Cette idée de billet est née ce matin, à l’heure du café-tartines, à la lecture de mes courriels. L’un d’entre eux reproduisait l’annonce d’une publication du GISTI[1] (groupe d’information sur la situation des travailleurs immigrés, spécialisé dans l’analyse de textes législatifs) consacrée à la relation client/e – avocat /e. Un mot introductif de l’amie expéditrice attirait particulièrement mon attention sur la fin de l’annonce, fin que je reproduis in-extenso ci-dessous.
Une note « genrée » ?
Vous allez lire la première publication « genrée » du Gisti. « Genrée », c'est-à-dire que le masculin n'y est pas, comme il est d'usage, le mode d'expression du mixte.
L'exhumation du féminin de sa gangue masculine ne facilite ni l'écriture ni la lecture. Car il s'agit d'une rupture avec les règles de la langue française dont la subtilité et parfois la beauté formelle s'appuient souvent sur l'inégalité des genres et des sexes. Pour les rédactrices et les rédacteurs du Gisti, il n'a pas été aisé d'alourdir délibérément l'expression, d'autant que les unes et les autres sont conscient/es de l'effort supplémentaire demandé aux lecteurs et aux lectrices.
Du point de vue politique, le « jeu » nous a cependant semblé valoir la chandelle.
Selon des statistiques de 2009, 50,7 % des avocats sont des avocates(1). C'est cette presque parité entre femmes et hommes dans cette profession qui a poussé divers/es membres du Gisti à insister pour que cette note soit « genrisée ». La revendication n'a paru aller immédiatement de soi ni à tous et ni même à toutes, tant les inconvénients linguistiques de l'exercice sont lourds. De façon à les limiter, le Gisti a parfois opté pour quelques compromis qui penchent - évidemment ! - du côté du masculin (chassez le « naturel »...) au risque de froisser les jusqu'au-boutistes.
Ce qui compte, ce n'est pas la méthode employée ici, qui emprunte ses recettes imparfaites à d'autres. Ce qui compte, c'est d'avoir mis le doigt dans l'engrenage d'une réflexion et d'un engagement qui vont se poursuivre. Déjà d'autres solutions techniques trottent dans notre tête collective. L'aventure de la « genrisation » au Gisti ne fait donc que commencer.
(1)« Les Chiffres-clés de l'Observatoire », étude commune du Conseil national des barreaux français (CNBF), de l'Union nationale des Carpa (UNCA), de la Caisse de retraite du personnel des avocats et des avoués (CREP) et du ministère de la Justice, décembre 2009 - http://www.cnb.avocat.fr/Les-Chiffres-cles-de-l-Observatoire-Decembre-2009_a761.html
Cette petite note me semble très intéressante à de multiples points de vue.
La question du genre n’est pas nouvelle.
Je revendique d’ailleurs régulièrement le titre de « professeure » de français. La loi du 11 mars 1986 sur la féminisation des noms de métiers, grades, fonctions ou titres[2] m’autorisait à faire précéder mon titre d’un déterminant féminin mais en conservant l’orthographe « professeur ». Pourquoi cette féminisation-là du suffixe –eur plutôt que –euse ou –eresse bien qu’elle introduise une irrégularité au moment même où la réforme orthographique que je soutiens vise à démocratiser notre système en lui donnant plus de cohérence. Pourquoi donc préférer une forme promue par la Gazette officielle du Québec du 28 juillet 1978 ? Tout simplement parce que les arguments en faveur du maintien de l’orthographe masculine sont révélateurs du sexisme sous-jacent au choix linguistique. En atteste l’argumentation de la Déclaration de Levi-Strauss et Dumézil : « c’[est] le genre dit masculin ou genre non marqué, et qu’on peut également appeler extensif, qui [a] presque toujours la capacité de représenter à lui seul les éléments relevant de l’un et l’autre genre ». Un peu comme si le vote de l’homme représentait celui de son épouse soumise. Poursuivons cette édifiante citation : « en revanche le genre dit couramment féminin est le genre marqué » (faut-il prendre cette marque dans le sens initié par des rapprochements comme : un médecin / une médecine, pourquoi pas une purge ? un entraineur / une entraineuse… ?) « la marque affecte le terme d’une limitation » (tiens donc manquerait-il au féminin un petit bout de quelque chose ?) « Contrairement au genre non marqué, ce genre marqué appliqué aux êtres animés » (ne pas en déduire hâtivement que les femmes auraient âme ou esprit) « institue entre les sexes une ségrégation ou à tout le moins une distinction ». Comme si la distinction n’existait pas physiologiquement et socialement (salaires, montant des retraites…).
