Association française pour l’enseignement du français

Médias et Numérique

  • 27
    Nov

    Compte-rendu du PNF-Le rendez-vous des lettres de novembre 2012, par Dominique SEGHETCHIAN

    « Les métamorphoses du livre et de la lecture à l'heure du numérique »

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    PNF-Le rendez-vous des lettres

    « Les métamorphoses du livre et de la lecture à l'heure du numérique »

    ProgrammeBrochure 2012

     

    Compte-rendu réalisé par Dominique Seghetchian pour l’AFEF

    Le Rendez-vous des lettres 2012 a rassemblé durant trois jours, de nombreux participants venus de l'éducation, de l'université et de la "Blogosphère", réunis pour de riches réflexions sur l'écriture à l'heure du numérique et l'écriture numérique -ce n'est pas exactement la même chose. Ce fut, pour bon nombre des acteurs de l'Éducation Nationale, l'occasion d'une promenade dans ce qui s'apparente parfois à une exoplanète. Deux tensions majeures sous-tendent la réflexion.

    -       La première, parfois souterraine, parfois explicite, met en jeu acteurs économiques et acteurs de la sphère universitaire et littéraire. Très présente dans de nombreuses interventions et de nombreux débats, elle a pu être formulée comme une tension entre "économie de la connaissance" et activité interprétative. Les blogueurs eux-mêmes appellent à une utilisation du numérique dépouillée de toute naïveté.

    -       La seconde consiste à savoir si le numérique est un ensemble d'outils (écrire avec le numérique) permettant d'accéder à une littérature inchangée, ou un média structurant de la pensée et grâce auquel nous serions à l'aube d'une révolution littéraire.

    Par sa structure, le PNF n'a-t-il pas tranché, au moins provisoirement, en encadrant les prestations d'"écrivains numériques" entre la conférence d'Antoine Compagnon, qui pense le numérique incapable de susciter un chef-d'œuvre, et la table-ronde de nos collègues de lettres classiques twittant au service de la découverte du monde antique ?

    Enfin il a constamment été question de porosité des frontières, celles de la lecture et de l'écriture, celles qui séparent le monde de l'écrit de celui des arts visuels et sonores ; et constamment question également des problématiques du temps qui tantôt s'abolit, tantôt se rétrécit ou s'étire, et de l'espace.

    Dominique Seghetchian, AFEF

     


    19 novembre 2012

    Quelles relations entre économie et humanités ? Quelle place et quelle fonction pour l’économie ?

    Quelles modifications de l’œuvre ? Polyphonie ou pluralité des origines énonciatives ? Collaboration ou confrontations ?

    Modifications de l’accès à l’œuvre et/ou modifications de l’œuvre ? En quoi l’environnement numérique fait-il évoluer la notion de patrimoine ? Peut-il susciter l’émergence d’œuvres « authentiquement littéraires » ?

     

    Nouvelles textualités, nouvelles humanités ?

     

    L'ouverture situe le colloque sous le double signe du numérique et des humanités en explicitant leurs liens.

     

    Denis Bruckmann, directeur général adjoint de la Bnf, d'abord, présente l'importance du numérique dans son institution, héritière de l’institution responsable du dépôt légal créée en 1537 : numérisation du patrimoine dont les livres introuvables du 20ème siècle, collecte de la production numérique, production de livres enrichis (en partenariat avec l'entreprise Orange), service pédagogique.

     

    François Weil, recteur de l'Académie de Paris, établit ensuite un lien entre les conditions créées par l'apparition d'une nouvelle technique, l'imprimerie, d'un nouveau média, le livre, et la diffusion mais aussi structuration de la pensée pour l'Occident d’abord, puis pour l'ensemble de « ses projections coloniales ». L'humanisme qui nait alors, aspiration à l'universalisme et à l'universalité de la connaissance, est aussi l'émanation d'un besoin social, d'un désir renouvelé d'accéder au savoir. Aujourd'hui le numérique est l'instrument d'un renouvèlement comparable de ce désir d'un accès potentiellement universel à l'ensemble des connaissances. Le numérique est par ailleurs au cœur de la refondation de l'école, en tant qu'opportunité de réinventer le rapport au savoir.

     

    Paul Raucy, doyen de l'Inspection générale de lettres, débute son allocution en affirmant que l'école ne peut ignorer les nouveaux usages et supports.  Il justifie l'orientation de ce colloque vers l'écriture par le fait que, dans le domaine pédagogique, le numérique est un facteur de renouvèlement de pédagogies actives et que, dans le même temps il convient que les pédagogues de l'enseignement littéraire l'interrogent parce qu'il introduit un malaise dans la culture. L'œuvre –close- et le rapport –déférent- à celle-ci apparaissent comme remis en cause par le nomadisme, l'éparpillement favorisés par le numérique. Cependant l'hypertextualité semble prolonger l'étoilement de la lecture réflexive, l'éclatement de la pratique d'anthologie, l'intervention du lecteur dans l'œuvre prolonge l'activité de réception et d'appropriation de l'œuvre.

    Il s'agit de chercher, dans la réinterprétation des œuvres, une réinterprétation du monde, en ce sens c'est bien un renouveau des humanités qui est à l'œuvre. Il note enfin que le numérique rapproche les disciplines : un intergroupe des disciplines littéraires a été mis en place, incluant lettres, philosophie, histoire, géographie, histoire des arts, économie.


