On fête les vingt ans des Rectifications orthographiques publiées au Journal Officiel du 6 décembre 1990. Anniversaire dans une discrétion absolue, et qui serait passé inaperçu sans le colloque organisé les 6 et 7 décembre 2010 par l’équipe "Histoire des systèmes graphiques du français et des variétés" du LAMOP (Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris – CNRS)[1].
Cette discrétion témoigne de l’oubli dans lequel elles sont très vite tombées, et de la méconnaissance de leur contenu précis dans la société, et même dans l’école française. Pourtant quelques avancées ont eu lieu récemment, les programmes de l’école de 2008 précisent que "l’orthographe révisée est la référence", ceux du collège de la même année que "pour l'enseignement de la langue française, le professeur tient compte des rectifications orthographiques proposées par le Rapport du Conseil supérieur de la langue française, approuvées par l'Académie française". Mais combien d’enseignants de toutes disciplines, et même de français, ont lu ces petites notes bien peu mises en évidence ? Les textes officiels belges donnent la priorité aux graphies nouvelles dans l’enseignement, et précisent que les élèves ne peuvent pas être pénalisés pour l’utilisation de l’une ou l’autre variante, position que reprennent les ministères suisse et québécois. Mais en France, à part les deux courtes notes dans les programmes, rien n’est dit sur l’usage de l’une ou l’autre variante. Le sujet est sensible, au mieux il suscite l’indifférence, au pire, et c’est souvent le cas, des discussions sans fin. Et le Ministère de l’Education Nationale ne semble pas prêt à batailler pour faire connaitre les rectifications, ni à se prononcer sur la dépénalisation des variantes.
Nous tournons donc en rond ; pendant ce temps l’écart se creuse, les compétences orthographiques des élèves diminuent alors que la demande sociale de correction écrite s’accroit. Certes, l’application des rectifications orthographiques ne résoudrait pas, comme par enchantement, les problèmes de ceux qui ont du mal à orthographier. Mais, combinée avec d’autres démarches, elle permettrait de se poser la question de l’enseignement de l’orthographe, d’une progression par étapes, et avaliserait l’idée qu’une langue, si elle a besoin de normativité dans sa transmission, n’en est pas moins susceptible d’évolutions régulières. Le colloque organisé par l’équipe du CNRS a permis de faire le point sur les recherches et expérimentations, et a proposé des pistes en didactique, qui, grâce à un enseignement progressif et construit de l’orthographe grammaticale, faciliteraient l’accès à l’écrit pour les plus faibles.
Il est difficile d’être exhaustif à l’issue d’un colloque de deux jours ; nous nous contenterons de retenir quelques grandes idées, rassemblées sous trois volets : diachronique/comparatiste, politique et didactique.
Sur le plan diachronique, les évolutions de la langue au fil des siècles expliquent-elles les graphies contemporaines, et le regard que nous portons sur l’orthographe ? Pas vraiment, car la situation s’est plutôt figée tardivement ; Michel Banniard, à partir de l’exemple du passage d’"avoir", de verbe au sens plein au rôle d’auxiliaire, explique la formation d’une nouvelle forme verbale, le participe passé, abusivement rattaché au latin dans sa graphie. Et Susan Baddeley souligne qu’au 16ème et 17ème siècle, d’importantes modifications ont été bien acceptées, certes dans des conditions sociales d’accès à l’écrit différentes ; que la variation graphique était un effet de style ; et que les opposants à la Réforme (religieuse et graphique) craignaient surtout que l’évolution de l’orthographe, par un accès plus facile à l’écrit, ne bouleverse l’ordre social.
Les variations contemporaines mettent-elles en jeu la stabilité du système graphique ? Françoise Gadet a fait apparaitre les tensions entre dimensions phonique, graphique et syntaxique dans la transcription d’une langue populaire. Alors que Louise-Amélie Cougnon, après avoir travaillé sur les principales tendances de la graphie dans les SMS, nie l’idée de cacophonie orthographique ; le SMS constitue un usage parallèle, relativement stable, mais que les usagers savent parallèle à la graphie officielle, naviguant allègrement de l’une à l’autre.
