La croissance et la prospérité de notre pays comme des pays francophones sont compromises par les difficultés que les enfants éprouvent à apprendre à lire et à écrire la langue française. En France, plus de vingt pour cent des élèves quittent l’école sans avoir acquis le niveau de lecture qui leur permettrait de contribuer positivement à la société[1] : qu’on mesure le prix de cette hécatombe ! Plusieurs causes sont à l’origine de cet état de fait et parmi les plus importantes, l’opacité de notre orthographe[2]qu’on préfère nier plutôt que d’y remédier. La première conséquence de ce non-dit est l’absence de formation des maitres chargés d’enseigner lecture et écriture à tous les niveaux. En matière de graphie, on constate l’ignorance scandaleuse des « professeurs de français » – catégorie d’ailleurs inconnue en France où seuls existent des « professeurs de lettres » comme en témoignent l’intitulé des concours de recrutement, CAPES ou Agrégations.
OPACITÉ DE NOTRE GRAPHIE
Alors que le but premier de la lecture et de l’écriture est de faciliter les échanges entre les hommes et de propager les connaissances, notre graphie reste la plus difficile et la moins « transparente » du monde occidental après celle de l’anglais. Là où les enfants italiens, espagnols, allemands… ne mettent qu’un an pour acquérir les bases de la lecture, il faut plusieurs années aux enfants français et francophones pour un résultat toujours imparfait. Aucune cause linguistique ne peut expliquer cette anomalie. Il est urgent de la corriger d’autant plus que ce qui est déjà très difficile pour tous devient un handicap insurmontable pour ceux qui éprouvent des difficultés : enfants dyslexiques (5 à 10 % des individus) ou issus de milieux défavorisés (pourcentage très important mais variable selon les méthodes et les sources). Or nos pays ne peuvent plus se permettre de laisser quiconque sur le bord de la route.
ÉCRITURE, LECTURE ET CULTURE
La lecture et l’écriture ne sont pas des facultés « naturelles » à l’homme mais « culturelles »[3] au sens premier du terme : avant de devenir un lecteur ou un scripteur rapide et « instinctif », l’individu doit acquérir des automatismes par des exercices de toutes sortes, des répétitions incessantes, une intense « routinisation »[4] : ainsi ces gestes devenus machinaux sont acquis pour toute la vie et cette « culture » lui apparait comme une « seconde nature ». Cet acquis, « l’orthographe », parait d’autant plus précieux qu’il a été plus difficile à acquérir. Aussi toute proposition de réforme est vécue comme une agression, génère des réactions hostiles et violentes voire de mauvaise foi ce qui conduit à tous les refus et à une omerta scandaleuse…
Il faut en tirer deux conséquences.
La première : ce serait faire inutilement violence à ceux qui savent déjà lire et écrire que de les forcer à acquérir une nouvelle orthographe. Par contre, c’est pour les générations montantes qu’il faut concevoir une graphie enfin simplifiée et cohérente.
La seconde : ni les Français (et francophones) ni certains corps constitués – sans compétences particulières en cette discipline – ne sont à même de concevoir une réforme de l’orthographe. Seuls le peuvent des spécialistes nombreux et instruits des problèmes posés. Les expériences passées montrent que c’est le rôle des enseignants. Mais à notre époque, ils doivent avoir une formation adéquate seule à même de leur faire mesurer l’enjeu et de leur donner les connaissances techniques nécessaires.
LES RÉFORMES EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER
En effet, l’histoire de l’enseignement du français[5] nous apprend qu’entre 1650 et 1830 de très nombreuses et profondes réformes ont eu lieu. Imposées progressivement par le consensus des enseignants pour faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture par les enfants, elles n’ont eu aucun mal à passer dans les faits. En 180 ans ont eu lieu dix-huit modifications importantes. Par exemple, on est passé, par étapes successives, des orthographes très difficiles : Lefebure, iuifues, eſcripuons,elemens, ſcauans – aux orthographes que nous connaissons : Lefèvre, juives, écrivons,éléments,savants,etc. Mais bien que cette graphie reste encore inutilement chargée de négligences et de pesanteurs culturelles indéfendables, ce chantier a été presque totalement abandonné dès les années 1830 et les tentatives de rectifications sabordées. Or il importe de le rouvrir systématiquement. Il faut pour cela s’inspirer des travaux des nations voisines (Espagne, Pays-Bas, Italie, Allemagne voire Portugal…) qui ne cessent de réviser méthodiquement leur orthographe au fur et à mesure des besoins.