    Catherine Cecchetti-Bizot, inspecteure générale de lettres, souligne qu'il ne s'agit pas de renoncer à un rapport lettré aux textes. En 2010, le PNF mettait l'accent sur la matérialité du livre : le lien entre support, texte et sens. En 2011, la création était envisagée comme processus du lire-écrire-publier.  En 2012, la démarche réflexive se poursuit en adoptant le point de vue de l'écriture. Il s’agit d'observer comment se construit l'unité d'une œuvre quand elle se construit dans la pluralité des voix et des formes, quand elle cesse d'être close ; cette construction collaborative interroge la notion d'auteur et celle de l'espace-temps de la création quand on a  des communautés de lecteurs-scripteurs. Il est nécessaire aussi de se demander comment l’expansion du numérique contraint à des changements dans l'école pour former à l'intelligence des nouveaux outils afin d'éviter une nouvelle forme d'illettrisme, de faire accéder à une nouvelle forme de littératie.


    Conférence d’Antoine COMPAGNON, professeur au Collège de France, "L'œuvre et l'auteur à l'heure du numérique"

    A travers une exploration des "avenues du numérique" autour du cas de Proust et de Du côté de chez Swann, Antoine Compagnon propose d’initier une réflexion sur les conséquences du numérique.

     

    La recherche :

    Avant, le travail de recherche consistait à aller à la bibliothèque, prendre des notes au crayon (le seul instrument autorisé) pour collecter notes, variantes, esquisses sur les manuscrits et, le soir, il fallait les dactylographier, le matin, les vérifier.

    L’informatique permet de constituer des bases de données. Un des instruments les plus anciens, est le TLF, Trésor de la langue française, qui n'est pas sans problèmes : l'orthographe de Proust n'est pas fixée, il écrit encore grand'mère. Plus de piles de photocopies d'articles. Pour les revues, la vente d'articles à l'unité se développe. L'écriture sur le traitement de texte facilite excroissances et digression, introduisant des boursoufflures. Le monde numérique a également modifié le métier de chercheur par l'accessibilité, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, d'un grand nombre de documents téléchargeables du monde entier, avec le risque d’une forme d’autisme de l’écran.  Mais quelles fins pour les humanités numériques quand, par exemple, la statistique lexicale est passée de l'analyse des mots rares à celle des mots les plus fréquents, des connecteurs privés de sens ?

     

    La lecture et le lectorat :

    Certes, la tablette facilite encore la lecture, relecture, de tout texte et celle de gros romans, disponibles à tout moment, n'importe où. Cependant, ce qui est disponible constitue une jungle et on ne sait jamais à quel texte on a affaire. On ne peut plus, comme pour Montaigne, étudier les différentes couches du texte. Pourtant « des auteurs comme Montaigne et Proust, avec leurs œuvres amplifiées", ont en tête des "théâtres de mémoire", l'œuvre de Proust est amplifiée par des "paperoles" ». Par ailleurs la lecture peut être perturbée par la multiactivité de la lecture sur tablette, difficilement compatible avec la longue phrase de Proust. Une lecture non vagabonde sera-t-elle encore possible ? C'est l'attention qui s'est modifiée. Revient-on à la lecture d'avant Gutenberg dont l’invention a participé à la constitution de l'individu lecteur, solitaire, avec sa subjectivité close.Enfin les livres amplifiés, hétérogènes, parsemés de ressources multimédias, questionnent la lecture linéaire. Cela peut aussi servir de notes, permet des éditions critiques mais risque de priver d'emploi l'imagination. Une lecture trop accompagnée bouleverse moins. Il faut accepter de se laisser troubler, accepter que le livre résiste.

     

    Tous lettrés ?

    Parmi tous les documents accessibles sur Gallica, site de la BNF, parmi la jungle des multiples exemplaires, on trouve des trésors : les carnets numérisés ; les moteurs de recherche comme Google en facilitent l’accès. Un autre phénomène est la généralisation de la publication à compte d'auteur : tout le monde peut s'inscrire sur Amazon. Mais, si tout le monde peut devenir auteur, pour le moment, ce qui est massif, c'est le reformatage. « François Bon, nous dit Antoine Compagnon, me juge rétrograde en ce qui concerne par exemple l'écriture interactive, mais j'attends les chefs-d'œuvre et quand il paraitra une grande œuvre, j'espère que je saurai la reconnaitre sans être réactionnaire. »


    Table ronde n° 1

    Derrière la relation problématique entre l’économie et les humanités, n’est-ce pas la représentation de l’humanité qui se joue, entre « économie de la connaissance » et « culture de l’interprétation » ?

    Quelles tensions entre livre et écran, auteur et lecteur ? La lecture numérique est-elle une lecture lettrée ? Quelle place pour l’écriture fictionnelle ou poétique ?

    Quelles différences entre les compétences des littératies numériques et livresques ?

     

    Milad Doueihi, titulaire de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval du Québec, est l’auteur de Culture numérique / culture humaniste.

    Il fait remarquer que « le numérique » n'est pas consensuel dès sa définition. L'informatique, rappelle-t-il, était au début une branche des mathématiques dont elle s'est dissociée pour devenir une industrie, puis une culture; la culture, selon Goffman, se définit comme un savoir qu'on doit maitriser pour appartenir à une communauté et implique la notion de partage, de ce point de vue elle est humanités : les sciences humaines permettent de mettre à distance par la réflexion, le formalisme informatique. Mais, avec le numérique, on s'éloigne de la représentation fétichisée du livre, caractéristique de la France.

