Association française pour l’enseignement du français

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  • 21
    Jan

    Ecole : armer le bras du savoir

    Par Bénédicte Etienne

    La thématique des enfants de milieu populaire, comme celle des enfants d’immigrés, a toujours été source de fantasmes. Il semble cependant qu’un cap a été franchi, et ce qui paraissait autrefois comme relevant du préjugé, du propos nauséabond ou de la discussion de comptoir, se présente aujourd’hui au grand jour sous l’étendard de la vérité enfin révélée, de la réalité enfin dévoilée. Evoquons trois exemples frappants, issus de l’actualité récente, qui participent d’un même mouvement.

    On peut d’abord renvoyer au rapport assez ubuesque du Haut Commissariat à l’Intégration[1], rapport qui se pose comme une sentinelle contre les dangers d’un développement supposé du communautarisme à l’école, mélangeant dans une absence de scientificité confondante les enfants d’immigrés, les enfants étrangers et les enfants de milieux populaires, assénant des vérités et des statistiques aussi définitives que mystérieuses :

                "Dans leurs rapports avec l'institution scolaire, les parents immigrés sont plus nombreux à n'avoir jamais rencontré d'enseignants (18% contre 8% des non immigrés). 70% ont   participé aux réunions de début d'année contre 84% des non immigrés (p.63)."

    Quel est l’échantillon retenu? Dans quelle région ? Quels établissements scolaires ont été observés? Quelle est la démarche scientifique de recueil des informations ? Raisonne-t-on toutes choses égales par ailleurs ou en données brutes ? On n’en saura rien. Tentant de dissimuler le caractère doxique du propos, ce rapport, entre deux affirmations péremptoires ou deux recommandations validant toutes les directives actuelles du MEN (sur l’individualisation des parcours, les PPRE etc.), émaille de temps à autre, et comme une légitimation scientifique, son discours de notes de bas de page se référant à l’INSEE ou à la DEGESCO (haut lieu de neutralité scientifique, comme tout le monde sait).

    Après une ouverture au suspense insoutenable (« Qui sont donc les élèves issus de l’immigration » ?, tout étant dans le « donc », marqueur d’interpellation populiste : qui sont donc « ces gens-là » ?), le rapport donne trois éléments de définition : ce sont soit des élèves étrangers, soit des élèves dont l’un des parents est immigré, soit encore des élèves en situation irrégulière (et de citer RESF comme source !). A ce moment (p.7), l’ «  étrangèreté » (enfin, l’étrangeté…) n’est pas spécifiée. Donc si on a un père américain cadre dans une entreprise internationale, on est pour l’instant un « élève issu de l’immigration ». Le glissement ne tarde cependant pas à s’opérer, dans la suite immédiate du rapport, ceci par le truchement de la notion de territoire géographique. On a enfin la réponse à la question initiale :

                "Cependant, on observe que si la proportion de jeunes issus de familles dont au moins un des parents est immigré s'élève à moins de 20% sur l'ensemble du territoire, cette proportion varie fortement selon les départements, les villes et les quartiers. Ainsi, en 2005, les plus fortes concentrations départementales sont en Ile-de-France avec la Seine-Saint-Denis (57%), Paris (41%), le Val-de-Marne (40%) et le Val d'Oise (40%). Cette surreprésentation dépasse les 60% dans vingt communes, pour l'essentiel en Ile-de-France. En 2005, en Seine Saint-Denis, un jeune sur cinq est d'origine maghrébine et plus  d'un sur six est originaire d'Afrique subsaharienne (p.8). "

