Association française pour l’enseignement du français

Les précédentes

  • 23
    Juin

    Enseigner la littérature contemporaine ? Pourquoi ? Comment ?

    Rencontre-débat du 31 mai 2008 qui a réuni Jean-Louis Dufays, Anne-Marie Garat et Dominique Maingueneau à la Galerie Colbert.
    La rencontre-débat proposée par l'AFEF le 31 mai 2008 portait sur l'enseignement de la littérature contemporaine, thème sur lequel il nous paraît d'autant plus important de réfléchir compte-tenu de la modification des programmes qui est en cours. Si les approches des trois intervenants sont diverses, elles constituent une ouverture mais ne modifient évidemment pas les valeurs sur lesquelles l'AFEF s'est toujours fondées :
  • l'enseignement du français dans toutes ses dimensions, aussi bien littéraire que linguistique
  • l'attachement à la littérature contemporaine qui n'entre pas en contradiction avec la littérature patrimoniale
  • l'affirmation que la littérature de jeunesse représente une entrée privilégiée pour les élèves.


Quelle place tient la littérature contemporaine dans notre enseignement ?
Pourquoi faire le choix de l'introduire dans la classe : quels en sont les enjeux ?
Quels problèmes se posent ?
Comment faire ?

Trois invités, Jean Louis DUFAYS, Anne Marie GARAT et Dominique MAINGUENEAU ont été réunis pour traiter de ces questions.


Dominique MAINGUENEAU ouvre la rencontre et présente son point de vue sur la littérature d'aujourd'hui comme universitaire plutôt que comme didacticien. Selon lui, un certain statut de la littérature meurt : on ne peut ajouter au corpus constitué de nouveaux éléments (« sous-genres », cinéma') sans mettre en question l'identité même de ce corpus. Il énonce trois fonctions de la littérature enseignée : une fonction patrimoniale, qui renvoie à l'identité collective, une fonction historique, qui permet la distanciation grâce à la confrontation avec l'altérité, et une fonction plus cognitive d'analyse des textes. Si on introduit la littérature contemporaine, les deux premières fonctions tombent. La littérature contemporaine fait référence au vécu du lecteur, elle traite de l'immédiat, ce que l'enseignement n'aime pas : il tient toujours à distance l'objet étudié, il lui ajoute des médiations.
Le sens du mot contemporain interroge : est-ce ce qui est récent et renvoie à une dimension historique ? ce qui intéresse immédiatement les gens d'aujourd'hui ? ou ce qui se fait aujourd'hui, est plus ou moins lié à une mode ?

Pourquoi enseigner la littérature contemporaine ? Selon la définition retenue, la question se pose différemment.
Etant donné la crise de l'écrit, deux attitudes sont possibles : se replier sur les « Belles Lettres » ou bien ne faire lire que ce qui intéresse les élèves. Mais ces deux attitudes sont inopérantes. Les deux littératures s'éclairent et rien ne dit qu'intégrer le contemporain se fasse contre le patrimonial. La littérature contemporaine peut avoir un effet étrange : ça rend distant le contemporain et ça dit que l'ancien a été contemporain. Les choses « mortes », selon le point de vue d'un certain nombre d'élèves, ont été « contemporaines », le contemporain n'existe que dans l'intertexte ; il s'agit donc plutôt de relations très complexes entre la littérature contemporaine et non-contemporaine, comme elles le sont, du reste, entre l'écrit et l'oral.

La véritable question est celle des objectifs de l'enseignement de la littérature.
Depuis les années 60, on assiste à une crise des études littéraires qui renvoie à la place de la littérature dans notre société. Si dans « Contre Saint Proust, ou la fin de la littérature » (Belin, 2006) il a pu parler de fin de la littérature, c'est pour montrer qu'elle n'est plus le medium dominant ; la société de l'information, la scène médiatique happe tout l'univers culturel. Le statut de l'écrivain lui-même se trouve modifié, notamment sur Internet on assiste à une généralisation de l'écriture. Nous nous trouvons dans une impasse de la littérature en soi, du Moi créateur.