    L'économie de la connaissance a généré une inflation de la notion d'intelligence. Le passage d'une économie de la rareté (à laquelle correspondrait la littératie) à une économie de la surabondance représente le véritable changement. Il se traduit par les formes fragmentaires avec une tension, qu’on trouvait déjà dans L’Encyclopédie entre une forme de tâtonnement représentée par Diderot, et une forme de précision incarnée par d'Alembert. On retrouve dans l’univers numérique, nous dit Milad Doueihi, l'héritage du Dictionnaire de Bayle dans l'outillage matériel, l’autonomie du lecteur et la responsabilité dans l'éducation de l'esprit critique. C’est un code qui implique un contrat social. Pour rassurer en ce qui concerne le possible asservissement du lecteur, il raconte comment les joueurs de Mass Effect 3 ont obligé, au nom de la cohérence de leurs personnages, les concepteurs à revenir sur les deux clôtures narratives qu'ils avaient prévues.


    Yves Citton, professeur à l’université de Grenoble 3 et au CNRS (UMR LIRE), est l’auteur de L’avenir des humanités : économie de la connaissance ou culture de l’interprétation, deux modèles qu’il propose d’opposer.

    Depuis les années 50, on affirme l'existence de deux cultures : les humanités, pratique réfléchie de l'interprétation, fondée sur des intuitions interprétatives, et l’économie de la connaissance. Quatre critères permettent de les différencier. Le premier est que l'économie de la connaissance est fondée sur le traitement de données, donc sur la vitesse, avec, comme idéal, la lecture de codes barres ; la culture de l'interprétation nécessite au contraire lenteur et rétrécissement du corpus, retour sur le déjà lu, à la façon de l’explication de texte. Le second critère est la procédure par reconnaissance d’éléments préparamétrés par opposition à la découverte de significations inédites, à la formation de nouvelles catégories. Le troisième réside dans le statut de la communication : d’un côté accès à des flux, de l’autre suspension de la communication, besoin de s'isoler, de couper son portable, ne pas obéir à des sollicitations permanentes. Enfin l’idée que seul le vrai, l’objectivable, est intéressant, par opposition à la multiplicité des interprétations possibles, à la construction de subjectivations. Pour que les machines et les sciences se développent à notre profit et non en exerçant une pression sur nous, ajoute Yves Citton, nous avons besoin de ces subjectivations.

    Nous sommes en fait dans une économie de l'attention : le traitement des données surabondantes fait que la rareté est celle du temps et de la qualité de l'attention. On a en effet accès à beaucoup plus de choses qu'on ne peut en traiter. La nouveauté est alors dans le développement de la publicité, de la gratuité, une économie des mass médias qui introduit une asymétrie de l'attention et une interdépendance globalisée des rapports humains qui rend crucial le fait de mobiliser l'attention des gens afin de susciter des achats pour préserver l’emploi. Quelle écologie de l'attention promouvoir ? Il y a des qualités d'attention (captive ou volontaire; aversive ou attractive... ), des régimes d'attention (alerte, immersion...). Un régime d'attention interprétative nécessite immersion et un état d’alerte pour repérer ce qui fait problème.

    Un bref échange s’engage avec l’idée d’un fétichisme français du livre : pour Yves Citton les nouveaux médias ne garantissent pas le statut et la légitimité de l'état du texte tandis que pour Milad Doueihi ce n’est que le signe qu’au sacre de l'auteur succède la valorisation et la responsabilisation du lecteur.

    Frédérick Kaplan, professeur à l’école polytechnique de Lausanne et auteur de livres numériques et nouvelles formes d’inscription, voit dans l’opposition du numérique et du papier un débat sur les formes du livre, ouvertes ou closes. Il appuie sa démonstration sur une analogie avec l’histoire des cartes : il y a d’abord eu régulation de la production, de la lecture (règles d'usage) ; puis mécanisation de la production; un basculement s’est produit quand la technologie a permis un accès gratuit à toutes les cartes du monde : on peut zoomer mais il est impossible de les utiliser pour emballer les pommes de terre : on passe ainsi de l'outil à la machine. Cela s’accompagne d’un changement de « business model » : l’usager peut les enrichir donc il y aura gratuité de l’accès mais perte de la stabilité. En ce qui concerne le livre la différence réside dans le fait qu’il présente trois dimensions et contient de la variété, introduit de l'organisation d'objets dans un espace. Il y a, selon lui, deux futurs possibles : soit le modèle encyclopédique avec la standardisation, soit le modèle du livre pour enfants, avec la recherche de nouvelles formes littéraires.
    En ce qui concerne les outils, ils demeurent empreints du modèle du document papier. On pourrait aller beaucoup plus loin dans l’émergence d’outils à implication cognitive.

    Pour conclure, Frédéric Kaplan répond à Yves Citton que l'interprétation n'est pas dans l'immersion mais dans le temps de respiration, d'échappée et que ce sont les pratiques populaires et massives qui structurent le lectorat de demain.

     

    Emmanuel Souchier, professeur au CELSA, université paris-Sorbonne (GRIPIC), auteur de L’œuvre confrontée à l’industrialisation de la fragmentation, oppose le fragment à la rhétorique. La rhétorique guide le lecteur au moyen d'un appareillage. Face à elle, le fragment, qui existe depuis l’Antiquité, postule la présence d'un lecteur actif auquel il délègue l'élaboration de la signification. Il encourage à la lecture mais aussi à l'écriture, il invite ainsi à la littératie. En donnant au lecteur une liberté auctoriale, il nécessite un socle de savoirs rhétoriques comme préacquis.
    La réorganisation d'états du texte relève-elle de l'anthologisation des fragments ?

    A travers les outils on a vu la généralisation de savoirs, tels la typographie, mais il manque l'accompagnement de ces savoir-faire par leur environnement culturel (association de polices de caractère à des critères de lisibilité...). On a donc, dans les usages, une hybridation.


    Yves Citton discutera deux points. Tout d’abord, il estime que, pour vaincre « l'illittératie » à l’égard des logiciels, il est nécessaire de pouvoir passer derrière ce qui implique de travailler avec des logiciels libres et non des logiciels-propriétaires.