Sur le plan comparatiste, deux exemples nous ont été présentés : celui du sarde, pour lequel Michel Contini explique le travail qui a été mené pour construire une norme à partir d’usages locaux divers afin de constituer une langue commune ; celui de l’espagnol qui, selon Elena Llama Pombo, dispose d’un dictionnaire commun (Real Academia Española) révisé régulièrement par l’assemblée des académies de tous les pays hispanophones (y compris les USA) : les variations locales n’empêchent pas une unité globale.
Au plan politique, pourquoi est-il si difficile de réformer ?
Jean-Marie Klinkenberg a dégagé, à partir d’une étude des représentations chez les lecteurs de quotidiens, quelques arguments récurrents : après l’indignation qui se décline en caricature et moquerie, et l’argument d’autorité appuyé sur un discours technique, vient vite celui d’une haute image de la langue : le génie, associé à la richesse, la clarté, la beauté, qu’il ne faut pas défigurer au risque de trahir, et la fidélité à une stabilité dans le temps, une étymologie à respecter. Viennent ensuite des arguments plus sociaux, avec une image des rapports des usagers à l’écriture, prétendant que celle-ci a sa propre vie, indépendante des usages, que la langue aurait une valeur pédagogique et morale intrinsèque ; la langue, ce serait plus que la langue, une langue idéale s’opposerait à une langue terrestre, elle serait un miroir social, une "faute" d’orthographe serait la synecdoque de tous les crimes. On parle alors d’usage de la langue, mais sans usagers, dans une conception spiritualiste d’une entité mise à l’abri des locuteurs, où le sujet social est éliminé au profit d’une sujétion.
Une réforme concertée est-elle possible ? Les exemples de recherches menées actuellement, notamment pour rationaliser les formes du participe passé, et dont ont fait état Marinette Matthey, Georges Legros et Claude Gruaz, pourraient en faire avancer l’idée, mais les controverses autour de la féminisation des noms de métiers et fonctions, étudiées par Claudie Baudino, permettent d’en douter, au regard des rigidités qui se mettent en place quand l’argument d’égalité est mis en avant.
Pierre Encrevé, acteur majeur des rectifications de 1990, est pessimiste aujourd’hui quant aux chances que le politique s’empare à nouveau de la question de la langue. Dans son témoignage émouvant, il a insisté sur les conditions rares dans lesquelles un chef de gouvernement, Michel Rocard, a accepté de se saisir d’une réforme de l’orthographe, avec le soutien inespéré de l’Académie Française grâce à Maurice Druon,, et a insisté sur le déluge de parti pris d’une opinion publique qui a cru qu’avait été votée une loi à caractère officiel. L’ampleur de la polémique, suivie du désaveu du président de la République, François Mitterrand, montre que la sensibilité française à fleur de peau empêche tout projet de réforme porté par le politique. Selon Pierre Encrevé, les évolutions ne pourront venir maintenant que d’ailleurs dans la francophonie, que la France pourra faire siennes par l’usage ; ou de la technique : on pourrait alors enseigner aux enfants l’orthographe syntaxique, laissant la lexicale aux correcteurs automatiques.
Michel Alessio, représentant la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, fait état d’une "politique retenue" au Ministère de la Culture ; le rapport annuel sur l’état de la langue est publié en orthographe rectifiée depuis 2002, un dossier de Langues et cité (N° 7 Septembre 2006) a fait le point sur les rectifications orthographiques de 1990, mais les autres documents du service et du ministère ignorent la variation, et quand le ministre préface le rapport annuel, il le fait en orthographe traditionnelle. Même si Michel Alessio a des positions personnelles nettement plus engagées, son action à la DGLFLF est difficile.
Irène Catach, quant à elle, après un hommage aux travaux de sa mère, Nina Catach[2], et à ceux qui ont poursuivi sa tâche, questionne le présent : quels sont les acteurs de l’orthographe, ont-ils changé ? Quels sont les gardiens de la norme ? Quel est le poids d’internet et des modes de rédaction éphémère sur l’orthographe ? Quels sont aujourd’hui les enjeux de l’orthographe dans l’enseignement ?
Et c’est bien cette dernière question, didactique, qui nous concerne de plus près. Danièle Manesse a insisté sur l’enjeu démocratique que constitue la maitrise d’une langue écrite correcte comme passage obligé vers des études supérieures. Si on veut sortir de l’état des lieux alarmant selon lequel les faibles sont toujours plus faibles, il est important de distinguer entre le travail de description de la langue, par lequel les linguistes montrent les évolutions possibles, et le travail de transmission, qui suppose une nécessaire normativité. Négliger le rapport à la norme pour ne pas stigmatiser la faute, c’est laisser de côté les plus faibles.