    On admirera le processus par lequel, d’une problématique vague et mal définie, on en arrive rapidement à parler de ce qu’un reste de pudeur hésite à nommer complètement : les Noirs et les Arabes de banlieue. Au lecteur qui espérerait par la suite une réflexion sur la construction de ces catégories, leur historicité, leur pertinence, on peut épargner la lecture du reste du rapport. La seule catégorie mobilisée jusqu’au bout est continument celle d’ « élève issu de l’immigration ». Il s’agirait donc apparemment d’une notion claire, d’une catégorie stable et homogène, à la nature a-sociologique et anhistorique, qui n’a pas besoin d’être questionnée. Et sans doute par souci stylistique d’éviter les répétitions, le rapport convoque indifféremment une autre catégorie, considérée comme synonyme de la première, « les élèves socialement défavorisés ». Muni de l’association de ces notions, que tout être humain doué de raison doit recevoir comme une évidence aveuglante, le rapport balaie, tel un entomologiste, le comportement des enfants issus de l’immigration dans leur violence, leur antisémitisme potentiel, leur mauvaise alimentation, leur refus obstiné des bienfaits de l’école. On retrouve ici en passant le discours d’antan sur les « classes dangereuses »[2], toujours prêtes à faire basculer le pays dans le chaos et l’anarchie.

    Pour les neutraliser, le discours sur les dons et l’excellence. Retrouvant les accents des théoriciens du Club de l’Horloge ou du GRECE[3], « on » (l’air du temps, le gouvernement, les Grandes Ecoles venues chercher leurs pauvres dans les lycées dits « des quartiers ») nous dit qu’il y aurait dans les classes populaires un certain nombre d’éléments de valeur, un certain nombre d’élèves qui veulent s’en sortir, qu’il importe d’exfiltrer de leur terreau infertile pour les transplanter dans des zones plus favorisées. Inversement, il serait nécessaire d’éloigner les nuisibles, les inéducables[4]. Il est impossible de ne pas établir de corrélation entre ces deux orientations, le point commun étant l’abandon définitif de l’idée d’un commun. On retrouve là aussi l’idée de l’imputation d’une responsabilité individuelle par rapport à l’échec scolaire, qui refuse violemment toute amorce d’explication sociologique, sous prétexte qu’elle relèverait de la culture de l’excuse.

    Enfin, on ne peut passer sous silence le procès qui se déroule actuellement du journaliste Eric Zemmour, pour la liste des soutiens affichés ès-qualité (ministres, députés, intellectuels…), pour l’écho qu’il recueille dans les médias ( les thèses les plus invraisemblables sont assénées, tandis que la partie adverse semble inaudible), et peut-être surtout pour le caractère d’illustration paradigmatique de cette nouvelle forme d’anti-intellectualisme qui avance sous le vêtement du bon sens et de la sagesse populaire : « tout le monde sait bien que… », « Tout le monde a constaté que... », « Il suffit de se promener dans la rue pour voir que… ». 

    Il semble donc bien que pour aborder la question des difficultés scolaires, une forme d’offensive tout à la fois ethnicisante (pour ne pas dire raciste), anti-pédagogie et anti-sociologie se développe, et que la réaction ne puisse pas uniquement consister en une dénonciation, aussi indispensable soit-elle. Face aux mensonges, il faut des arguments, face aux pseudo-explications, il faut des analyses, et ces explications et ces analyses, il faut les porter à la connaissance du plus grand nombre. Se contenter de croire qu’on a raison serait une erreur, dans la situation où nous sommes, et une association comme l’AFEF se doit d’être un relais pour celles et ceux qui persistent à penser et à complexifier, là où d’autres vocifèrent et simplifient. Les articles que nous présentons plus loin peuvent ainsi, chacun pris séparément ou dans la cohérence de leur mise en résonance, se réclamer de ce double impératif de combat et d’exigence.

    Pour finir, rendons hommage à nos élèves et donnons-leur le droit de déclarer (s’ils le souhaitent), comme fit le peintre américain Whistler, dans le cadre de son procès contre Ruskin et après avoir décrété (contre l’état-civil) être né en Russie : « Je suis né quand et où je veux, et je ne veux pas être né à Lowell ».

     

    « Pauvres : s’en occuper tient lieu de toutes les vertus » (Flaubert, Dictionnaire des idées reçues)

    HUGRÉE C. et POULLAOUEC T. (2011), « Dix idées reçues sur les élèves de classes populaires », GRDS.

