Association française pour l’enseignement du français

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  • 28
    Juin

    Sexisme et libéralisme, de PIerre Bruno

    "dépasser le stade de la condamnation vertueuse pour s’attacher à l’étude de logiques concrètes et de corpus élargis"

     

    Hasard du calendrier, l’introduction de la question des genres dans les programmes scolaires et les polémiques qu’elle soulève se font au moment même où, par delà de graves accusations qui relèvent du domaine de la justice, de nombreux commentaires ont pu donner la fâcheuse impression d’une coupable tolérance pour les violences sexuelles.

    Sans doute n’y a-t-il là rien de nouveau, les affaires Polanski et Cantat, où les faits étaient eux avérés, ont suscité en leur temps les mêmes polémiques. La question du sexisme, loin de pouvoir être réduite à une idéologie monolithique ou à un choc des sexes, des cultures ou des civilisations est au contraire le lieu de ruptures, de contradictions et de « conflits de sens » dont parlait Pierre Macherey. La diffusion et la réception des stéréotypes discriminants s’expriment par le prisme de logiques sociales qui leur sont extérieures. S’ils n’expliquent pas tout, les effets de champ sont multiples. Dans les biens culturels, l’expression du sexisme obéit à des logiques marchandes : dans la presse ou l’offre des groupes multimédias, les oeuvres les moins chères sont aussi celles qui véhiculent l’image de la femme la plus régressive. La reconnaissance des gender studies comme objet scientifique s’explique, elle, par la politique libérale de l’enseignement supérieur qui valorise la reconnaissance internationale et incite les universitaires souhaitant être bien évalués à suivre les disciplines académiques nord-américaines. La condamnation de sexisme interfère avec les présupposés sur la dangerosité des groupes sociaux (le même fait divers pourra être interprété comme l’expression d’un sexisme populaire, le dérapage individuel d’un bourgeois ou de la passion d’un artiste) sans parler des instrumentalisations politiques, souvent grossières, procédant par des essentialisations culturelles (opposant par exemple religions de guerre comme l’islam et religions d’amour comme le christianisme et le judaïsme) qui peuvent aller, chez certains néoconservateurs jusqu’à lier lutte contre le sexisme et condamnation du féminisme.

    Si les expressions du sexisme sont extrêmement différenciées, sa dénonciation tout à fait légitime peut reposer sur des principes très différents et, parfois, plus discutables. Il faut ainsi objectiver les différents paradigmes politiques qui peuvent influer sur la forme de la dénonciation du sexisme mais aussi sur la place occupée par cette dernière par rapport aux autres luttes contre les discriminations. Dans son ouvrage polémique (La diversité contre l’égalité, Liber / Raisons d’agir, 2009), Walter Benn Michaels développait l’idée selon laquelle le traitement de la question du sexisme, et plus largement des droits des minorités, reflète un changement progressif de la manière de penser la question sociale. Cette dernière n’est plus perçue en terme d’inégalités économiques à réduire (par le biais de négociations ou de luttes) mais de diversité culturelle à respecter : à la lutte des classes se substitue progressivement le droit à la différence. Sans céder à des raccourcis abusifs reconnaissons que cette institutionnalisation des gender studies se fait à l’heure où certains pressent la gauche d’abandonner les classes dominées au profit des groupes tolérants, où les politiques cherchent à créer du lien culturel plutôt qu’à combler des fossés économiques et où le concept d’égalité des chances se substitue à celui d’égalité des places (pour reprendre les termes de François Dubet, Les places et les chances. Repenser la justice sociale,République des idées / Seuil, 2010). Comme si le caractère désormais inéluctable de la compétition sociale et des inégalités qui en résultent rendait inacceptables les handicaps liés au genre ou à la couleur de peau.

    Plus spécifiquement, rappelons que la lutte contre le sexisme doit aussi porter sur les outils de cette lutte : la culture, l’enseignement… Le système éducatif n’échappe ni aux discriminations (Philippe Jacqué, « A l'université, les femmes se heurtent aussi au plafond de verre », Le Monde 12 juin 2011) ni aux stéréotypes institutionnels (Blandine Grosjean, « Recrutement des profs : elle a des rêves, il a de l'ambition », Rue 89, 16 juin 2011). Quand à la culture et à la littérature nous pouvons reprendre les mots qui introduisaient le numéro du FA sur « Genre sexisme et féminisme » (n°163, déc. 2008) :

    Les programmes et manuels d’histoire littéraire n’accordent qu’une portion congrue aux auteurs féminins. Pour ne prendre qu’un exemple tiré des travaux de Christine Planté, (responsable de l’équipe des dix-neuvièmistes à LIRE-Lyon 2), l’index final de l’Histoire littéraire française du XIXe siècle publiée en 1998 chez Nathan ne comprend que 21 femmes sur 400 à 500 écrivains, journalistes et éditeurs. Sans doute, l’école n’est-elle pas seule responsable et ne fait-elle que reproduire des modes de fonctionnement sociaux et les valeurs de l’institution littéraire : non seulement les femmes ne représentent que 15 % des 600 prix littéraires décernés depuis le début du XXe siècle mais ce taux se réduit encore avec l’honorabilité du prix (9 % pour le Goncourt, 5 % pour le Nobel). Inversement les pratiques de lecture restent fortement sexuées : le lecteur de littérature est plus souvent une lectrice. On pourra en inférer une impuissance de l’institution ou bien une responsabilité dans la reconduction des habitus. À tout le moins les faits sociologiques témoignent de la difficulté éprouvée par l’école pour contrebalancer le poids des variables sexistes dans l’accès à la culture et à la lecture. Force est de constater aujourd’hui la permanence des stéréotypes et discriminations sexistes dans la société et ceux-ci continuent à se refléter pour une bonne part dans l’offre de textes à lire, y compris dans la littérature de jeunesse. Mais il y a plus troublant : comment ne pas s’interroger sur un mouvement régressif caractérisé par exemple par le retour en force de collections pour filles et pour garçons qui avaient temporairement disparu (sous leur forme les plus visibles et les plus contestées du moins) ?

    On le voit, il est nécessaire de montrer aux jeunes la construction sociale des « genres » et de combattre le sexisme. Il est aussi nécessaire de voir comment ces bases indiscutables ne pouvant suffire, il faut dépasser le stade de la condamnation vertueuse pour s’attacher à l’étude de logiques concrètes et de corpus élargis. Il faut surtout reconnaitre les fondements divergents et même contradictoires des discours antisexistes pour montrer que la défense des droits des femmes ne passe pas forcément par la défense de l’Occident, la promotion du libéralisme marchand ou l’acceptation des inégalités économiques. On peut craindre que les femmes n’aient rien à gagner au maintien de telles ambiguïtés.  

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