    D’autre part l'usage du fragment, dans l'anthologie livresque, est, selon lui, accompagnée de contextualisation, référencement, sa lecture est accompagnée, son contexte communicationnel fait sens; ce n'est pas de même nature dans le fragment numérique où il y a décontextualisation puis recontextualisation.


    20 novembre 2012

    Créations littéraires et arts numériques : entre contraintes, héritages et renouvèlement[i] des formes

    Découverte d’un nouveau continent littéraire et/ou artistique : polyphonie multiforme, bouleversement de l’espace-temps de l’écriture et de la lecture, décloisonnement des arts, instabilité, déplacement de l’intérêt de la fonction référentielle vers la fonction poétique… 

     

    Henri de Rohan, inspecteur générald’histoire des arts, ouvre la matinée en rappelant qu'on a tendance à confondre, en classe, le fait de montrer des images et le fait de montrer des œuvres d'art : en réalité, celles-ci sont filtrées numériquement, ce qui peut induire d'étonnantes distorsions. La littérature ne serait donc pas la seule à être à l’épreuve du numérique ?

     

    Table ronde n° 2

    Gérard Langlade et Marie-José Fourtanier invitent les participants à répondre à quatre questions : qu’est-ce que la littérature numérique ? Quelle est l’incidence sur la création littéraire de la dématérialisation ? Quelle est la nouvelle réalité textuelle ? Pourquoi et comment enseigner la littérature numérique ?

     

    Nouvelles expériences de la textualité :

    Bertrand Gervais, directeur du laboratoire NT2, qui effectue une recherche sur les œuvres hypermédiatiques de l’UQAM est l’auteur de Les possibilités créatives du numérique. Il est interrogé sur l’incidence du numérique sur la création littéraire.

    Il souligne qu’avant de comprendre ces textes, il faut savoir les manipuler, encore plus quand les hypertextes deviennent des hypermédias par l’ajout d’images et de sons. Son intervention, et d’une façon générale cette journée, fut pour moi l’occasion d’une première découverte d’une nouvelle forme de littérature.

    NT2(pour nouvelles technologies et nouvelles textualités) est un laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques (il présente 3500 fiches sur le site nt2.uqam.ca). Le premier problème auquel il a été confronté est celui du développement d'un vocabulaire critique. L’application "Entre la page et l'écran" en cours de réalisation, présente des auteurs qui explorent les formes à travers toutes sortes de logiciels. La revue de littératures hypermédiatiques "Bleu Orange", dont paraissent deux numéros par an, signale dans son sixième numéro l’ œuvre interactive de Maxime Galand, "Name tropping", ou celle de Sébastien Cliche "Gares", œuvre plurimédias et pluriauteurs réalisée avec flash ; ou bien encore l’ œuvre de Valérie Cordy "Bruits confits", ensemble de codes lisibles grâce à un ipod : on est conduit vers des entrées Facebook, des anamorphoses multi-instruments, multi-logiciels... interactives, multimédias....

     

    Alexandra Saemmer, enseignante-chercheure à l’université Paris 8, elle-même écrivain numérique, souligne combien est important ce travail de constitution de répertoires afin de faire connaitre ces littératures expérimentales qui ne sont pas soutenues par des éditeurs commerciaux (même si ça commence). Ce travail en permet aussi la préservation. La question de l'archivage est en effet cruciale car elle demande un financement colossal.

     

    Nicolas Taffin, concepteur graphique et éditeur est président des Rencontres internationales de Lure : « La lettre à l’écran ». Il met en question l’idée de dématérialisation. Le détachement du support, fait que le texte semble immatériel, il pose la question de la perte de la trace avec la typographie transformée d'abord en lumière puis en vecteurs. Bertrand Gervais reprendra cette idée en affirmant que la dématérialisation est en fait une électrification du texte, c'est le passage du mécanique à l'électrique. En même temps le numérique est très matériel avec des questions très matérielles (propriété, pérennité....) ; tandis que le livre n'est pas si matériel que cela : c'est déjà une copie contingente.

    Cela pose la question de l'investissement de l'objet, qui est en plus lui-même l'objet du savoir, fétichisé... Cette question est soulignée par le numérique, de même que celle de l'industrialisation avec la perte d'aura qui l’accompagne.

    C'est une philosophie du style comme trace de l'investissement du temps humain à travers la reproductivité. La typographie matérialise l'essence de l'alphabet comme combinaison de signes dont on continue à dessiner de nouveaux. En typographie, on désapprend à lire pour apprendre à regarder : comment la contreforme, le noir, dessine la forme. On déplace le curseur vers le signifiant, en tout cas on attire l'attention sur la forme.

    En la transformant en signes, le numérique et la typographie organisent une rencontre de la littérature avec la cybernétique, c’est-à-dire une théorie de la communication. Sur la page, le typographe propose une chorégraphie des signes, il apporte un jeu de métonymies.

    Le jeu avec la forme permet de s'ancrer dans le code, dans une dialectique de l'usage : le livre est une interface. Par la typographie, la lecture s’ancre comme production de sens, la typographie libère des marges dans la page pour la trace de cette interactivité avec bien plus d’efficacité que certains simulacres préformatés.

    Le livre est tout à la fois art et industrie, la typographie est entre les deux, et le numérique est pour elle une occasion de renaissance. Le livre augmenté est gonflé par une interaction simulée, c’est une affaire commerciale. Le papier aussi a fourni des livres médiocres. Le livre imprimé est un livre réticulaire ouvert sur le partage plus que sur la consommation. L’expansion du numérique s’accompagne d’une centralisation, d’un contrôle par un nouveau pouvoir comme le manifeste l’Apple store.

