Des programmes de français au lycée sur une ligne de crête
Pour sortir des éléments de langage
Lire aussi le CR de la réunion
du groupe "français" au CSP
Préconisations de l'AFEF au CSP :
Courrier du 12 octobre
Les programmes des enseignements au lycée sont en cours de préparation dans le plus grand secret. Des groupes d’experts ont été nommés en juin, dont la composition[1] est accessible sur le site[2] du Conseil Supérieur des Programmes (CSP), ainsi que la note d’orientation[3] qui leur a été adressée. Les contributions[4] des experts sollicités pour les programmes des cycles 2, 3 & 4, sont toujours en ligne sur le site du CSP, et on pouvait imaginer qu’ils allaient orienter didactiquement les travaux des groupes d’experts pour les enseignements au lycée.
Mais on voit bien, pour le français au lycée, que les programmes se situent immanquablement sur une ligne de crête ; ils oscillent entre des orientations didactiques (largement assimilées par l’institution et une grande part de la communauté enseignante), et les revendications passéistes (du plus grand nombre des associations invitées par le CSP pour se prononcer sur les projets de programmes).
L’AFEF se sent bien seule en effet parmi six associations pour lesquelles la modernité semble presque s’être arrêtée aux Temps modernes, et qui brandissent la contemporanéité comme un des épouvantails responsables de l’anéantissement d’une certaine culture dans les classes d’aujourd’hui.
Les mêmes associations ne se gênent pas pour se targuer de francophonie, dont on se peut se demander ce qu’elle recouvre si elle exclut la littérature vivante, et de littérature étrangère qui doit s’arrêter à Shakespeare et à Schiller.
Pour la littérature française, nous avons en effet vécu un moment ubuesque quand l’annonce par Paul Raucy, copilote du groupe des programmes de français, annonçait l’injonction explicite de faire lire personnellement aux élèves une œuvre d’un autre siècle que celle étudiée en classe dans le cadre des objets d’étude associant un genre à une large période historique : ainsi, les élèves ne pourront pas, la même année, lire une pièce de Molière s’ils étudient Racine en classe, fulminait un président d’association !!! L’inspecteur général avait beau expliquer que le genre théâtral était reconduit de 2ndeen 1ère avec les mêmes périodes, et que les élèves pourraient tout à fait lire deux pièces du XVIIèmesiècle durant leur scolarité au lycée, notre interlocuteur n’en démordait pas, le théâtre est d’abord classique, et ne parlons pas de représentations contemporaines qui pourraient s’éloigner du classicisme !
Les projets de programmes de français se situent clairement sur cette ligne de crête, ce qui explique probablement cette sensation diffuse et malsaine, à l’issue de la réunion du 4 octobre[5], que finalement tout le monde était content. Des désaccords s’étaient bien exprimés, mais sans les excès que nous aurions pu imaginer. Parce que, somme toute, chacun risque d’y trouver ce qu’il cherche, et c’est bien ce qui nous inquiète.
Les « classiques », en surnombre à la réunion, sortent confortés dans leur demande d’une approche chronologique qui, si elle ne l’est pas stricto sensu, est nette et peut difficilement être contestée quand elle n’empêche pas des circulations entre les siècles et les œuvres.
Ils sortent confortés par la suppression du sujet d’invention, par la confirmation de la dissertation et du commentaire en série générale, le sujet de contraction-essai étant laissé à la série technologique.
Ils ne s’inquiètent pas outre mesure des quatre œuvres imposées en classe de première.
Ils se réjouissent de l’annonce de l’explication linéaire d’un court extrait à l’oral de l’épreuve de français du baccalauréat.
Ils acquiescent à l’introduction des points d’étude de la langue à prendre en compte, et à l’interrogation sur un point de langue dans le texte à l’examen.
Quant à nous, nous restons avec nos questions, vite balayées, sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous. Nous étant procuré ces projets juste avant la réunion, malgré le refus de la présidente du CSP de les rendre publics, nous avions déjà pu nous rassurer par rapport aux bruits qui couraient, et pointer les éléments qui risquent d’induire des dérives.
Parmi les éléments encourageants, nous approuvons l’enseignement continué de la langue au lycée, d’autant plus que les points à traiter ne sont pas présentés comme un cours de grammaire, que les compétences langagières sont bien distinguées des connaissances linguistiques, et qu’une véritable progressivité est annoncée.
