Association française pour l’enseignement du français

Lecture Littérature

  • 20
    Sep

    Mais enfin ! Apprendre à lire, c’est quoi ? Dominique Bucheton

    Réponse aux évaluations du cycle 2

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    Les tests d’évaluation proposés fin septembre aux élèves de CP semblent aussi ineptes, aussi rétrogrades  voire plus que ceux de l’an passé dont les résultats n’ont jamais été envoyés aux enseignants.  Ils ne s’intéressent qu’au-dessus de l’iceberg : le décodage  et ignorent encore une fois les pans cachés de l’iceberg : l’ensemble des démarches d’acculturation  nécessaires pour donner sens et envie d’entrer dans la culture de l’écrit.

    Réduire l’évaluation de l’entrée dans  l’écrit à quelques apprentissages contrôlables du décodage n’est ni suffisant, ni prédictif des apprentissages ultérieurs et peut s’avérer stigmatisant, et dangereux pour la confiance en lui dont l’enfant  a besoin pour apprendre et se développer.   

    Lire, est-ce simplement  décoder ? Reconnaitre des signes ou des configurations de signes ?  Pour notre système alphabétique, ils codent de manière simple ou plus complexe  des sons :   A, O, mais aussi AN, UN , ils codent aussi des idées : les formes variées du pluriel avec des  S, X  ENT, du féminin, de la personne dans la conjugaison  ex : ChantONS , ou des modes :  infinitif, participe Chanter, chanté,  etc.  Ils changent  aussi de forme, de police,  etc. Bref, des apprentissages déjà fort complexes  pour combiner ces signes , de gauche à droite ou de droite à gauche (arabe) en phonèmes, syllabes ou grandes unités sémantiques ou syntaxiques. Des apprentissages qui demandent des  opérations visuelles, auditives,  sémantiques, graphiques : des apprentissages  cognitifs  très complexe,  mettant en connexion et en réseaux un nombre incalculable de neurones,  de synapses : tout un ensemble d’habiletés cognitives à routiniser. 

     Il s’agit là d’un défi très considérable pour de jeunes enfants mais qui n’est pourtant que le dessus  de l’iceberg !  L’humanité met plusieurs millénaires à inventer les prémices de ces systèmes sophistiqués de codage de la langue et de la pensée. Et on demanderait aujourd’hui à de jeunes enfants de 7 ans de les automatiser à marche forcée en quelques mois ? C’est oublier que les humains ne sont pas des machines programmables et ont des développements très différents, selon leur patrimoine familial, leur histoire, leurs intérêts, etc. ?  Combien d’entre nous ont abandonné la musique pour n’avoir fait au début que des gammes ou des exercices sans en comprendre les bénéfices ultérieurs.

    Les instructions Blanquer  et les évaluations qui les accompagnent font de ces apprentissages  du code, l’essentiel du travail du CP. Pourtant, Ils ne suffisent pas.  Certains enfants, pour des raisons très diverses, peuvent  avoir à peu près automatisé ces premiers systèmes et rester « hors du lire ».  On dit alors qu’ils ne «  comprennent pas » ! IIs ne fabriquent pas  dans leur  tête d’images,  ne  mettent pas  en  travail leur mémoire pour se souvenir du début de la phrase,  ne reconnaissent pas par exemple  à qui le « il » de la phrase renvoie, ne  cherchent pas  à deviner la suite de l’histoire à partir de quelques indices, ne sont pas  capables de revenir sur leur lecture devant une incohérence, etc.

     La validité scientifique  de ce retour à la vieille syllabique de nos grands-parents,   quoiqu’en disent deux ou trois scientifiques affidés du ministre, est fortement questionnée non seulement par l’ensemble de la communauté des chercheurs dans diverses disciplines linguistiques : psychologie sociale, sociologie, didactique du français qui depuis plus de quarante ans s’intéressent à l’écrit . Mais elles semblent aussi bien fragiles au regard de l’état de la recherche en neurosciences  (voir les très nombreuses publications et vulgarisations actuelles de ces travaux). Même si les progrès sont prodigieux,  les chercheurs  reconnaissent ne pas être encore en mesure d’expliquer comment fonctionne la pensée, le raisonnement. 

    Les questions travaillées sont passionnantes :  comment s’effectue vraiment, au niveau neuronal,  la biochimie  des apprentissages de la pensée, du raisonnement ? Quels mécanismes se construisent, se renforcent, sont favorisés ou  inhibés? Quel est le rôle  du stress, des besoins,  des émotions , des répétitions pour ouvrir ou fermer les circuits de l’information cérébrale ? Les progrès sont gigantesques. On sait repérer dans le cerveau des traces, des circuits, pour des apprentissages réflexes, musculaires, etc.  Mais,  guère  plus !  On ne peut pas affirmer dans quel ordre se font les apprentissages et modes de penser complexes, ni dans quelle mesure ils sont nécessairement conscients. Dans quelle mesure les contextes, les acquis  les font varier ?  Sont-ils les mêmes pour tous les individus ?  La communauté des chercheurs en neurosciences reste très prudente et modeste. Soyons le aussi et  diversifions les approches pédagogiques. 

