La lecture est l'affaire de tous : nous appartenons à une société qui s'appuie sur un système culturel fondé sur l'écrit. Il est donc légitime que chacun ait son mot à dire sur la chose, que les parents s'inquiètent de la manière dont on enseigne la lecture à leur enfant, et que les médias répercutent les débats ayant trait à cette question. Mais la lecture n'est pas uniquement cet objet mou à propos duquel circulent des discours de toutes sortes reflétant des opinions personnelles, des représentations collectives, voire des rumeurs. C'est aussi un objet de savoir qui a suscité des travaux de recherche dans différents domaines des sciences humaines : les pratiques d'enseignement de la lecture et leur évolution historique, les mécanismes d'apprentissage de la lecture, le fonctionnement de l'acte de lecture et les paramètres qui le déterminent, les représentations de la lecture, les pratiques lectorales, la formation des enseignants, etc. sont aujourd'hui mieux connus, et on dispose de données recueillies et traitées selon des méthodologies clairement définies, se référant à des cadres théoriques bien établis. Or il se trouve que la première catégorie de discours ' ceux fondés sur l'opinion ' occupe actuellement le devant de la scène : non seulement on diffuse à l'envi des jugements peu éclairés, mais il leur est donné un poids institutionnel inquiétant. Quatre thèmes dominent dans les discours qui circulent : - le souvenir reconstitué de ces époques idylliques où tout allait bien, où tout le monde apprenait à lire. Pourtant les enquêtes historiques, sociologiques et sociolinguistiques montrent qu'il a fallu du temps pour que la scolarisation concerne un public de plus en plus étendu, et que la génération actuelle des personnes d'âge mûr est celle qui comporte le plus lourd pourcentage de non-lecteurs. - le souvenir, reconstitué lui aussi, de la manière dont chacun a appris à lire : attendu que chaque adulte lecteur a réorganisé ses propres savoirs sur la lecture et sur la langue au fur et à mesure qu'il les acquerrait, il a tendance à se représenter la manière dont il a appris à lire à partir de ses acquis ultérieurs. Ainsi l'entrée dans la lecture est communément représentée comme un processus linéaire, rationnel, limpide, reposant sur l'empilement de savoirs déclaratifs, et ne recourant qu'à de simples techniques d'assemblage ou de mises en correspondance d'éléments appartenant à des systèmes dont les structures seraient strictement parallèles. De la même façon Saint Augustin représentait son entrée dans le langage en tant que jeune enfant comme l'établissement méthodique de relations limpides entre le monde et les mots ; et de son côté Mary Shelley décrivait la découverte du langage par la créature de Frankenstein comme la saisie immédiate d'une bijection entre des propos entendus et le sens qu'ils recouvraient. Or dans le cas de l'apprentissage de la lecture, comme dans celui de l'acquisition du langage, on dispose de travaux montrant qu'il s'agit de processus complexes ayant leurs mécanismes propres. On sait désormais que pour comprendre l'acquisition du langage, on ne peut se contenter d'observer des épiphénomènes relevant des aspects superficiels de la langue cible, mais qu'il faut aller chercher aussi bien du côté des structures profondes du langage et du système de la langue dans laquelle s'opèrent les apprentissages, que du côté des fonctionnements cognitifs et des mécanismes sociaux et interactionnels qui permettent cette acquisition. Il en est du même du côté de la lecture, qui procède certes d'un apprentissage et non d'une acquisition spontanée, mais qui ne peut se réduire à un phénomène unidimensionnel. Que l'opinion publique ne voit dans la lecture et son apprentissage qu'une mécanique transparente et inerte n'a rien d'étonnant. Mais que l'on réduise ces processus délicats à une mécanique simpliste quand on a accès à des informations qui en montrent la complexité est une malhonnêteté intellectuelle. - le mythe de la méthode globale. Un bruit court avec insistance en France disant que des maitres enseignent la lecture au moyen de « la méthode globale », que celle-ci serait responsable de l'illettrisme, et