     

    Lors de la discussion, la littérarité sera interrogée sous l’angle de la porosité de la littérature par rapport aux arts visuels et sonores. Pour Serge Bouchardon, cela reste de la littérature tant qu'il y a questionnement sur le langage. Selon Bertrand Gervais, les relations iconotextuelles vont se développer, une littérature vivante s'adapte à son environnement. Nicolas Taffin constate que les apports viennent du web en tant qu'apports de liberté d'expression et de conception.

     

    Qu’est-ce que la littérature numérique ?

     

    Alexandra Saemmer analyse comment l’histoire de la littérature numérique débute dans les années 60.

    Selon elle, si la première question concerne la possibilité même d'une littérature numérique, la seconde concerne sa lisibilité : entravée par exemple, selon nombre de témoignages, par la sensation d’une froideur de l'ordinateur, par la réticence à lire sur écran… Réticences peut-être dues au fait d’un autre horizon d’attente du lecteur. Celui-ci associe en effet souvent l’ordinateur à une pratique de loisir et donc celui-ci lui semble inadapté à la « grande » littérature. Une deuxième représentation fait obstacle aux pratiques littéraires du numérique : la présomption d'information : le numérique est associé à la connaissance explicite.

    L’histoire d'une littérature nativement numérique est celle d’une littérature qui résiste, critique et questionne. Qui résiste à une culture du calculable : par exemple avec les générateurs de textes qui ont permis à Jean Pierre Balpe d’écrire "Général Proust". La littérature générative montre que la littérature n'est pas calculable, elle est inspirée de Queneau. Lors de la discussion, Bertrand Gervais expliquera que l’ordinateur est un média plus qu'un outil, et qu’en tant que tel il questionne. S'investir dans la compréhension d'un texte produit par une machine, cela questionne la lecture comme investissement

    Une littérature qui résiste aussi à l'idée que le texte n'est qu'un texte. Pour certains auteurs le texte manipulable devient un objet qui peut être trituré dans sa matérialité numérique (sortes de poèmes softies).

    On peut opérer un rapprochement avec le nouveau roman, utiliser l'hypertexte pour jouer avec le chaos à l’instar de Boris du Boullay avec Explication de texte[1] et l’analyse qu’en fait Alexandra Saemmer dans Matières textuelles support numérique ©Publications de l’université de Saint-Etienne, qu’on trouve aussi en googlebook). Explication de texte est un   poème hypertextuel qui utilise un jeu de clic de plus en plus frénétique, l'hyperlien y apparait objet à risque. La lecture numérique devient le symbole de la difficulté d'attention de notre époque.

    Alexandra Saemmer conclut en affirmant que la littérature numérique nous invite ainsi à élargir notre horizon d'attente. Lors de la discussion, elle soulignera que beaucoup d'auteurs questionnent et triturent les outils commerciaux qu'ils utilisent (il existe une « littérature ppt », une « littérature flash »).

     

    Pourquoi et comment enseigner la littérature

    Serge Bouchardon, enseignant-chercheur à l’université technologique de Compiègne, écrivain numérique et auteur de « Littératures numériques, tendances, perspectives, outils d’analyse… » dans le Guide TICE pour le professeur de français, souligne qu'il y a aussi une histoire de la façon dont on aborde ces textes. Après une première étape très théorique, on est actuellement intéressés par l’analyse des textes et de l’espace de sens ouvert par la tension entre programme et écriture.

    Pour Serge Bouchardon, la dimension heuristique de la littérature numérique interroge les textes par ses propriétés spatiotemporelles et l’ouverture de la possibilité d’action du lecteur. Elle lui apporte des propriétés dynamiques. Balpe a créé un générateur qui crée du texte : sans origine ni fin, sans cesse renouvelé, le processus prend le pas sur le résultat. Serge Bouchardon donne l’exemple d'un poème animé constitué de la date et de l'heure du moment (Julien d'Abrigeon, Voyage temporel). Des textes polysémiotiques comme My GoogleBody de Gérard Dalmont) permettent d'interroger la notion de texte comme évènement plus qu'objet, immanent à l'acte de lecture.

    Pour ce qui est de la création littéraire, la littérature numérique interroge la notion même de récit en présentant des récits non clos comme Monomaniak de Lucie de Boutiny, lecture toujours inachevée ou pour Afternoon, a story de Michael Joyce dont la lecture est terminée quand le lecteur estime en avoir fait le tour. Une série de questions émerge. Un récit peut-il être à vivre ? Peut-il être co-construit (ce qui implique de, simultanément, croire et faire croire) ? Peut-on concilier narrativité et interactivité ?

    La notion de figure est interrogée par exemple dans le poème "Ne me touchez pas" d’Annie Abrahams, où le passage de la souris finit par effacer l'image, mettant en scène une rhétorique de la manipulation.

    Enfin on peut sensibiliser les élèves à la culture numérique et informationnelle en l'interrogeant et révélant le caractère trompeur de sa transparence. Dans Google Adwords Happening, Christophe Bruno met en scène Internet comme un vaste marché (voir la façon dont l’auteur décrit son projet : Google Adwords Happening).

    Comment intégrer à une séquence des œuvres numériques dans le cadre d'un enseignement à l'écriture numérique ? Le PRECIP –Pratiques d’ECritures Interactives en Picardie (precip.fr)- présente des modules. Les auteurs expérimentent des voies en ouvrant la littérarité, l'enseignant devient aussi un expérimentateur, interroge la notion d'écriture en interrogeant les possibles d'une écriture numérique émergeante.