Nous nous félicitons de l’accent mis sur la lecture, et la véritable prise en compte des lectures des élèves. L’introduction du carnet de lectures et de formation culturelle est un acquis didactique, tout comme la diversité des exercices d’écriture, appelés écrits d’appropriation personnelle, dont les écrits d’invention, d’intervention… Et l’obligation de leur prise en compte dans le dossier présenté à l’examen les légitime.
Le choix de faire de la moitié de l’épreuve orale un véritable oral, où l’élève sera évalué sur sa prestation orale et sur la défense de son dossier, constitue une prise en compte des travaux de la recherche sur l’oral.
Et les « pistes de prolongements artistiques et culturels et de travail interdisciplinaire » ouvrent des perspectives indispensables, mais qui ne vont pas assez loin, puisque aucun espace de croisement entre disciplines dans des projets communs n’est annoncé.
Nous restons pourtant avec nos points de crispation, et les réponses fournies par Paul Raucy ne balaient aucunement les dangers de dérives que nous pressentons :
- Les quatre œuvres imposées vont ouvrir le champ à une abondante production éditoriale parascolaire, qui vont alimenter une lecture des œuvres « unifiée » du côté d’un discours officiel, face auquel une authentique réception des élèves aura peu de chances d’être prise en compte, et le professeur qui voudrait formuler d’autres hypothèses aura du mal à s’imposer.
- La nécessaire contextualisation historique, culturelle, sociale des œuvres occulte l’histoire de leur réception au fil des siècles, ainsi que leur réception contemporaine ; notre question à ce sujet se heurte à une incompréhension des autres associations qui ne voient pas le problème, et reçoit une réponse oiseuse qui la renvoie à la lecture des élèves.
- L’analyse linéaire d’un court extrait d’une des œuvres au programme est justifiée par le fait qu’elle permettra peut-être d’éviter l’apprentissage par cœur de plan et de retrouver une étude qui s’attache à retrouver les mouvements du texte ; notre question sur les apports de la didactique qui la récusent est balayée, comme est écarté sans ménagements le mot même de didactique. Le danger de l’analyse linéaire est que les professeurs débutants y retrouvent une pratique des concours et, s’enfermant dans la paraphrase et le mot à mot, ne soient pas enclins à travailler la construction du sens dans un texte.
- Les points de langue à étudier en classe, et à l’oral de l’examen, devront être très cadrés par les textes et par les recommandations faites aux examinateurs ; le projet de programmes ne prévoit pas de leçon de grammaire systématique, sans les exclure ponctuellement, il préconise plutôt des points réguliers faits à l’occasion de la lecture d’un texte. Mais on connait trop les facilités de l’exhaustivité grammaticale pour ne pas craindre des débordements en classe et à l’examen.
- Rien n’est dit sur l’apprentissage de l’écriture, sur les processus d’écriture. Les multiples et intéressants exercices d’écriture proposés dans le cadre des écrits d’appropriation personnelle sont présentés comme des produits, sans qu’aucune indication ne soit donnée sur les procédures, les cheminements, les allers-retours qui constituent le processus qui permettra de rédiger ces exercices. On nous rétorquera que les programmes ne s’occupent pas du comment ; ils le font dans L’étude de la langue au lycée, l’attention à l’écriture est-elle moins urgente ? La ligne de crête ne penche pas là du côté de la didactique…
Pour conclure, je reviendrai sur l’introduction de Pierre Raucy. Le groupe d’experts est parti du constat des difficultés repérées dans les classes par rapport aux programmes actuels, qui sont très marqués par les exercices du bac et par les représentations que les enseignants s’en font. Or, et nous ne pouvions pas le dire aussi clairement lors de la réunion puisque aucune mention n’en a été faite, le projet de programmes dit explicitement, au début de la présentation des exercices de la classe de 1ère : « L’orientation générale du travail en classe de première est liée à la préparation des élèves aux épreuves anticipées de français. L’entrainement aux exercices de l’écrit et de l’oral est donc déterminant, mais l’acquisition des compétences d’expression, d’analyse et d’interprétation, le développement d’une réflexion autonome et l’appropriation des connaissances que vise l’enseignement du français en première passe par la pratique d’exercices divers, qui ne se limitent pas à ceux qui figurent à l’examen. »
Précaution oratoire louable, certes, mais qui ne suffira certainement pas à éviter que les exercices de la dissertation et du commentaire surdéterminent les exercices pratiqués durant l’année de première, voire de seconde ! Ligne de crête…
Viviane Youx, 7 octobre 2018