Jean-Pierre Jaffré, par son approche cognitiviste, a ouvert la voie à une rationalisation de l’enseignement de l’orthographe. L’histoire des graphies montre une différence dans l’échelle des difficultés entre les "phonographies" (écritures à partir des sons) et les "sémiographies" (représentations graphiques des signes linguistiques). La relation entre phonographie et sémiographie est un marqueur essentiel de la complexité, entre les orthographes transparentes et les opaques. S’ajoute en français, à l’opacité du lexique, une seconde complexité, celle de la grammaire. Or, le traitement cognitif du lexique est différent de celui de la grammaire : la part lexicale relève de la connaissance du monde, elle renvoie à la mémoire épisodique, à l’expérience ; par contre la part grammaticale renvoie à la connaissance du système de la langue ; et, si la grammaire des systèmes les plus opaques bénéficie souvent d’un support phonographique, ce n’est pas le cas en français, ce qui rend l’enseignement difficile. Si l’on compare différentes graphies, les cas les plus difficiles concernent toujours l’orthographe grammaticale : il faut construire des habiletés avant d’enseigner du métalangage, élaborer des ouvrages et méthodes pour construire l’orthographe grammaticale.
C’est dans cette lignée que s’inscrivent Danièle Cogis, Catherine Brissaud et Claudie Péret, qui nous ont prouvé que, contrairement à ce que pouvait laisser supposer leur titre interrogatif, l’enseignement de l’orthographe était encore possible. Partant du constat que l’on est passé, dans l’école, "d’orthographier à écrire", c'est-à-dire produire des textes de surcroit bien orthographiés, elles insistent sur la surcharge qui pèse sur les élèves. Dans une perspective cognitiviste, elles ont cherché à appréhender les conceptions des élèves et à comprendre les processus d’acquisition. Comment partir des questions que se posent les élèves pour comprendre leurs erreurs de conceptualisation et de gestion de l’orthographe grammaticale ? Le modèle "réflexif interactif" qu’elles ont mis en place dans leurs "ateliers de négociation graphique" permet de faire évoluer les représentations des élèves qui constituent de véritables obstacles cognitifs ainsi que leur rapport à l’écriture. A partir d’une phase d’observation d’un corpus, les élèves élaborent peu à peu un système de représentation de la langue qu’ils s’approprient. Leur travail a porté essentiellement sur l’orthographe grammaticale, mais elles proposent aussi des pistes pour travailler l’orthographe lexicale selon une démarche proche.
Dans sa conclusion, Michel Masson, ancien président de l’AIROE qui prend la parole au nom de l’AFEF, resitue cette très petite réforme dans la perspective la plus large, celle de l’écriture, c’est-à-dire, une invention – sans doute la plus importante de l’humanité – celle que Marcel Cohen appelait la « grande invention de l’écriture », et il nous rappelle plus précisément, sa dimension universelle, sa nature révolutionnaire, son impact social et sa plasticité. Le leitmotiv répétant que sa naissance et sa gestion résultent d’une intervention humaine consciente et organisée appelle selon lui la question : « Et maintenant ? Qui fait quoi ? » Plus précisément, dans le cadre de la graphie du français qui pose beaucoup de problèmes, aux élèves, mais pas seulement à eux, qui peut intervenir efficacement ici et maintenant ? Le politique a échoué. Les linguistes n’ont pas de prise sur la société. Seule l’école, si les enseignants étaient convaincus, pourrait débloquer une situation figée. « Les enseignants sont les Maitres de la Faute. Ce sont eux qui se trouvent à la racine du tabou qui nourrit la puissance du monstre, celui qui est né dans le monde scolaire et qu’ils propagent bon gré mal gré. Pour le grand public, ils incarnent en quelque sorte l’orthographe et, par là même, le tabou qui s’y attache. Or, ils sont bien connus de tous et tous lui font largement confiance. Ce serait donc aux enseignants, par priorité, de rompre le tabou et de désacraliser l’orthographe. Ce serait à eux de la critiquer et d’exiger sa révision. Pour peu que cette revendication soit exprimée non pas par des enseignants isolés mais par une association, ils peuvent se faire entendre des médias, des syndicats et des politiques beaucoup mieux que quiconque, justement parce qu’ils sont connus et appréciés de tous et qu’ils sont compétents. C’est, ne l’oublions pas, ce qui s’est produit lors de la Réforme de 1990 : ce qui en a été le détonateur, c’est un sondage publié par L’Ecole libératrice indiquant que 90% d’enseignants ne croyaient plus à l’orthographe et souhaitaient une réforme. »
Si nous ne voulons pas que l’écart encore souligné par la dernière enquête PISA ne continue à se creuser, pouvons-nous négliger l’enseignement de la langue écrite en prétendant que rien ne peut changer ? Des démarches nous sont proposées pour faire évoluer les représentations et pour mettre en place un enseignement de l’orthographe rationnel et systématique. Comment pouvons-nous faire pression pour les imposer ?