    Au-delà du défi complexe qu’est le décodage, enseigner la lecture et l’écriture,  pose de très nombreux défis aux enseignants.


    Gérer l’hétérogénéité des élèves sans les trier , les classer, les stigmatiser 

    L’ obstacle central pour les enseignants, n’est pas la question des méthodes mais celle de  la diversité des développements cognitifs, affectifs, langagiers, culturels  des élèves. Elle est  de plus en plus marquée et ce n’est pas une pédagogie uniformisante décrétée du ministère  qui peut être la solution. Elle demande au contraire une professionnalité inventive qui s’adapte constamment à la diversité des acquis des élèves.  Nos enseignants n’y sont pas formés.  Tous les travaux scientifiques portant sur l’école et le développement de l’enfant, qu’ils soient issus  de la  linguistique, la sociologie, la psychologie cognitive ou sociale, ou de l’expérience professionnelle de ces cinquante dernières années, tous montrent combien il est important de penser l’apprentissage de la lecture comme un long continuum qui va du berceau où  on écoute des histoires aux nécessités  ou besoins divers de  lecture du collège, voire du  lycée et de l’université. 

     

    Assurer les soubassements culturels  de l’apprentissage du lire écrire : le chainon trop manquant 

    Le décodage n’est que le haut de l’iceberg ! Celui qu’on peut repérer par quelques tests rapides que savent très bien faire les enseignants de maternelle ou de CP en début  d’année. L’aventure de la lecture a besoin de l’exploration accompagnée  de tout le soubassement nécessaire à la compréhension de ce que veut dire « Lire ». Tâche plus difficile, moins visible et pourtant fondamentale. C’est  elle qui donne du sens, un motif pour apprendre à lire, comprendre, interpréter, discuter, commenter.   

    Apprendre à lire, c’est entrer dans la plus grande aventure de l’humanité. Avec l’écrit, l’homme se  dote d’un outil fabuleux qui  décuple sa puissance cognitive, mémorielle. Un outil pour structurer sa  pensée, classer,  communiquer à distance, conserver les traces de toute la culture accumulée. Un outil de pouvoir, de manipulation, qui évolue sans cesse et dont  il convient, aujourd’hui  encore plus, d’apprendre à décrypter les fonctionnements apparents et insidieux. 

    Tel est  le grand chantier de l’écrit , le premier du socle commun :  maitriser suffisamment l’écrit pour penser, apprendre, se construire , communiquer.
     

    L’approche culturelle de la lecture, avant, pendant après les apprentissages du code

     Entrer dans la culture de l’écrit nécessite d’explorer les dessous de l’iceberg, des pans entiers de culture, de modes de penser et d’énoncer :  fictionnels, explicatifs, argumentatifs, poétiques, épistolaires. Ce sont des apprentissages qui débutent en maternelle et doivent se poursuivre tout au long de la scolarité. Ils  sont autant  de manières d’être avec les autres pour comprendre leur pensée, la discuter. Lire c’est accumuler dans sa mémoire profonde, non consciente ni verbalisable, celle qui constitue notre identité, quantités d’idées, de savoirs, de personnages, de stéréotypes, de patterns de pensée qui outillent, facilitent l’entrée dans la compréhension et l’interprétation critique de ce qu’on lit. Enseigner la lecture c’est d’abord et avant tout multiplier ces rencontres avec la culture : des écrits divers et variés qui vont contribuer à construire ce capital culturel qui donne forme à la pensée. (« Car la culture donne forme à l’esprit » Bruner).  Mais ces compétences culturelles là, pourtant essentielles, sont plus difficilement évaluables par des tests nationaux standards. Le débat qu’un enseignant peut organiser autour d’un album, lui donnera nombre de repères pour comprendre où en est l’enfant dans l’entrée dans la culture de l’écrit. On aperçoit alors combien le rôle de l’école maternelle peut être central pour ouvrir cette première porte quand les familles ne l’ont pas déjà fait. 

    Entrer dans la lecture pour un jeune enfant, c’est d’abord et  surtout avoir le désir de grandir, d’entrer dans le monde des adultes. Encore faut-il que ce désir soit suscité, motivé, récompensé. Cela demande une écoute attentive des élèves, des approches  multiples et croisées pour travailler conjointement  le dessus et le dessous de l’iceberg ;  des projets adaptés aux intérêts des élèves, bref une pédagogie très complexe pour lesquels les enseignants n’ont reçu ces dix dernières années qu’un soupçon de formation. 

     

     

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