Un train peut en cacher un autre : bilan d’étape de la Refondation
Assemblée Générale du CRAP - 22 octobre 2013 - Lyon
Table ronde avec Nathalie Mons, Philippe Meirieu, Yves Fournel, Philippe Watrelot,
animée par Michèle Amiel
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Temps fort soulignant l'ouverture du CRAP vers la société et ses partenaires, la table ronde intitulée « Refondation de l'école, passons aux actes! », animée par Michèle Amiel, rassemblait Nathalie Mons, professeur de sociologie qui avait copiloté la réflexion préalable en 2012, Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, conseiller régional Rhones-Alpes, Yves Fournel, maire-adjoint de Lyon, co-initiateur de l'appel de Bobigny, président du réseau des villes éducatrices, et Philippe Watrelot, président du CRAP, formateur à l'ESPE de Paris.
"Work in progress"
Nathalie Mons est revenue sur le "caractère systémique" du projet de refondation et a développé ce qui selon elle fait obstacle au processus[1]. Elle soutient que, pour réussir, la Refondation devra s'affranchir du "diktat des postes", soutenir les collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation, rompre avec "une vision enchantée de l'action publique" pour adopter ce que Philippe Watrelot nomme le "work in progress".
A tous ceux qui regrettent un déficit de concertation, Yves Fournel concède un échec dans la transmission du niveau national au niveau de chaque école et Nathalie Mons un déficit de communication sur les politiques de décentralisation, reconnaissant au passage qu'une réforme peut en cacher une autre.
Ainsi, à travers cette notion de "work in progress", on voit se dessiner au moins trois points de vue sur la situation et les perspectives.
Hauteur de vue de la sociologue, conseillère des pilotes de l'action publique, qui espère la poursuite de la décentralisation et rappelle la nécessité de remédier aux grandes inégalités entre collectivités territoriales. A ses yeux, la problématique centrale pour les professionnels et usagers, exclus du cadre décisionnel que la démocratie réserve aux "représentants qualifié" (par qui?) serait leur appropriation à travers des consultations locales sur les modalités de mise en œuvre. Le second point de vue est celui, offensé et offensif, du représentant des collectivités territoriales, Yves Fournel. Il avoue des difficultés qui ne mettraient pas en question le fond[2]. Ce ne serait que des problèmes de mise en œuvre : il conviendrait, pour y remédier, de "définir les conditions d'évolution des processus". Mais il pointe aussi d'autres responsables : qui sont ces adultes dont les intérêts prévalent sur ceux des enfants ? Quels sont ces professionnels qui ont manqué de respect à d'autres professionnels? Quels sont ces parents dont les enfants sont fatigués parce qu'ils ne savent pas imposer le respect des rythmes de sommeil. Et puis il y a le point de vue des fourmis, les enseignants, qui veulent croire à la priorité affichée aux plus faibles, aux élèves en échec scolaire, qui se réjouissent de mesures telles que l'accent mis sur l'école maternelle et la scolarisation des 2-3 ans, et, par la voix de Philippe Watrelot fustigent les résistances en particulier celles… des enseignants.
De quelles fractures ces écarts sont-ils porteurs?
Deux conceptions ont affleuré dans cette table ronde sans, encore, s'opposer clairement même si des points de tension sont apparus.
Quelle place pour l'école en tant qu'institution d'éducation nationale?
Le premier point de tension porte sur le "périmètre" de la réforme.
D'un côté on trouve ceux qui, à l'instar de Philippe Meirieu, espéraient une évolution (révolution ?) profonde de l'institution elle-même. Tout en se félicitant de l'ajout du mot "culture" au socle pour faire pièce à une vision trop technocratique, le chercheur en pédagogie déplore une loi trop centrée sur la forme scolaire traditionnelle, telle qu'elle a été héritée de la loi Guizot de 1833, comme gestion de flux rassemblant un groupe d'âge dans une même classe pour faire le même cours. Philippe Meirieu souligne que le fait d'avoir procédé par corrections des lois et décrets précédents pose un problème de lisibilité des orientations et, partant, de démocratie. Pourquoi la possibilité d'ajouter la demi-journée le samedi est-elle seulement dérogatoire? La réforme des rythmes a été organisée selon des implicites : les trois heures récupérées font quatre fois quarante-cinq minutes. C'est un carcan qui interdit de penser la journée et la semaine scolaire, donc une authentique refondation de l'institution.