Les bonnes intentions ne suffisent plus.
Sans formation, il y a peu de chances que les enseignants changent leurs méthodes. Comment auraient-ils connaissance du modèle "réflexif interactif" proposé par Danièle Cogis et de ses effets sur les élèves les plus en difficulté s’ils n’ont accès qu’à celui de la leçon traditionnelle des programmes, et de surcroit sans accompagnement ? Les associations devront-elles bientôt reprendre le relai d’une formation défaillante, comme ce fut le cas lors des débuts de l’AFEF ?
L’application des rectifications orthographiques de 1990 n’est pas la panacée ; mais c’est déjà un pas. Au Québec, le travail de fond de Chantal Contant permet peu à peu de lever les craintes liées aux changements orthographiques et d’installer l’idée que la variante est sans danger. Pourquoi ne pas commencer, nous aussi en France, par appliquer les rectifications, les enseigner, accepter les variantes, et avaliser ainsi, peu à peu, l’idée que notre langue est mouvante et susceptible de révisions régulières ?
Et pour cela, comment les faire connaitre ? Un excellent site est à notre disposition : www.orthographe-recommandee.info. Le militantisme pourrait produire un effet boule de neige. Mais nous pourrions aussi rêver, comme cela s’est produit en Belgique en 2009, que les journaux jouent le jeu et passent à l’orthographe rectifiée ; que les enseignants s’en emparent et l’enseignent sans réticences. Ou vice-versa. La semaine de la presse à l’école, ou la journée de la francophonie, en mars pourrait être une occasion à saisir, si un média voulait nous suivre !
[1] 20ème anniversaire des Rectifications de l’orthographe de 1990 : enseignement, recherche et réforme : quelles convergences ? Colloque international organisé au CNRS les 6-7 décembre 2010 par Susan Baddeley, Fabrice Jejcic et Camille Martinez (LAMOP)
Liste des intervenants :
Michel ALESSIO, Délégation générale à la langue française et aux langues de France
Susan BADDELEY, Université de Versailles – Saint Quentin
Michel BANNIARD, EPHE, Histoire et Philologie, Paris Sorbonne
Claudine BAUDINO, Centre Hubertine Auclert
Catherine BRISSAUD, Université de Grenoble, Laboratoire LIDILEM
Danièle COGIS, Université de Paris Sorbonne – MoDyCo
Irène CATACH, CNRS-HEL, EPHE et Laurent CATACH, Dictionnaire Le Robert
Michel CONTINI, Université de Grenoble 3
Louise-Amélie COUGNON, Université de Louvain
Pierre ENCREVE, EHESS
Françoise GADET, Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
Claude GRUAZ, CNRS, EROFA
Jean-Pierre JAFFRE, CNRS
Jean-Marie KLINKENBERG, Université de Liège
Georges LEGROS, Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix, Namur
Elena LLAMAS-POMBO, Université de Salamanque
Danièle MANESSE, DFLE, Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle
Michel MASSON, Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle – AFEF
Marinette MATTHEY, Universités de Grenoble 3 et Lausanne
Claudie PERET, Université de Grenoble, Laboratoire LIDILEM
[2] Nina Catach, linguiste spécialiste de l’orthographe, membre du groupe d’experts qui a élaboré les rectifications de 1990, fondatrice de l’AIROE (Association pour l'information et la recherche sur les orthographes et les systèmes d'écriture),