance de l’école aux modes qui traversent la société à un rythme soutenu ?
Certes, aujourd’hui, les tablettes gagnant en miniaturisation et en maniabilité sur les ordinateurs, prennent une place de choix comme outils de travail si elles permettent d’accompagner les élèves dans leur accès à l’information et leurs compétences documentaires. Mais s’il s’agit seulement de faire entrer dans l’école un nouvel accessoire, parce qu’il est tendance et qu’ainsi les élèves la trouveront moins ringarde, nous risquons, là encore, de nous tromper d’objectif. Entre faire de l’école un sanctuaire du passé et sacrifier à toutes les modes sous prétexte que c’est nouveau, il y a une marge qui doit être analysée en termes d’apprentissage.
Loin de nous, évidemment, la volonté de critiquer les technologies, nous sommes tous des utilisateurs et défenseurs des TICE. Mais ces précautions oratoires tendent à montrer qu’il peut ne pas être inutile, aujourd’hui, de s’interroger sur la ou les conceptions de l’innovation portées par le Forum des enseignants innovants. Et si l’idée que l’innovation est synonyme de nouveauté technologique perdure bien chez certains participants au Forum, elle n’est pas dominante, et se trouve fortement concurrencée par d’autres conceptions, celle de l’innovation pédagogique qui interroge les démarches, l’organisation de classe, les types de production, les modes d’évaluation, et celle de l’innovation sociale qui interroge les modes de relations dans la classe et le rapport au pouvoir.
Deux conceptions qui méritent, là encore, que nous nous y arrêtions.
Quid de l’innovation pédagogique ? En matière d’éducation, quelle est la part d’idées véritablement nouvelles que nous pouvons pointer ? Les solutions proposées par les uns ou les autres, autour de la différenciation, de l’implication des élèves, d’une évaluation positive, ont déjà été théorisées depuis longtemps par l’éducation nouvelle et les pédagogies actives, de Rousseau à Freinet, de Decroly à Montessori… Et y aurait-il vraiment lieu d’inventer d’autres solutions aux difficultés actuelles alors que celles dont nous disposons, si elles étaient appliquées, pourraient suffire, dans un grand nombre de cas, à améliorer la situation ? Nous voyons bien que nous ne sommes pas confrontés à la question du nouveau, mais plutôt dans une tension jamais résolue entre des conceptions plus ou moins traditionnelles, la pédagogie étant affublée de connotations diverses selon le côté où l’on se situe de l’éternelle Querelle des Anciens et des Modernes. Sous prétexte qu’elle serait nouvelle, une démarche serait-elle meilleure ? Nous pourrions trouver des exemples de pratiques de sélection des élèves qui, introduisant une nouveauté incontestable par des outils scientifiques de fichage très élaborés, ne constituent pas un progrès démocratique. Nous pourrions trouver des outils informatiques de bachotage très perfectionnés qui ne se situent pas du côté d’un progrès intellectuel.
Et quid de l’innovation sociale ? Pour revenir sur notre hypothèse de départ : dans le domaine social, le nouveau est-il toujours porteur de mieux ?
Si les relations au sein des classes et des établissements ont bien changé depuis que ce concept est entré dans l’école, nous aurions du mal à dire s’il s’agit vraiment d’innovation sociale, et si le rapport au pouvoir est différent. Nous pouvons en douter quand nous regardons comment l’innovation s’est enkystée dans l’institution. Françoise CROS soulignait déjà en 1993 l’ambigüité des relations entre innovation et institution : « au mieux, l’innovation permet à l’institution de se renouveler, de se conforter en lui procurant des représentations plus au gout du jour. […] La plupart du temps, l’innovation permet aux élèves et aux professeurs d’assurer dans des conditions optimales la formation pour laquelle ils œuvrent et qui correspond à celle déclarée officiellement (démocratiser l’école et former des élèves...). »[2] L’innovation, en entrant dans l’école par la petite porte, est aussi entrée peu à peu dans l’institution qui lui déroule le tapis rouge en l’intégrant, voire la récupérant peu à peu, sans honte de la dénaturer.
Si la page « Politique éducative » du Ministère porte comme sous-titre « L’École innove », nous sommes perplexes quant aux programmes proposés qui semblent aller par paires : internats d’excellence pour les motivés et établissements de réinsertion sociale pour les perturbateurs ; expérimentation sportive et éducation aux TICE, très marginale adaptation de rythme scolaire d’un côté, et idéal d’une société de l’information grâce à la technologie de l’autre ; quant au programme ECLAIR, censé porter le flambeau de la politique éducative, une observation des pratiques met nettment plus en évidence l’ambition et la réussite que l’innovation pédagogique. Et pour couronner le tout, les Journées de l’Innovationqui se sont tenues en mars, en essayant de copier le Forum, ont donné à voir ce que le Ministère met en vitrine, des projets fort intéressants, bien sûr, mais triés sur le volet, dans une logique descendante de distribution de bons points plutôt que de valorisation ascendante de ce qui se fait sur le terrain. Et le jeu d’échecs, dont nous ne doutons pas qu’il ait des vertus, quoique pas forcément éducatives, mériterait certes mieux que cette caricature médiatisée par Garry KASPAROV qui donne à l’élève qui l’interroge cette explication à son engagement pour l’innovation en éducation : « pour amener les enfants d’un niveau plus bas à un niveau plus haut ». Nos élèves méritent peut-être un peu plus. Et les enseignants qui avaient fait l’effort de présenter leur travail aussi.