    Alexandra Saemmers souligne que la littérature numérique remet en question une vision normative de la rhétorique et de la poétique; il y a aussi, dans l'écriture numérique, de ces vacuoles pour l'interprétation dont parlait Yves Citton lors de la première table ronde ; cette littérature met en œuvre deux rhétoriques : une rhétorique du texte et parallèlement une rhétorique de l'outil qui fait des propositions au concepteur.

     

    Performances d'artistes et écrivains numériques :

    -       Serge BOUCHARDON "Déprise"  

    -       Alexandra Saemmer "Bömische Dörfer"

    -       Cécile Portier "Etant donnée" Une forme de fiction

    -       Luc Dall’Armellina "flux erratiques"

    A la suite de la performance, Serge Bouchardon sera amené à préciser que la présentation du texte en trois langues a posé de sérieux problèmes de traduction, linguistiques, mais aussi concernant la façon d’adapter la signification des attitudes ou l’interrogation : comment jouer de la réversibilité texte d'amour / texte de rupture dans une autre langue.

    Les quatre intervenants conviennent que l'esthétique de l'éphémère pose la question de l'œuvre. Comme pour les arts de la performance, il y a des œuvres qu'on ne pourra garder qu'à travers des captures d'écran et des descriptions. Pour les pérenniser, il faudrait donner le code source pour que des programmeurs puissent les traduire.

     

    « Écrire web » ou comment s’invente la littérature aujourd’hui ?

     

    Cécile Portieret Patrick Souchon, représentants de l’action culturelle ouvrent l’après-midi. L'enjeu de pratiques littéraires est d'amener les élèves à être créatifs pour résister à la captation commerciale. De ce point de vue le numérique apparait comme l'opposition de "l'invention" à la porosité et au brouillage des frontières.

    Suit un exercice de style numérique : Un Pecha Kucha.  Il s'agit d'une sorte de "battle" en deux sessions ; chaque artiste doit présenter un diaporama de 20 écrans, chacun faisant 20 secondes et associer un texte à chacun des écrans, texte dont la durée n'est pas fixée ce qui crée de l'ouverture. La totalité des deux sessions doit comporter entre 8 et 14 présentations.



    Les artistes en piste pour la première session sont :

    - Pierre Ménard liminaire.fr

    - Arnaud Maïzetti arnaudmaisetti.net

    - Christine Jeanney christinejeanney.net

    - Guillaume Vissac fuirestunepulsion.net

    - Juliette Mézenc "autobiographie d'un devenir web"

     

    Entre les deux sessions la parole a été donnée à François Bon, auteur du blog remue.net et créateur des éditions publie.net, qui a défini la littérature comme du langage mis en réflexion. Il y a bien sûr un souci de la transmission, mais cela n’en fige pas les formes. L'histoire des mutations des supports livresques et des mises en forme du texte montre que les contenus n'ont jamais été indépendants des supports et contextes. Et de citer à l'appui le choix et l'utilisation de la lettre par Mme de Sévigné ou la façon dont les écrits de J. Verne sont marqués par leur parution sous forme de feuilletons conçus pour être transposables en romans, ou encore la récurrence du mot "photo" dans l'œuvre de Proust. Les mutations des industries du livre produisent actuellement des changements radicaux. Pour l'Éducation nationale, les "actions culturelles" ne sont pas le cœur, or c'est au cœur, y compris du lycée, qu'il faut accompagner et acter ces changements. Cela passe aussi par la révision des corpus étudiés, par exemple préférer les productions de Maupassant pour les journaux plutôt que ses fictions longues comme Bel Ami, préférer Les Illuminations au Dormeur du Val. Pour François Bon, il ne serait pas mauvais, au passage, d’en finir avec le bac de français. L’essentiel est de développer l’écriture créative (ou les ateliers d’écriture, peu importe l’appellation).

     

    Les artistes en lice pour la deuxième session sont :

    - Jacques Fuente Alba
    - Jean-Daniel Magnin : ventscontraires.net (vidéo)

    - Anne Savelli (ceci est un corps, texte lu ce jour accompagné de 20 photos projetées 20 secondes chacune)
    - Sarah Maud Beauchesne : lesfourchettes.net

    - Joachim Séné,

     

    Lors des échanges qui ont suivi, Gilles Bonnet, maitre de conférence à l’université Lyon3, se penche sur la façon dont les écritures numériques s'articulent avec la tradition. Des instabilités représentent un défi aux catégories de l'analyse littéraire et à leur enseignement. Ainsi en est-il de la figure de l'auteur et de son lien avec le lecteur, tous instables et indéfinissables d'où résulte une difficulté à délivrer un statut de littérarité. Sont ainsi développées la polyphonie, la pratique du bourgeonnement anonyme (beaucoup d'artistes créent des blogs nouveaux, anonymes, qui sont comme des chantiers à ciel ouvert. Internet est un milieu a-centré qui rend nécessaire pour l'auteur son installation dans l'instable. Le nouveau paradigme de la littérature est la dérive et l'instabilité aussi pour le texte, avec la structure de la liste, la pratique (voire le risque) de la suppression. Le texte en ligne est tissé de temporalités multiples (peuvent figurer des archives, des twitts en direct...), il est souvent accompagné d'images, fonctionne par heurts, sauts, non linéarité entre des fragments hyperliés ou non. Ces effets de seuil introduisent des effets de rythme. Le texte numérique tend ainsi vers la performance, avec des auteurs rompus à la rythmique. Il donne une illusion d'immédiateté, réintroduit l'imprévu en recourant par exemple à des générateurs. La "dématérialisation" conteste l'œuvre. Les vertus poétiques de la littérature numérique apportent des perspectives nouvelles.