LA TÂCHE DE L’ÉDUCATION NATIONALE
Pour toutes ces raisons, afin que l’école soit à la hauteur des réalisations de notre temps, il appartient à l’Éducation Nationale, comptable des progrès de la nation, de reprendre l’initiative et d’avoir pour ambition de donner à ses maitres, en matière de graphie, les niveaux de compétence qu’on exige des autres spécialistes, techniciens, ingénieurs, médecins, etc. Au nom de quoi s’y opposerait-on ? D’autant que si cet effort suppose une grande volonté, il sera peu couteux. Il suffit de réorienter la FORMATION initiale et continue afin que, contrairement aux traditions actuelles, elle incite les enseignants à se tenir systématiquement informés, tout au long de leur carrière, des recherches et des avancées de toutes les nouvelles sciences qui concernent leur métier.
Formation en sciences de l’écriture : linguistique, phonétique et surtout histoire de l’orthographe en rapport avec l’histoire de la langue. La consultation des programmes actuels des concours de recrutement montre que les exigences ne vont pas du tout dans ce sens. Or l’acquisition de ces connaissances donnerait à chacun le recul nécessaire pour prendre conscience de la relativité de notre graphie actuelle, des négligences dont elle souffre, de ses défauts injustifiés et des progrès qu’il reste à faire pour la rendre plus cohérente et plus transparente. C’est à ce prix seulement que pourrait être enfin tranché le nœud gordien de l’orthographe, cause de trop d’insurmontables difficultés et de trop de retards.
Formation en sciences cognitives : il faut en finir avec les idées reçues. La pédagogie moderne ne peut ignorer les recherches scientifiques de haut niveau qui depuis un siècle explorent le fonctionnement de l’intelligence et les mécanismes psychologiques d’acquisition de la lecture et de l’écriture. Les maitres doivent en connaitre les théories et, en liaison avec les spécialistes, participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des exercices pratiques de remédiation. Par exemple, la communauté scientifique internationale a étudié les causes de la dyslexie et élaboré certains moyens palliatifs[6] : comment concevoir que les enseignants chargés d’enseigner la lecture et l’écriture de la langue française ignorent les résultats déjà acquis et ne participent pas tous ensemble à ces recherches ? Il est évident que cela les aiderait à réfléchir à l’orthographe elle-même et à concevoir sa simplification et sa rationalisation : car c’est d’eux que doivent venir les modifications.
RÔLE DE L’UNIVERSITÉ
Bien sûr, cette formation initiale et continue doit être dispensée par les Universités dont dépendent les établissements de formation des maitres et elle doit être sanctionnée par les épreuves des concours de recrutement. Mais c’est au pouvoir politique et donc au ministère de l’Éducation Nationale de les définir et de donner les instructions nécessaires pour leur application. Il est fini le temps où quelques personnes de bonne volonté choisies pour leurs seules qualités littéraires pouvaient être investies d’un tel pouvoir.
Toute demande de « moyens » nouveaux et supplémentaires, toute réforme, quelle qu’elle soit, seront vaines si l’on ne tient pas compte de ces préalables.
La nation tout entière doit prendre conscience de l’enjeu, une vaste réflexion collective doit être initiée : l’avenir du pays est concerné mais aussi, à travers la francophonie, son rayonnement international.
[1]Chiffres OCDE, PISA, 2009.
[2]DEHAENE, Stanislas (sous la direction de), Apprendre à Lire, Des Sciences cognitives à la salle de classe, Odile Jacob, octobre 2011, p. 99.
[3] DEHAENE, Stanislas, Les Neurones de la Lecture, Odile Jacob, aout 2007.
[4]Apprendre à Lire, ouvrage cité, p. 99.
[5]Tout ce qui concerne ici l’histoire des réformes de l’orthographe en France est tiré de CHERVEL, André, Histoire de l’Enseignement du Français du XVIIe au XXe siècle, Retz, 2008, Prix Guizot de l’Académie française, synthétisé dans son court ouvrage L’orthographe en crise à l’École, Retz, 2008.
[6]Cf. Dehaene, Les Neurones de la Lecture, ouvrage cité.