Anne-Marie GARAT, présidente de la Maison des Ecrivains et de la Littérature, enchaîne.
Elle rappelle que son association sert d'interface entre l'Education nationale et la littérature contemporaine puisqu'elle favorise la rencontre des élèves et d'écrivains. Elle rappelle également qu'elle est à l'origine d'un communiqué pour manifester son inquiétude face à la chute de fréquentation de la filière littéraire au lycée.

Elle remarque aussi que la littérature n'est pas reconnue dans l'enseignement comme art puisque le « français » apparaît dans les bulletins scolaires près des mathématiques et des langues et non avec les arts, placés en fin de bulletin. Napoléon fait enseigner les arts pour des raisons utilitaires : on enseigne le dessin pour que l'architecte dessine les canaux, on enseigne la musique pour que les citoyens sachent chanter les chants patriotiques et se sentent ainsi citoyens.

L'idée que l'école peut avoir pour mission de transmettre le beau est récente ; l'art, la littérature se posent à la fois contre l'obscurantisme et contre les vérités confirmées des sciences exactes. Transmettre l'héritage est une charge lourde : « nous rendons le mort vivant ». En quoi transmettre le mort si le mort n'est pas vivant ? On peut évoquer la polémique lancée par T. Todorov sur l'instrumentalisation des textes pour enseigner la langue. Les programmes officiels nous ont entraînés à cela, mais pour quoi ? La « boite à outils » pour analyser les textes a provoqué ce « désemparement » de la littérature. D'ailleurs, la littérature s'enseigne-t-elle ? La littérature s'enseigne-t-elle à l'école ?

Suffit-il d'être actuel pour être contemporain, c'est-à dire poser les questions de son temps ? La télévision nous envahit de l'actuel sans poser la question, essentielle, du monde. En quoi la présence du contemporain s'impose-t-elle à l'école ? La littérature est étrangère parce que l'écrivain est étranger à la littérature elle-même, il n'en a pas le mode d'emploi.

L'art n'informe pas, ne forme pas. On assiste à un malentendu grave : la littérature de jeunesse est saucissonnée par tranche d'âge ce qui n'a aucun sens. Les textes présentés sous cette étiquette sont des « objets qui sous l'enveloppe de narration » s'appellent littérature, et font en fait passer des leçons. On fait croire aux enfants qu'ils ont rencontré la littérature : « c'est un crime ».

On ne lit pas pour s'évader : l'acte de lire ou d'écrire nous ramène à nous-mêmes, de façon tragique. La littérature ne transmet aucun savoir mais une co-naissance. Or à l'école on ne veut pas de co-naissance, pas d'affect. Lire, c'est extrêmement physique. L'école ne veut pas prendre en charge ce rapport là. « Ce matin, j'ai embrassé l'aube d'été », c'est opaque. Il faut déchiffrer. Pour cela, il faut qu'il y ait du « chiffre ». Il faut que le jeune ait affaire à cet acte unique de lire. Dans un atelier d'écriture avec un écrivain, on pédagogise. On oublie l'objet achevé, 'uvre énigmatique. L''uvre n'est jamais que l'épuisement de son auteur lui-même. Si l'écrivain vient dire comment faire, valide ce que font les élèves, il y a imposture : un écrivain ne sait pas faire. L'écrivain contemporain est le patrimoine tout entier.



Jean-Louis DUFAYS, enseignant à l'université de Louvain, membre du Centre de recherche en didactique des langues et littératures romanes, succède à une intervention qui a suscité des remous dans l'assemblée présente.
Il adopte un point de vue didactique autour des problèmes qui lui avaient été soumis : les contours de la littérature contemporaine' faut-il l'enseigner ? Quels textes choisir ? Comment faire ?

Au sujet des contours, il présente quatre acceptions : la période contemporaine qui débute en Histoire au début du XIXème siècle ; les grandes ruptures esthétiques de la fin du XIXème siècle et du début du XXème ; la période suivant la fin de la seconde guerre mondiale ; les écrivains vivant aujourd'hui dans la même temporalité que les élèves, et le magma de productions diverses. C'est la troisième qu'il retient pour des raisons didactiques mais non épistémologiques.