    L'hyperlien épuiserait l'imaginaire, craignent certains ? Jouons des tensions pour que l'image n'épuise pas le texte. Une photofiction comme Les sirènes on ne les voit pas un couvercle est posé dessus de christine Jeanney) est un écrit d'invention à partir d'images.


    Lionel Maurel, juriste (blog S.I.Lex) rappelle que l’œuvre et l’auteur ont un statut juridique. Il remarque que le droit est très présent dans le débat public et, en même temps absent des pratiques : 3 ans de prison et 300000 euros d’amende pour contrefaçon ont été risqués individuellement à au moins une trentaine de reprise au cours de cette journée du PNF.

    Mash up, remixage ; roman le jeu continue après ta mort, fan-fictions…les filtres disparaissent, deviennent illégitimes. Dans le cadre éducatif, comment expliquer que les cultures, les pratiques... sont en contradiction avec la loi ? Lorsque la société ouvrière qui devient œuvrière, comment donne-t-on la liberté et les moyens de produire ?

     

    Olivier Ertzcheid (affordance.info) est maitre de conférence en science de l’information et de la communication à l’université de Nantes. Pour lui, la lecture numérique nous lit, nous trace (drm, c’est-à-dire la gestion des droits numériques), elle limite le droit d'offrir, de prêter, de copier. Mais elle permet d'aller au cœur des textes. De nouvelles enluminures apparaissent, cela peut être de l'image auréolée de commentaires twitt… La page comme repère cognitif, liée au codex est transformée par la capacité à donner du texte dans un défilement infini. Le clavier même disparait et surgit sur le texte. Face à tous ces changements, il faut enseigner moins les TICE que l’attention.

    La discussion prolonge la réflexion sur les évolutions de la littérature en notant par exemple qu’a aussi été dynamitée la notion de mouvement, de courant, d'école; avant les écoles fonctionnaient par osmose, maintenant c'est par capillarité. Comment définir l’écrivain : toute personne qui produit ? Ou qui écrit pour être lue ? D'un point de vue juridique, le droit ignore la notion d'écrivain, il se construit à travers celle d'auteur.


    La profusion pose de plus le problème de la validation, celle-ci fonctionne dans la blogosphère : la fonction éditoriale est ainsi assumée de pair à pair et dissoute dans des réseaux.

    Écrire avec un traitement de texte ou en ligne c’est s’inscrire dans un temps long ou un temps court, communiquer avec destinataire proche ou lointain. Entre les deux il y a des différences de temps et d'espace.


    L’écriture numérique est-elle politique ? Elle se veut réponse à la violence d’une société qui nie l'individu, et participe à la réalisation de l'idéal des Lumières, l’égalité des individus. C’est ce qu’exprime Leslie Kaplan "écrire c'est sauter hors de la file des assassins". Dans les pays en crise il y a besoin de communauté.

    Quelques autres remarques donnent à réfléchir. En voici quelques-unes. L’absence de hiérarchisation, le fonctionnement horizontal mettent au même niveau la création et la réaction. Il est faux de croire que le numérique est intuitif, il y a nécessité de continuer à mettre en place une éducation critique aux médias. Le numérique est un dispositif d'écriture, pas un outil. Pour François Bon, la notion d'oralité redevient très importante et la composition devient beaucoup plus mentale. Un texte peut être travaillé en parallèle sur x outils différents.

     


    21 novembre 2012

    Compétences scripturales et nouvelles littératies: quels apprentissages pour le futur ?

    Table ronde n° 3

     Y a-t-il une écriture numérique spécifique, une littératie numérique, ou seulement une écriture avec des médias informatiques comme l'affirme Etienne Candel lors de la troisième table ronde ?

    Les contraintes imposées par les outils, par les programmations qui encadrent les pratiques, sont-elles des obstacles ou des balises voire des tremplins sur lesquels fonder maitrise et créativité. Apprentissage de la contrainte ou apprentissage par les contraintes ? 

    Après l’économie de la connaissance, peut-on parler d’économie de l’éducation ?

     

    Selon Etienne Candel, maitre de conférence au CELSA, université Paris-Sorbonne, modérateur de la troisième table ronde, l'école a une mission d'éducation par les médias et aux médias. Catherine Becchetti-Bizot, inspecteure générale avait auparavant formulé les enjeux de cette mission et de l'entrée dans ces nouvelles littératies : rendre les élèves conscients des ressources et procédés qu'ils mettent en œuvre et de ce qui est en jeu à travers l'utilisation du numérique pour qu'ils en déjouent les pièges et les utilisent de façon autonome.

     

    Quelques caractéristiques de la littératie numérique :

    Il revient d'abord à Isabelle Cailleau, enseignante chercheure à l’UTC, auteure de Les écritures contemporaines, de montrer quels sont les "savoirs en œuvre à travers les pratiques" du numérique (ce qui correspond à la définition des compétences selon Philippe Perrenoud). La spécificité du numérique réside, lorsqu'on utilise les outils informatiques, dans l'existence de trois niveaux d'écriture : celui du calcul -niveau de l'ordinateur-, celui de la programmation - niveau de l'informaticien- et le niveau de l'utilisateur qui écrit pour la compréhension humaine.