partant des désordres sociaux qui en découlent. Il y a là une confusion entre trois choses : la « méthode globale » proprement dite telle que Decroly la définit dans les années vingt et qui ne fut jamais mise en 'uvre ; l'insistance sur les processus d'anticipation et de mémorisation développée à partir des années quatre-vingts qui a parfois fait reléguer au second plan les apprentissages codiques ; et enfin le recours à l'usage initial d'un petit stock de quelques mots qui serviront de points d'appui pour faire comprendre que la lecture met en jeu un traitement sémantique. La diabolisation de ce qui est « global » par le biais d'un amalgame entre ces trois stratégies d'enseignement jette le soupçon sur les programmes, sur les enseignants, et sur les manuels scolaires. Pourtant les programmes scolaires, nourris des travaux de recherche sur la lecture et son apprentissage, insistent sur l'apprentissage du code ; les enseignants ont des pratiques d'enseignement très variées qu'il est malhonnête de réduire à l'application de méthodes périmées ; les manuels scolaires modernes traitent de toutes les dimensions de la lecture. Mais on voit se développer dans l'opinion publique la crainte que l'apprentissage de quelques mots non décomposés suffise à installer chez les apprentis lecteurs l'idée que l'analyse et l'assemblage n'interviennent pas dans la lecture. Cette terreur favorise un repli des familles vers les manuels anciens ' dont on ne niera pas le charme nostalgique ' qui paraissent rassurants parce qu'ils font commencer l'apprentissage de la lecture par le déchiffrage de syllabes et de mots aisément décomposables. Pourtant à y regarder de plus près, les progressions et les exemples sont déconcertants. La plus célèbre des méthodes anciennes de lecture, qui se targue d'être la plus achetée par les familles, attend la leçon 36 pour proposer la découverte des mots « est » et « et », différant ainsi leur rencontre parce qu'on ne peut éviter leur apprentissage global. Les enfants doivent donc passer par des énoncés comme « père a réparé ta petite ratière » (leçon 3), « amélie retire ta pèlerine » (leçon 9) « nicole a une petite capeline » (leçon 10), « léon a retrouvé la clé de l'étable de son oncle » etc ; ils auront lu « glande », « pâture », « maréchal », « la serine », « doublure », « peloton » avant de rencontrer ces deux outils grammaticaux indispensables qui font partie des mots les plus fréquents de la langue française. Cependant si l'inquiétude des familles se comprend, il ne faut pas oublier qu'elle est savamment entretenue. Il y a là quelque chose de malsain. Des intérêts privés s'en mêlent : des attaques contre l'école, les maîtres et les manuels modernes, organisées pour assurer une publicité à cette méthode ancienne présentée comme un signe de la résistance à la déraison moderne, sont le fait de personnes qui ont des engagements auprès de l'éditeur qui la commercialise. D'où aussi des campagnes de dénigrement, parfois d'une extrême violence, contre d'autres manuels : pétitions pétainistes contre des ouvrages scolaires pourtant bien anodins, et même, sur un forum, appel à brûler ces livres. - la formation des maîtres, considérée comme la source de tous les désordres évoqués plus haut. Certes tout ne va pas bien, des progrès sont à faire dans tous les domaines. Mais l'agressivité et la déraison actuelles sont inquiétantes. Des ramassis de ragots sont collectés et édités. Des blogs diffusent des attaques personnelles nominatives. Des campagnes d'opinion s'appuient sur les propos de célébrités non spécialistes des secteurs évoqués, comme si la compétence dans un domaine rendait infaillible dans tous les autres domaines. A côté de médias honnêtes qui s'informent pleinement afin d'informer à leur tour le public, d'autres défendent des opinions démagogiques et organisent des lynchages publics. Les spécialistes de la lecture et de son apprentissage que sont les enseignants, les formateurs, les inspecteurs, et les chercheurs ont besoin de sérénité pour travailler. Ils ont besoin qu'on leur fasse confiance. Sylvie Plane, Professeur des Universités en Sciences du Langage Correspondance : sylvie.plane@wanadoo.fr