De l'autre ceux qui, comme Yves Fournel, souhaitent que le cadre de la décentralisation aboutisse à une sorte de dissolution de l'école en tant qu'institution (non en tant que fonction), se réjouissent de la reconnaissance des projets éducatifs de territoires et reprochent à la loi "une vision encore trop centrée sur l'école au lieu d'une programmation globale centrée sur l'enfance et la jeunesse". L'enjeu, à leurs yeux, est une approche globale de l'enfant et de sa famille, l'articulation des différents temps éducatifs qui implique que la refondation de l'école se fasse par le lien entre l'école et son territoire pour définir des objectifs communs ; elle passe donc par l'articulation des projets d'établissements aux projets de territoires.
Ainsi le questionnement autour de la refondation de l'école, tel qu'il émerge de cette table ronde, pourrait s'illustrer dans un dilemme : l'effort de l'État doit-il être dirigé vers l'institution scolaire pour la repenser, en faire le lieu et l'instrument de la lutte contre la reproduction des inégalités sociales en repensant les curriculums, en prenant en compte ce que les recherches nous apprennent des rapports aux savoirs des classes populaires ? Ou bien l'effort de l'État doit-il être dirigé vers la décentralisation, l'accompagnement des collectivités territoriales, la correction des inégalités entre ces dernières, la conception de "parcours" à l'image du parcours culturel ou de celui d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel. C'est ce dilemme qui explique la cristallisation autour des rythmes scolaires.
Où l'on retrouve l'opposition de la culture et des compétences
Après s'être réjoui de l'article 26 de la loi de refondation[3] parce qu'on ne peut traiter organisation, temps et contenus séparément, Philippe Meirieu a invité l'assemblée à se demander quel pourrait être le paradigme organisateur du contenu si on ne construit pas clairement le lien socle - programme. Leur dualité renvoie selon lui à assurer l'insupportable coexistence entre deux paradigmes : compétences - évaluation quantitative - individualisation, d'une part et culture - différenciation - unités de valeur, d'autre part.
La notion de compétence nous a fait progresser, dit-il, mais son hégémonie est problématique quand elle organise cursus et individualisation des parcours de formation. Il se fait virulent, affirmant que le fonctionnement de l'institution en est dévitalisé : sur 72 collèges testés, 92% des innovations consistent en externalisation hors de la classe du traitement de la difficulté scolaire ce qui dévitalise le cœur de la classe en tant qu'activité cognitive. Ce serait lié à un émiettement de la définition des contenus, une segmentation des savoirs, un déni de la pédagogie de projet, de l'ambition culturelle obligée à passer « sous fourches caudines de l'employabilité européenne ». Il prend pour exemple l'évaluation en langues vivantes du bac qui valide des micro-compétences techniques au détriment de l'entrée dans l'intelligence de la culture de l'autre.
Dans la loi, il voit avec intérêt la notion de parcours pour subvertir les découpages en disciplines et la segmentation des savoirs; il lui semble qu’elle peut servir d’appui pour aller vers les portfolios, la capitalisation des savoirs, contre les notes. Il appelle des programmes qui donnent place au plaisir d'apprendre et de travailler en généralisant dès le début de l'école élémentaire, plutôt que la morale, la philosophie l'histoire des savoirs, les récits... La conception de parcours n'est pas incompatible avec l'existence du socle et les programmes, dit-il : on peut avoir un référentiel final : quel mémoire soutenir et un ou deux travaux terminaux. Opposé aux notes, Philippe Meirieu a plaidé pour des unités capitalisables qui soient des taches complexes.