     

    Rémi Mathis, auteur de L’encyclopédie collaborative, président de Wikipédia France, créé en 2001, présente celui-ci comme un outil pour passer de la recherche de l'information dans un régime de rareté à une démarche de tri dans un régime d'abondance. Wikipédia compte 20 millions de visiteurs. Il est donc nécessaire de permettre aux élèves d'apprendre ce qu'est la recherche d'informations mais aussi ce qu'est une source, comment on évalue sa fiabilité. A cette fin il est essentiel de travailler l'utilisation de l'onglet "historique" qui figure sur chaque notice. En fait tout est transparent dans une notice Wikipédia, à la différence de l'écriture savante habituelle, et permet d'éviter une approche naïve de la connaissance. La maitrise de Wikipédia passe aussi par l'apprentissage de la rédaction d'articles documentés.  Comme beaucoup des participants à cette journée, Rémi Mathis affirme que la responsabilité par rapport à un texte qui sera lu, implique de respecter la forme en plus de la validité du contenu et contribue à faire naitre la conscience de l'importance de cette forme : le cadre et la « syntaxe » imposés permettent de comprendre l'écriture en tant qu'acte. A l'appui de ses propos, il cite l'exemple, dans une école rurale, d'un travail de rédaction d'un article sur leur village.

     

    Gustavo Gomez-Mejia, maitre de conférence à l’université François Rabelais de Tours, chercheur au GRIC (CELSA Paris-Sorbonne) s'est intéressé à la distinction entre citation, plagiat et copier-coller dont il a mis en évidence, dans Citation, plagiat et copier-coller : histoire, mythes et réalités, qu'il s'agit de trois compétences poreuses. Les définitions du TLF (Trésor de la langue française) révèlent que la citation fonctionne dans une tension entre auctorialité et reproductibilité, le plagiat entre fidélité et originalité. Quant au copier-coller, il en est absent. Derrière ces trois actes, on trouve le problème de l'intertextualité analysé par Barthes, c'est-à-dire la tension et le compromis entre la rive du plagiat et celle de la subversion. Tant que la figure du lettré s'incarne dans celle du moine copiste, on valorise l'ultra-fidélité. Puis va monter en puissance le respect pour la fonction d'auteur jusqu'à sa « totemisation » au 19ème et surtout au 20ème siècle. Y est associé le besoin d'originalité qui dévalue la reproductibilité au profit de l'apport personnel. Avec la créativité comme valeur émergente, qui recourt au détournement, au mixage... la reproductibilité est réévaluée, ce qui aboutit à la banalisation du copier-coller. Elle est par ailleurs associée à l'idée d'une "intelligence collective" ainsi qu’au filet rhétorique du partage et apparait comme la prophétie autoréalisatrice de l'encyclopédisme humaniste.

     

    Quelles pratiques pour l'enseignement ? 

    Isabelle Cailleau conseille de partir des pratiques des élèves dans un tout premier temps afin d'initier une première réflexion, puis de présenter une œuvre créative comme Déprise de Serge Bouchardon pour surprendre les élèves et les amener à s'interroger sur  ce qui la rend possible? L'acquisition de ces compétences nécessite un temps long, même pour les "digital natives".

     

    Valérie Jeanne-Perrier, maitre de conférence GRIPIC et CELSA, auteure de « Pratiques d’écriture-lecture en réseau », Le dispositif comme partenaire d’écriture, explique ensuite comment l'utilisation de l'application pour la photo, Instagram, peut être un outil pédagogique utile à la compréhension des outils de l'internet. A travers son mode d'emploi on peut écrire une histoire de la photo, dit-elle, et en même temps rendre sensible ce qu'est une application c'est-à-dire un dispositif d'encadrement des productions des usagers, qui les contraint, une sorte d'architexte. Finalement les élèves apprennent que la photo est simultanément un média ET une économie et que l'image est une construction qui résulte d'une série de choix. L'outil propose un schéma d'écriture, c’est-à-dire des choix dans un cadre imposé (les filtres de l'application). D'autre part, comme dans les nouveaux médias, il faut se choisir un profil, ce qui est l'occasion de travailler la façon dont on procède, avec qui on entre en contact.

    Ces applications montrent que le numérique est un espace d'expression où l'usager acquiert le statut de coauteur mais on doit l'amener à s'interroger sur les problèmes de propriété : que décide-t-il de permettre comme utilisation de cette œuvre ? D'autre part cette accession de tous au statut d'auteur-éditeur publié rend difficilement visible le professionnalisme et la notion de genre. Les pratiques de l'univers numérique rendent nécessaire la mise en évidence du fait que l'action est soumise à autorisations par des marques, ce qui est un des sens de l'idée, à propos du numérique, d'origine partagée de l'énonciation.

    D’autre part, avec l'abondance de ressources, s'est développé "le coin du cancre" (nom d'un site espagnol qui fournit des corrigés de devoirs) qui se voit attribuer une autorité de facto, et, en parallèle, tout un panel de services commerciaux proposant des outils anti-plagiat pour enseignants.

     

    Quelles implications dans la classe du développement du copier-coller ? Gustavo Gomez-Mejia propose de conserver au plagiat le statut de ligne rouge à ne pas franchir, de faire connaitre les régimes de citation (pourquoi ? quoi ? comment ?). Il propose également d'enseigner les précautions éditoriales : le copier-coller se repère souvent aux ruptures dans le style rédactionnel et aux anomalies éditoriales (changement d'espace entre caractères...). Pour ne pas être plagié chacun doit prendre conscience de son style propre et veiller à ses choix éditoriaux ; autant de réponses qui font prendre conscience de caractéristiques formelles de l'écriture. Enfin, pour enseigner l'art de la citation, il est nécessaire de faire discerner la scientificité des sources alors que sur Google c'est la marque qui a les moyens d'apparaitre. Il faut aider à apprendre comment distinguer la pertinence, et mentionner date, signature, police, URL...

     

    Atelier A1 - L'écriture numérique collaborative : une nouvelle pratique d'expression(Sylvie Barrier, Christelle Sospedra-Tessier)

    Deux enseignantes ont présenté une activité effectuée en classe de troisième en collaboration avec les chercheurs : Serge Bouchardon et Isabelle Cailleau (projet PRECIP).

    Il s

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