Synthèse : Vous ferez des documents suivants une synthèse concise, objective et ordonnée :
1. La ruse cachée, Georges Balandier, Le Détour, Pouvoir et modernité (1985)
2. Denis Boisseau, Ne vaut pas le voyage, Revue La Licorne (2000)
3. Le Renard et le Bouc, La Fontaine, Fables, Livre troisième, fable V (1668)
4. Ruser, Jacques Attali, Chemins de Sagesse - Traité du Labyrinthe (1996)
Ecriture personnelle : "Selon vous, l'important est-il d'arriver à ses fins, quel que soit le détour utilisé ?" Vous répondrez de façon argumentée à cette question en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l'année et vos lectures personnelles.
Corpus de documents.
1. La ruse cachée
La ruse est toujours tapie dans les entreprises humaines. Les grandes constructions symboliques et les mythologies la montrent à l'œuvre sous des figures multiples. Elle domine l'univers culturel de la Grèce ancienne: Metis la symbolise. La metis est une forme de l'intelligence impliquant un ensemble d'attitudes mentales « qui combinent le flair, la sagacité, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ». Elle s'applique aux situations mouvantes et ambiguës, elle mène son jeu à leur occasion; elle fait que le tricheur vainqueur ne souffre pas du discrédit; elle donne un emploi aux « puissances de la tromperie ». La ruse intervient au royaume des dieux; Zeus lui doit l'existence et il l' « épouse », il allie le pouvoir de simulation à son propre pouvoir ; Athéna marie la raison à la ruse, et les diverses puissances divines en ont chacune une part, investie dans les savoirs dont elles sont titulaires. Son expression mythique la constitue servante de l'intelligence. Saréalisation humaine est Ulysse1 qui ne recherche qu'une chose et partout: « la victoire ». Par tous les moyens, ceux des pièges, des subterfuges, ceux des mots y compris. Ulysse a été vu comme le « modèle du comportement manipulatif» qui conduit à se plier aux circonstances, à tourner les forces naturelles contre la nature eUe-même afin de la dominer; pour le philosophe, il illustre la ruse de la raison. JI apparaît toujours comme celui qui combine au mieux la ruse et l'intelligence; G. Audisio2 l'a montré en soulignant qu'Ulysse n'est pas le héros le plus fort de l'armée grecque, mais celui dont la vaillance se renforce de la possession du savoir-faire. La force a besoin d'être aidée.
Les plus anciens traités militaires consacrent tous .une place à la ruse. Dans la tradition de l'ancienne Chine, la guerre est considérée avec de nombreuses restrictions (on n'en vient à cette extrémité qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités) et les vertus militaires ne sont reconnues qu'avec modération. Selon Confucius3, « un général vraiment grand n'aime pas la guerre et n'est ni vindicatif ni passionné ». La violence guerrière est « chose mauvaise en soi », elle doit se trouver contenue dans ses effets - les morts et les ruines - et dans sa durée, même si la paix ne peut être acquise qu'à « prix d'argent ». La Chine, s'estimant porteuse de la plus haute civilisation, tente de l'accorder à la guerre, et c'est en cette exigence que la ruse trouve son emploi. Les ouvrages techniques et philosophiques, composés par des généraux chinois plusieurs siècles avant notre ère, considèrent celle-ci comme le moyen le mieux adapté aux luttes entre princes, alors que la conquête sans bornes reste la seule issue dans les guerres conduites par les Chinois contre les Barbares du dehors. L'intelligence des situations, le savoir-faire aidé par la ruse, d'un côté, la violence uniquement soucieuse de vaincre et de réduire, d'un autre côté, marquent la séparation tracée entre l'ordre civilisé et l'ordre barbare.
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Dans toutes les circonstances, la ruse révèle une façon d'appliquer l'intelligence à une situation et à un objectif: le recours à des procédés indirects, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation et au secret - à un point tel que son degré extrême ou son état de perfection est atteint lorsqu'elle fait oublier sa présence. La force contraint directement, la ruse contraint par un détour, et souvent en emportant le consentement ou la conviction. Il n'est donc pas surprenant qu'elles soient l'une et l'autre, en des dosages variables selon les situations, au cœur du phénomène politique.
Georges Balandier, Le Détour, Pouvoir et modernité (1985)
1 - héros de l'Odyssée d'Homère, Ulysse apparaît également dans l'Iliade qui raconte la guerre entre Grecs et Troyens. C'est grâce à une ruse d'Ulysse que les Grecs, après dix ans de guerre, parvinrent à vaincre les Troyens. Ulysse feint d'abandonner le combat laissant le cheval de bois construit par les Grecs dissimulant une partie des guerriers. Les Troyens introduisirent ainsi leurs ennemis dans leurs murs.
2 - romancier, poète et essayiste (1900-1978).
3 - philosophe de l'Antiquité chinoise (Kung Fu Tzu) qui vécut autour de - 550 à - 480 et dont l'influence sur la civilisation chinoise a été considérable.
4 - porté à se venger.