Interpelé par Philippe Watrelot auquel une polémique sur le sujet l'avait déjà opposé, Philippe Meirieu a précisé qu'il n'était pas hostile au mot compétence mais au paradigme de l'enseignement par compétences s'il est conçu comme une accumulation : la somme des compétences ne fait pas un savoir, un métier, un projet. Il faut, déclare-t-il, choisir entre les paradigmes de la compétence et du projet.
Et la formation dans tout cela?
Là encore les consensus sont vraisemblablement plus apparents que réels. Premier constat : la place du concours en fin de M1 réduit la part de professionnalisation à une seule année. Il semble que tout le monde soit d'accord pour le déplorer, y compris Philippe Meirieu qui a avoué avoir "raté le coche" de la place du concours en 89. Il y a sans doute aussi accord pour considérer que la question de la formation continue est cruciale, pas seulement pour les enseignants, ajoute Nathalie Mons. A noter le rappel d'Yves Fournel : les Espé ne forment pas que les enseignants mais également les métiers de l'éducation. Divergence par contre, qui n'a pas été approfondie, pour savoir si l'université est le meilleur cadre pour la formation ou bien si la professionnalisation est un processus qui s'opère entre pairs et que, dans le droit fil de l'Éducation Populaire, les mouvements pédagogiques doivent irriguer.
[1]Selon N. Mons, un grand nombre des obstacles actuels à la refondation de l’école, se rencontrent dans d'autres pays : l'état est régulateur et opérateur en matière d'éducation ; c'est un secteur lourd qui représente 4% des emplois, 12 millions d'élèves, 1/3 des fonctionnaires, de sorte que même la mobilisation de beaucoup de ressources semble du saupoudrage ; les réformes impliquent la vie privée d'un grand nombre de familles qui réagissent.
Parmi les particularités françaises, outre la mise en question du corporatisme, de la gestion paritaire, et du repli sur le cadre national français qui explique un débat sur les critères des comparaisons internationales plus que sur le fond, elle met en avant des éléments moins convenus. Le collège unique est apparu dans bon nombre de pays dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale de sorte que la France a accumulé un "stock (sic) d'adultes aux compétences faibles" en littératie et dans le domaine du numérique, public inapte à participer à la réforme. Ou encore le fait que la faiblesse de la formation pédagogique des enseignants empêche leur constitution comme corps de spécialistes au moment où les expertises disciplinaires sont en régression.
[2]Pour Yves Fournel, président du Réseau des villes éducatrices, les difficultés rencontrées par les collectivités locales dans la mise en œuvre, lors de la rentrée 2013, des nouveaux rythmes scolaires, sont de 3 ordres : matérielles (finances et ressources humaines), de conception (mauvaise appréhension de l'intérêt des enfants de maternelles) ou dans la gestion des temps de transition pour assurer la sécurité.
[3] L’article L. 321-3 [du code de l’éducation] est remplacé par les dispositions suivantes :
« Art. L. 321-3. - La formation dispensée dans les écoles élémentaires suit un programme unique réparti sur les cycles mentionnés à l'article L. 311-1 ; la période initiale peut être organisée sur une durée variable.
« Cette formation assure l'acquisition des instruments fondamentaux de la connaissance : expression orale et écrite, lecture, calcul, résolution de problèmes ; elle suscite le développement de l'intelligence, de la sensibilité artistique, des aptitudes manuelles, physiques et sportives. Elle dispense les éléments d’une culture scientifique et technique. Elle offre une éducation aux arts plastiques et musicaux Elle assure l’enseignement d’une langue vivante étrangère. Elle contribue également à la compréhension et à un usage autonome et responsable des médias.
« Elle assure conjointement avec la famille l’éducation morale et civique qui comprend obligatoirement, pour permettre l’exercice de la citoyenneté, l’apprentissage des valeurs et symboles de la République, de l'hymne national et de son histoire. »