Pierre Encrevé, linguiste, insiste sur la distinction nécessaire entre recherche en linguistique et enseignement de la langue. Il nous montre aussi que la nécessité de connaitre les langues des élèves n'exempte pas l'école d'enseigner le français standard et la norme, considérés comme un des moyens d'assurer un peu de justice sociale. Vous trouverez des extraits ci-dessous, ainsi que l'entretien complet
avec Pierre Encrevé dans le numéro 151 de Diversité Ville Ecole Intégration du SCEREN CNDP : Les enjeux de l'apprentissage de la langue française (
décembre 2007)
"Il faut tout d'abord
lever un malentendu concernant la linguistique
: elle n'a pas d'application directe dans
l'enseignement de la langue française. On
entend souvent des plaintes selon lesquelles
les linguistes auraient détruit l'apprentissage
de la grammaire avec leurs théories absconses
et leurs mots savants, mais la recherche linguistique,
qu'il s'agisse de la linguistique formelle
ou de la sociolinguistique, ne fait pas partie des
sciences destinées à trouver un prolongement
«naturel» en pédagogie de la langue. L'importation
des hypothèses théoriques des linguistes
dans les grammaires scolaires est déplacée.Car ce ne sont que des hypothèses, destinées
à être réfutées, périmées ' et, généralement,
quand on les retrouve dans des manuels, elles
ont déjà été abandonnées par les linguistes. Il
n'est pas raisonnable de parler aux enfants de
phonèmes, d'arbres syntaxiques ou de la
dimension illocutoire du langage."
"C'est l'objectif indiscutable
de la discipline qu'est l'enseignement du français de
faire en sorte que la totalité de la population scolaire
maîtrise l'usage académique. Je ne pense pas qu'il faille
chercher, pour l'atteindre, à intégrer à cet enseignement
des applications de la linguistique.Au contraire, c'est à mes
yeux une erreur que de vouloir mélanger ces deux disciplines
qui impliquent deux démarches contradictoires.Ou
on est linguiste ou on se préoccupe de l'enseignement de
la norme."
"Les enseignants ont intérêt à savoir comment
leurs élèves parlent quand ils ne sont pas dans le cadre
normatif et prescriptif de l'école. Il est donc important pour
eux de prendre connaissance de ce que la science peut leur
apprendre des usages de leurs élèves; que, par exemple,
la «langue des cités» pourrait parfaitement se prêter à un
analyse grammaticale. Il ne faut pas en conclure que ces
connaissances entraîneront nécessairement une grande
différence dans leur mode d'enseignement du français,
dont ils ne peuvent abandonner le caractère prescriptif.
Mais cela peut modifier considérablement la relation entre
eux et leurs élèves, et la relation des élèves à la langue
scolaire."
"Il est étrange de s'imaginer que l'école puisse être
un îlot de justice sociale dans un monde radicalement
injuste ! L'école fait tout son possible pour que tous les
enfants qu'on lui confie puissent acquérir au moins les
bagages intellectuels de base nécessaires à s'intégrer dans
cette société, à y survivre. Elle y parvient assez largement.
Mais elle ne peut aucunement rendre tous les enfants d'exclus
socialement égaux des enfants des classes dominantes,
ni même des classes moyennes; seuls quelques-uns y
parviendront.
L'école ne peut en aucun cas créer l'égalité, et certainement
pas même «l'égalité des chances», comme si les
données externes à l'école s'abolissaient miraculeusement
une fois le seuil franchi. Mais elle peut parvenir à lutter efficacement
contre l'exclusion, et à donner à tous une possibilité
de se trouver une place, ce qui est son vrai rôle.
Pour en terminer par la langue, l'école, plus la
bibliothèque, plus les chaînes de TV à objectif culturel,
plus l'Internet, plus des voisins prêts à l'aider peuvent
permettre, dans des conditions optimales, à un enfant
dont les parents sont analphabètes d'acquérir une véritable
maîtrise du français standard, voire du français littéraire,
aujourd'hui comme hier. Mais, comme hier, ça ne
fera jamais de cet enfant un «fils d'archevêque».Au mieux,
un miraculé de la société."
Les enjeux de l'apprentissage de la langue française -
« Diversité Ville-École-Intégration », n° 151 - décembre 2007 - SCEREN CNDP