Son enseignement ne va pas de soi. Un facteur tient à un manque de temps pour la littérature « classique », patrimoniale. Un autre à la multiplicité des courants et esthétiques qui relève d'un bric-à-brac et engendre des interrogations sur les critères de choix ainsi que sur les visées de son enseignement :
Pourquoi ? parce que c'est une pratique vivante et actuelle, parce que les auteurs sont plus en prise sur des questions vives, sociologiques et sociales, parce que c'est là que se joue le devenir de la langue et les rapports particuliers entre langue et langage et pour quoi ?
Pour quoi ? Pour former des élèves, acteurs culturels de leur temps' Pour susciter une lecture littéraire, un va et vient dialectique entre la participation psycho-affective et une posture plus lettrée, marquée par une distanciation critique' Pour développer la lecture et l'écriture d'un apprenti-spectateur' Pour favoriser la pérennité de certains thèmes et genres qui permettent de mettre du sens sur la littérature d'hier' Pour donner une image vivante et dynamique de la littérature' Pour développer une réflexion critique sur le fait littéraire - sa relativité, son évolution -, et favoriser une meilleure connaissance de la littérature dans son ensemble' J-L Dufays qui évoque l'ouvrage récemment publié par Jean-Luc Bayard et Anne-Marie Mercier-Faivre « Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d'aujourd'hui » (Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2007) reprend à son compte les valeurs de la littérature contemporaine mises en avant par J-Y Dubreuille : l'énergie, la tension, le risque et l'émotion.

Une fois démontré le bien fondé d'enseigner la littérature contemporaine, reste la question des 'uvres à choisir. J-L Dufays évoque divers niveaux où se posent des problèmes de sélection :
  • temporel avec le manque recul, le tri de la postérité n'ayant pas encore eu lieu ; il est accentué par le poids des modes,
  • esthétique avec la multiplicité des tendances et styles,
  • générique en l'absence de consensus sur des critères de légitimation, et à cause de l'extension des genres mineurs,
  • culturel avec la mondialisation de la littérature contemporaine,
  • subjectif au niveau des enseignants en l'absence de balises communes, qui peut générer un manque de cohérence dans la formation des élèves ; il faut se donner des critères de nécessité pour choisir des 'uvres :
    1. qui « aident à vivre » comme l'affirme T. Todorov ; en ne brimant donc pas les choix des élèves a priori et en favorisant une activité privilégiée, une lecture cursive ordinaire, c'est-à-dire participative,
    2. qui permettent de se repérer dans un ensemble qui a du sens - où on peut parler des 'uvres qu'on n'a pas lues (« Comment parler des livres que l'on n'a pas lus », Pierre Bayard, Les Editions de Minuit 2007) -, et d'organiser une compréhension de l'ensemble, l'enjeu étant d'emmener des élèves vers autre chose...
    Mais comment faire en classe ?
    Se posent le problème de l'accessibilité de la littérature contemporaine et parfois de la littérature de jeunesse (leur lecture présuppose en effet des connaissances et des codes qui échappent à la plupart des jeunes lecteurs) et le problème de leur didactisation (cette littérature est moins présente dans la formation et dans les manuels). On peut chercher à contextualiser en favorisant les rencontres avec les écrivains, les éditeurs, les libraires, à faire participer les élèves à des concours, à faire pratiquer l'écriture. On cherche aussi à co-construire le rapport à la littérature par les cercles de lecture (cf Les cercles de lecture, Interagir pour développer ensemble des compétences de lecteur, S. Terwagne, S. Vanhulle, A. Lafontaine De Boeck, 2003), la pratique du dévoilement progressif (cf Dufays, Gemenne et Ledur, "Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe", De Boeck 2005), les interactions lecture/écriture et les débats interprétatifs (Joole, 2008, à paraitre). On peut se référer au livre d'A. Béguin, toujours d'actualité ; « Lire-écrire, pratique nouvelle de la lecture au collège » (L'école des loisirs 1991).


    ............................................................................................................................................

    Le débat qui a suivi ces trois interventions a soulevé un certain nombre d'interrogations.

    Le feu a été ouvert par plusieurs membres de l'AFEF qui n'ont pas manqué d'interpeller AM Garat.

    La question de la disqualification de la littérature jeunesse a été soulevée par Philippe Devaux qui réclame un peu de nuances : il y a des maisons d'édition remarquables, par exemple pour le théâtre jeunesse ; et il faut au moins s'interroger sur le degré de littérarité, et sur le statut de ces 'uvres, il a été gêné par le caractère unilatéral et la sacralisation de la littérature. Une participante évoque le lien avec l'enseignement des arts à l'école primaire.