    ROCHEX J.-Y. (2010), « Le devenir de l’éducation prioritaire : excellence pour les uns, renoncement et mesures sécuritaires pour les autres ? », Club de l’AEF.

     

    Ethnicisation vs droit à l’indétermination

    BENSLAMA F. (2009), « Exil et transmission, ou mémoire en devenir », Le Français aujourd’hui n°166.

    BONNERY S. (2006), « La question de « l’ethnicité » dans l’École : essai de reconstruction du problème », Sociétés et jeunesse en difficulté n°1.

    DOUVILLE O. (2002), « Qu’entend l’élève à l’école de ses appartenances et de ses indéterminations ? », VEI Enjeux Hors-série n°6.

    ROCHEX J.-Y. (2000), « Pour une éthique et une clinique de l’altérité et de la rencontre, de l’indétermination et de l’élaboration de soi », VEI Enjeux n°121.

     

    Notes

    [1] Relever les défis de l’intégration à l’école. On n’a accès actuellement qu’à une version dite « Document de travail », parue  notamment dans le JDD du 24 octobre 2010.

    http://www.lejdd.fr/divers/rapport-college-22102010.pdf

    [2] Relire Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXème siècle, de Louis Chevalier, Plon (1958) et Perrin (2002).

    [3] Groupement de Recherche et d’Etude pour la Civilisation Européenne.

    [4] Voir le texte de Viviane Youx sur les ERS, dans  La Lettre de l’AFEF n°3, « L’éloignement, une nouvelle stratégie pédagogique ? » http://www.afef.org/blog/post-leloignement-nouvelle-strategie-pedagogique-par-viviane-youx-p615-c15.html

     

2 Commentaires

  • erixdebase

    09 Fev 2011 à 10:48

    Votre analyse est très décevante.
    Il n'y a pas que des évidences dans le rapport du HCI, mais des constats que font chaque jours les enseignants. Si les statistiques ethniques existaient (mais je ne souhaite pas qu'elles existent) et si on avait laissé base élèves remplir sa mission statistique, on verrait bien que les "affirmations" (comme vous dites) du HCI sont tout à fait fondées et que les évaluations PISA et PIRLS prendraient une signification nouvelle.
    Il y a bien un refus de l'école comme il y a un refus de la République par les enfants des "indigènes de la République" (Que je déteste ce terme!) qui confondent culture (universelle à mon avis: il y a bien un nécessaire relativisme dans ce domaine) avec un colonialisme qui n'est plus à l'ordre du jour.
    Comment s'étonner que ces enfants ne réussissent pas et, pire, contaminent les autres, Il est caractéristique de voir des pans entiers de la "diversité" non affichée se tourner elle aussi vers les établissements privés pour fuir l'ambiance détestable, anticulturelle et antifrançaise qui règne dans l'enseignement public des zônes "défavorisées."
    Cela ne veut pas dire que je suis pour les solutions avancées par le HCI. Je déteste la discrimination positive et y préfère l'élitisme républicain bien compris. Mais que l'on rétablisse l'enseignement spécialisé, que l'on arrête de considérer les élèves comme des puits de sciences inépuisables, qu'on arrête de penser au baccalauréat dès la maternelle. Enseignons par paliers, pour tous les élèves, sans ambitions démesurées sous prétexte qu'il nous faut des chercheurs de haut niveau. L'enseignement primaire ancestral est un exemple à méditer, avec son primaire supérieur qui afinait les contenus sans changer les méthodes et les personnels.

  • marie-anne paveau

    21 Jan 2011 à 21:03

    excellent texte, qui montre bien comment fonctionnent les stéréotypes, ces évidences sans histoire, ces décisions subjectives qui se font passer pour des réalités naturelles - il y a de plus une fabrique de vérité particulière pour les chiffres, les pourcentages, les statistiques - on est étonné de l'absence de réflexivité et de soin du discours que l'on trouve dans ce rapport : tout porteur d'un discours, surtout sur des réalités aussi chargées affectivement et idéologiquement, ne devrait-il pas "réfléchir" sur son discours avant de le produire ? merci bénédicte pour de cette mise au point et ces références

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