Nous sommes accoutumés à penser le détour comme un autre circuit dans l'espace, nous posons qu'il y aurait chaque fois un plus court chemin, et que le détour serait un écart relativement à ce trajet idéal. Il faut aussitôt remarquer ce qu'une telle considération a de sommaire. Elle repose sur cette idée que tout trajet doit s'accomplir par le plus court chemin, et que le détour est une dépense superflue, au mieux une coquetterie, au pire l'aveu d'une faiblesse. L'homme efficace, le héros, c'est bien connu, va droit au but, il écrase l'obstacle, il arrac.he l'entrave, il écrabouille l'importun. C'est pourtant une parfaite illusion: si l'homme efficace va droit au but, ce n'est pas parce qu'il est surpuissant, mais bien parce qu'il sait choisir la solution la meilleure relativement aux impératifs qu'il privilégie, il choisit ce qui lui est le meilleur détour - et donc aussi le {{ meilleur}} raccourci -, il invente une meilleure réponse, il ne va pas tout droit, mais il bifurque à temps. Il y a une illusion de l'efficacité, conçue communément selon le schéma de l'idéologie mercantile 1 dominante: le moindre coût apparent, le délai le plus court nous paraissent meilleurs, mais rien ne nous impose ce choix, et rien ne le valide, sinon les exigences de la plus ravageuse voracité, celle qui nous fait gaspiller dans l'unique souci de manger tout de suite notre simple force d'avoir faim »2, et nous épuise à rivaliser avec la nécessité du monde. Choisir un autre tra!et, engager" un autre détour, c'est introduire dans le monde la proposition d'une autre efficace, d'un autre sens, et d'autres valeurs ( ... ).
Denis Boisseau, Ne vaut pas le voyage, Revue La Licorne (2000)
1 - idéologie qui adopte comme valeurs celles d'une société marchande. 2 - A. Artaud. Le Théâtre et son double (1938).
3 - efficacité.
Le Renard et le Bouc
Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés1
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits.
Là chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en2 eurent pris,
Le Renard dit au Bouc: Que ferons-nous, compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine3,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t'en tirerai.
- Par ma barbe4, dit l'autre, il est bon; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience.
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors5.
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts:
Car pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.
La Fontaine, Fables, Livre troisième, fable V (1668)
1 - muni de cornes.
2 - de l'eau.
3 - ce moyen, ce procédé:
4 - formule de serment parodique.
5 - dehors.
Comment trouver le chemin
A priori, aucune intelligence n'est requise pour traverser un labyrinthe: il suffit d'avancer. S'il comporte des impasses, il y faut de la chance, de la persévérance et de la mémoire. Mais rien n'indique a priori comment raisonnablement choisir un parcours plutôt que d'autres. L'enchevêtrement de ses bifurcations et de ses impasses n'obéit à aucune loi, si ce n'est à la fantaisie de son auteur.
Tout dépend de ce qu'on peut deviner de sa structure: ses parois sont-elles lisses? n'y a-t-il aucun signe, même involontaire, laissé sur le sol? la forme des virages est-elle significative? le bon choix est-il plus souvent à gauche qu'à droite?
Pour répondre à ce genre de questions, on peut tenter de procéder à une exploration systématique de tous les choix possibles, comme on trace des algorithmes 1 évaluant toutes les hypothèses avant de prendre une décision. C'est le plus souvent un exercice vain. Mieux vaut utiliser son intelligence à deviner le bon chemin. Mais quelle intelligence? La raison est inutile: le labyrinthe n'est en rien relationnel. /1 faut voir, toucher, sentir.
Ecouter, aussi: l'oreille n'est-elle d'ailleurs pas un labyrinthe, une spirale de deux 15 octaves et demie? les deux notes extrêmes de la gamme ne sont-elles pas, comme deux points d'un labyrinthe, à la fois très loin et très proches l'une de l'autre?
Être malin
Il faut plus encore: tous les sens en éveil, apprendre à naviguer, avec à la fois le sens de l'instant et le regard posé sur le long terme. La forme d'intelligence requise ne fait plus appel 20 à la logique, mais à l'intuition, celle du marin, du chasseur, du nomade. On peut la nommer malice ou ruse.
Les Grecs avaient déjà défini cette intelligence qu'ils opposaient à la raison; ils la nommaient mètis, du nom de la première femme dé Zeus, mère d'Athéna, qu'il dévora pour l'intégrer à ses pouvoirs et qui lui permit de prévoir les ruses des autres dieux.
Science du mouvant, de l'imprévu, la ruse est recherche de l'efficacité pratique, du succès dans l'action. Elle exige coup d'œil et intelligence immédiate des situations les plus inattendues. Le rusé est aux aguets, sans cesse à imaginer et évaluer les diverses voies possibles, à soupeser les chances et les risques de chacune; il sait défaire des nœuds, démêler des ambiguïtés, prévoir les coups, vaincre les labyrinthes; il possède rapidité du geste et justesse du coup d'œil. Son savoir tâtonnant sait utiliser indices trompeurs et fausses nouvelles.
Ruser n'est pas mentir; c'est chercher à lire dans les arrière-pensées des autres afin de jouer plusieurs coups d'avance (encore les échecs); c'est aussi chercher à débusquer les leurres, à arracher les masques, à déjouer les mensonges, à s'écarter des fausses pistes, à 35 trouver un guide, à dévoiler des secrets et découvrir et déchiffrer un plan.
Quant au menteur, Thésée2 et Ulysse démontrent le sort qui l'attend: Minos est puni pour avoir refusé de sacrifier le taureau promis à Poséidon; les Troyens sont détruits pour avoir eux aussi manqué à leur parole vis-à-vis de Poséidon qui les avait aidés à élever une muraille. Poséidon, dieu de la mer, aida les rusés Ulysse et Thésée à le venger des menteurs.
Jacques Attali, Chemins de Sagesse - Traité du Labyrinthe (1996)
1 - calculs, enchaînement des actions nécessaires à l'accomplissement d'une tâche.
2 - fils d'Egée roi d'Athènes, aide son père à mettre fin à la demande de Minos, roi de Crète, vainqueur des Athéniens: ce dernier exige que la ville lui envoie un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles donnés en pâture au Minotaure, monstre à tête d'homme et corps de taureau. Thésée décide de mettre fin à ce carnage et se rend en Crète afin de tuer le monstre dans le labyrinthe de Dédale.