    A-M Garat reconnaît qu'elle a eu une formulation provocatrice ; elle a désigné le fait social, éditorial, un phénomène de marché. Elle indique par exemple que lorsque la liste de littérature jeunesse est arrivée dans les accompagnements de programme, les éditeurs ont réclamé un pourcentage de livres par éditeurs. Mais elle reconnaît la haute valeur des albums de jeunesse, objets de médiation de haute qualité.
    Elle remet en cause l'appellation « littérature jeunesse ». En quoi la littérature est-elle « de jeunesse » ? S'il y a littérature, en quoi est-elle spécifiquement de jeunesse ? qu'est-ce qu'un jeune aujourd'hui ? comment délimiter la jeunesse ? Il y a littérature dans des 'uvres où le langage est en crise. La littérature annexée à l'idée de jeunesse est un problème. Cette littérature contient des textes de création. Mais on voit des objets ludo-éducatifs voisiner avec de la littérature. En tant que présidente de la Maison des Ecrivains et de la Littérature, elle témoigne des difficultés d'aujourd'hui. Que peuvent s'apporter mutuellement écrivains et pédagogues ? Elle soulève la question de la perversion du système éditorial. Il faut mettre à plat les attendus et implicites dans la relation écrivain-enseignant. Tomber en lecture' Devenir lecteur, c'est aller en tant que libre lecteur à ses risques et périls, c'est s'aventurer dans la lecture sans a priori dans la tête. Armer un lecteur pour qu'il devienne un lecteur capable de tout aborder, de s'affranchir des catégories.

    Une autre intervenante remarque que ce discours est sous tendu par l'élitisme, avec des initiés qui peuvent accéder à la lecture grâce à un médiateur quasi mystique, un chaman, et les autres qui n'y ont pas accès. Il y a donc le prêtre et, loin derrière, l'instituteur.
    Or la lecture est nécessairement plurielle. Un des rôles de l'école c'est de donner des clés pour comprendre.

    Isabelle de Peretti pose une question plus pédagogique : est-ce qu'il y a une différence d'approche entre la littérature patrimoniale et la littérature contemporaine ?
    Pour Dominique MAINGUENEAU, la vraie question est l'articulation entre ces deux littératures, la manière dont on la didactise.

    Pour J-L DUFAYS, on a plus de chance de réussir à articuler si on prend des textes contemporains qui traitent de questions identiques. La réflexivité ne peut se faire qu'à partir du contemporain (blog, littérature sur internet, contexte du littéraire).

    D. STISSI exprime l'intérêt des trois interventions mais également note des ambigüités. Il y a douze ans, en 96, la question de la littérature jeunesse se posait déjà : fallait-il la faire entrer dans les programmes ? La littérature a toujours été aussi pour les enfants, comme celle de J. Verne. Mais la question qui se pose c'est comment valider ce que lisent les enfants ? Il faudrait qu'on l'exclue ?
    Les mots discours, genres, n'étaient pas que des « outils ».

    A-M Garat rejette l'idée d'une pédagogie de l'élitisme et évoque un souvenir de classe qui lui a révélé la littérature grâce à une lecture intelligente d'un texte par une enseignante mais D. STISSI lui reproche de ne faire que de l'émotif et du spectacle, comme Luchini.

    J-L Dufays pense qu'on doit passer par la didactique. Faire accéder au littéraire se fait par étapes, il ne peut se faire que par le didactique.

    Et D. Maingueneau met en garde : on ne peut pas organiser tout l'enseignement du français sur une seule fonction, sans prendre en compte la sociologie des élèves, la réalité du public qu'on a. On ne peut plus didactiser de la même manière'.

    On est d'accord avec cette empathie mais on ne peut pas se contenter de cela. A-M Garat pense alors que l'école n'a pas beaucoup changé.

    V. Youx se demande alors si c'est l'école qui n'a pas bougé ou si c'est le discours de la société sur l'école qui n'a pas changé.

    2 Commentaires

    Commenter cet article

    • Nom *
    • Email
    • Site Web
    • Message *
    • Recopiez le code de sécurité *
    • ???
    •  

    Les précédentes : Derniers articles