La note du CIEP citée en référence donne d’ailleurs d’intéressantes précisions sur les liens entre les représentations idéologiques du monde et l’existence d’un, deux, trois voire quatre genres selon les langues.
De l’exhibition de « monstres » féminins à la mixité de la vie sociale
Un des intérêts de la réflexion sous-jacente à cette « note genrée » est de marquer une rupture avec l’époque des « femmes exceptionnelles », tellement exceptionnelles qu’on n’en parle que le 8 mars en rappelant, dans le meilleur des cas, combien elles sont isolées, quels obstacles elles ont dû affronter et en omettant souvent combien elles caricaturent les pires comportements masculins, en « dames de fer ».
Avec cette « genrisation » de la langue, c’est précisément la fin de la distinction des rôles qui est en jeu. Et la fin de leur sexualisation. Papa est toujours « papa », « maman » reste « maman » mais c’en est sera bientôt fini de « papa fume sa pipe, pendant que maman fait la vaisselle ». Papa et maman seront tou(te)s deux épuisé(e)s par leur journée de travail, il et elle ont beaucoup marché pour manifester leur refus de lois qui aggravent leurs conditions de vie, il et elle liquident au plus vite les tâches qui n’enchantent pas plus l’une que l’autre ! Léo aura autant le droit de pleurer et le devoir de travailler que Léa. Celle-ci se verra enfin reconnaitre le droit de ne pas toujours être gentille et de jouer sans faire attention à ses vêtements.
Cela vaut sans doute la peine d’accepter d’en passer par quelques néologismes.
Liens entre orthographe, lecture et écriture :
Pour autant il faut bien admettre, comme le fait la note du Gisti, que la féminisation globale de l’orthographe pose des problèmes de lecture et d’écriture.
Pêle-mêle :
- « Tou(te)s deux », ai-je écrit. J’aurais aussi pu écrire « tout(e)s deux puisque c’est lui tout seul et elle toute seule qui unissent leurs efforts pour gagner leurs vies.
- Dans la brochure, on peut lire « un(e) étranger(e) », quid de l’accent sur la syllabe précédant celle qui porte un e muet ? Cela ne va pas faciliter l’apprentissage des règles d’accentuation !
- « il et elle » ont marché. Certes, en français comme en maths 1 + 1 = 2 ; mais j’encourage la disparition des liaisons alors même que le fait de ne systématiquement plus les faire aggrave les difficultés de mes élèves avec toutes les marques du pluriel, car l’apprentissage de la langue orale précède celui de l’écriture.
- Avez-vous remarqué qu’il faut en plus lutter contre le sexisme du traitement de texte qui voudrait remplacer épuisé(e) par épuisé€ ? Peut-être pour compenser le fait qu’à travail et qualification égaux (l’application des règles habituelles aussi peuvent faire bizarre, on préfèrerait presque « égal(e)s »…) le salaire féminin soit nettement inférieur au salaire masculin ?
- Par souci d’équité, ne faudrait-il pas écrire « un homme modest », « un homme pudic » et renforcer ainsi le statut de marque du féminin de la lettre e placée en finale… ?
- Etc…
La « genrisation » de l’orthographe est sans doute un exercice de style intéressant par tout ce qu’il met à jour quant au fonctionnement de notre langue et de notre société. De là à sa généralisation…