Si les deux sont nécessaires, Elisabeth Bautier pointe du doigt la difficulté des enseignants aujourd'hui ; prendre en compte les besoins d'expression, la maitrise des différents discours ne doit pas faire oublier la nécessaire maitrise de la langue. Les instructions officielles ne les aident certainement pas, et pourtant il en va de l'apprentissage de la conceptualisation et de la connaissance de la norme, qui manquent cruellement aux plus démunis. Vous rouverez des extraits ci-dessous ainsi que
l'entretien complet avec Elisabeth Bautier dans le n° 151 Diversité Ville Ecole Intégration (Les enjeux de l'apprentissage de la langue française) "du SCEREN CNDP
"Non seulement on ne peut pas transférer les objectifs
et les valeurs de l'école du début du XXe siècle, mais on
n'ignore plus que la langue constitue pour une part l'identité
de ceux qui la parlent, leur manière de se sentir exister,
en particulier quand les situations sociales sont difficiles. Les
enseignants le savent et, comme ils (re)connaissent le décalage
entre la langue «de l'école» et celle de certains de leurs
élèves, ils sont aujourd'hui plus tolérants à l'égard d'une
langue quotidienne «non scolaire» qui est ainsi actuellement
très présente dans les classes. Mais cette tolérance
risque de faire oublier que la langue permet de construire
les catégories de la pensée, d'élaborer des textes qui permettent
de comprendre le monde qui nous entoure, de s'approprier
des savoirs. Si l'école ne construit pas la langue et
certains usages comme ressources pour certains jeunes qui
n'ont que les situations scolaires pour se les approprier, l'injustice
sociale est profonde. L'indistinction entre la reconnaissance
de l'autre, avec les formes langagières qu'il utilise
' qui ne sont pas celles de l'école ' et l'aide à lui apporter '
pour que, en termes linguistiques et langagiers, il puisse
sortir d'une quotidienneté d'échanges ' peut être une des
raisons des difficultés des élèves, en particulier dans les
situations d'écriture.
Les modes de faire scolaires dominants aujourd'
hui, y compris dans les préconisations officielles, ne facilitent
sans doute pas à cet égard la tâche des enseignants,
ni celle de certains élèves. Dans la société dans laquelle
nous vivons, il est «normal» que chacun puisse prendre la
parole, exprime opinions et sentiments personnels ' les
médias télévisuels le montrent tous les jours. Faut-il donc
aider les élèves à s'exprimer ? Sans doute le faut-il, y
compris dans cette visée de démocratie participative
souvent évoquée aujourd'hui. Mais si, effectivement, il faut
à la fois être attentif à une langue porteuse d'une identité
générationnelle, identité doublée pour certains d'une identité
plus sociale, s'il faut aussi aider les jeunes à parler en
public, à argumenter, etc., et s'il faut aussi leur fournir des
ressources pour qu'ils maîtrisent cette langue qui permet
de continuer d'apprendre, il est vraisemblable que les enseignants
' qui n'identifient sans doute pas que ces différentes
entrées ne sont peut-être pas compatibles simultanément
dans les classes ' mettent certains élèves dans des
situations de confusion.
"Une autre distinction nécessaire est
celle que l'on peut faire entre maîtrise des
discours et maîtrise de la langue. Sans doute
est-ce plus «intéressant», motivant, comme on
dit aujourd'hui, de produire des discours différents,
d'apprendre à argumenter ou à raconter,
que d'apprendre les formes linguistiques qui
vont permettre de le faire, ou de travailler la
langue elle-même. Le risque, quand on travaille
les discours, réside dans l'absence de systématicité
concernant justement le travail de la
langue ; même si, dans la construction de la
séquence, pour celui qui a conçu les programmes,
il est évident que l'on va également
travailler les outils de la langue pour expliquer,
raconter, etc. L'histoire que l'on va raconter sera
toujours plus intéressante que la manière dont
on la raconte. Pour certains élèves, avoir
quelque chose à dire et vouloir le dire peut
apparaître en contradiction avec l'apprentissage
de la langue qui va permettre de le faire.
Ce qui leur apparaît comme une frustration ou
une mise en cause de ce qu'ils font spontanément
provoque une tension. Je pense que l'on
a peut-être mis les enseignants dans une situation
difficile pour opérer les bons choix."
"Comment permet-on aux enseignants d'aider ces
élèves à se saisir de ce que l'on exige d'eux ' car la vie
quotidienne est dans un environnement de l'écrit, et sans
doute les enseignants ne mesurent-ils pas à quel point
certains élèves sont démunis ? L'élévation du niveau de
formation des enseignants y est peut-être également pour
quelque chose. De nombreux professeurs des écoles ne
mesurent pas les évidences qu'ils véhiculent derrière leurs
exigences.
Peut-être la centration, dominante aujourd'hui, sur
les compétences y est-elle aussi pour quelque chose. Je
crains que de nombreux enseignants, aujourd'hui, du fait
de ce mot de «compétences», ne soient tentés de penser que
chaque élève ' c'est certes très généreux ' a en lui-même
des compétences qu'il suffirait de mobiliser et de développer
grâce à des situations. Malheureusement, ce n'est
pas le cas.
Il est nécessaire d'aider les élèves à construire des
ressources qu'ils n'ont pas. On n'enseigne plus de manière
systématique les mots qui régulent et orientent l'activité
cognitive scolaire. On a tellement peur d'ennuyer les élèves
que l'idée de répéter plusieurs fois la même chose, de
reprendre la leçon d'une semaine sur l'autre, en vérifiant
que les élèves ont appris les notions enseignées, de ressaisir
les formes utilisées par les élèves, de les travailler collectivement
est assez rare aujourd'hui.
Dans le domaine des apprentissages, ceux de la
langue, comme d'autres, ce n'est pas parce que l'on aura
entendu tel ou tel mot-concept que l'on aura compris ;
on saura que ces mots existent, mais le sens qu'on leur
aura donné est plus aléatoire, plus flou. Les enseignants
ont souvent des réticences à faire et refaire. Ils
disent souvent: « on l'a déjà fait» ou «on l'a déjà vu»; plus
rarement: « ils le savent », « ils l'ont appris ». Penser que
les élèves apprennent aisément, spontanément, seulement
grâce aux situations construites et aux activités
menées est optimiste ; mais cela n'a pas
l'air d'être suffisant."
Les enjeux de l'apprentissage de la langue française - « Diversité Ville-École-Intégration », n° 151 - décembre 2007 - SCEREN CNDP