Car, dans ce cadre, qu’en est-il des enseignants ? Et qu’en est-il des innovateurs ? Le Forum auquel nous participons n’est pas celui de l’innovation, mais des « enseignants innovants ». Alors devrait-on parler d’une école de l’innovation ou des innovateurs à l’école ? Si l’institution incorpore l’innovation, que deviennent les innovateurs ? Une partie d’entre eux se situe toujours à la marge, profitant des interstices ou des failles du système pour introduire une solution nouvelle. Et, loin de remettre en cause fondamentalement ce système, ils s’y installent dans une position dedans-dehors, souffrant, à la fois, de ne pouvoir supporter les lourdeurs et rigidités internes, et de n’être pas reconnus à la juste mesure des efforts qu’ils fournissent, leur critique de l’institution s’assortissant bien d’une demande de reconnaissance qu’ils jugent légitime. Selon Françoise CROS, « l’innovation est un affichage social »[3]. Ce sont des enseignants qui innovent pour pouvoir continuer, qui se questionnent perpétuellement sur les savoirs, sur les élèves, sur les manières de transmettre les savoirs, d’amener les élèves à apprendre, à comprendre… Jusqu’à en avoir le tournis et se demander s’ils peuvent toujours trouver du nouveau, si la surenchère les rend plus performants, et s’ils n’en acquièrent pas parfois une certaine arrogance vis-à-vis de leurs collègues qui la leur rendent par un mépris cruel.
L’innovation est-elle un but, comme dans les projets-vitrines de promotion de la nouveauté comme prêt-à-penser ? Ou est-ce un état, celui d’être innovant, inscrit dans le désir de ceux qui la portent. Et quand le désir faiblit, aucun remède extérieur ne peut le compenser. Une innovation n’a de valeur que vécue par son acteur, chaque enseignant a besoin de réinventer ses solutions, même si elles ont été trouvées par d’autres. Il n’y a rien de bien nouveau en éducation, et quand bien même il y en aurait, le nouveau serait-il automatiquement gage de mieux ? Pourquoi reprocherait-on à un enseignant de reprendre des concepts, des pratiques, des démarches déjà bien connus, mais dont il considère qu’ils apportent ce dont ses élèves ont besoin ? En les redécouvrant, en les appliquant, il innove, non pas en apportant un objet nouveau, mais en se plaçant dans la posture d’un enseignant qui ne peut pas faire autrement que d’innover continuellement sinon, il s’ennuie, et il ennuie ses élèves ; car les processus d’apprentissage, comme la relation pédagogique, sont inséparables des personnes, et un enseignant ne peut pas être dans la répétition quand il se réapproprie des démarches pertinentes pour ses élèves ou des postures conformes à ses idéaux pédagogiques. Ce que nous qualifierions d’innovant, c’est donc plutôt l’état d’un sujet qui se remet constamment en question pour trouver les meilleures solutions qui aideront ses élèves à apprendre, à produire, à communiquer.
Dans ce sens, il n’y aurait pas d’innovation dans l’école, il n’y aurait que des enseignants innovants.
Pour conclure, il nous semble que le Forum des enseignants innovants ne continuera à affirmer sa position dans l’espace éducatif que s’il interroge régulièrement les différentes conceptions de l’innovation qui y circulent :
- l’innovation technologique, certes utile, voire indispensable, à condition de ne pas en faire un apriori indiscutable qui vaudrait surtout par une survalorisation de la nouveauté sans véritable réflexion sur ce qu’elle apporte dans la classe ;
- l’innovation pédagogique, dont nous avons bien vu que, si elle ne crée rien de nouveau, elle reprend et recycle constamment les quelques grandes idées fondamentales d’une pédagogie progressiste qui la situe du côté des « Modernes » ;
- l’innovation sociale, somme toute plutôt faible, tant l’innovation trouve sa niche dans l’institution, à l’opposé d’une approche révolutionnaire. Loin de remettre fondamentalement en cause les relations de pouvoir dans l’école, les enseignants sont poussés à innoverpar une pression sociale qui valorise peut-être exagérément le nouveau ; mais ceux qui se lancent vraiment dans l’aventure sont surtout mus par un désir personnel de toujours faire mieux, dans un intérêt mutuel, le leur par refus de la routine, celui de leurs élèves pour les faire progresser au mieux dans leurs apprentissages.
[1] AFEF : Association Française des Enseignants de Français – www.afef.org
[2] L’innovation à l’école : forces et illusions, Françoise CROS, PUF 1993, p. 73-74
[3] « L'innovation, c'est ce qui s'affiche " innovation ". C'est soit le prof lui-même qui dit : " attention, je fais une innovation, je suis innovateur ", soit c'est le chef d'établissement qui a besoin des innovations pour afficher son projet. Soit c'est l'inspecteur qui veut valoriser telle action pour des motivations différentes qui peuvent aller de la reconnaissance d'une pédagogie qu'il apprécie mieux que les autres, à une reconnaissance des réussites des élèves sur certains aspects, soit alors, il s'agit d'un dispositif qui a été créé là pour drainer des innovations. Autrement dit, ne nous faisons pas d'illusion, l'innovation est un affichage social. C'est quelqu'un qui dit : " ça, c'est une innovation, ça, ce n'est pas une innovation "» Françoise CROS - http://innovalo.scola.ac-paris.fr/interacademiques/conference_F_Cros.htm