Association française pour l’enseignement du français

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    Fev

    Compte-rendu de la rencontre-débat du 14 janvier 2012 : "Socle commun et enseignement du français..."

    Transcription des interventions orales

     

    AFEF – Rencontre Débat du 14-01-2012.

     « Socle commun, approche par compétences et enseignement du français : pour une pédagogie visible ou un écran de fumée ? »

    La rencontre est ouverte par Max Butlen, animateur de la rencontre-débat.

    Les textes des interventions sont des transcriptions d’interventions orales, revues par les auteurs, et aucunement destinées à être publiées comme des articles. Lire le compte-rendu en format doc

    Max Butlen s’appuie sur le titre de la rencontre-débat qui dit combien l’AFEF s’interroge, et rappelle les interrogations des enseignants qui accompagnent la mise en œuvre du socle commun : les premières  mises en œuvre ne se font pas sans difficulté, ni sans question.

    Il rappelle que la rencontre s’appuie sur ce qui est ressorti du laboratoire d’idées du 14 mai 2011 pour approfondir et dépasser les seuls avis « pour/contre ».

     Il s’agit d’interroger les effets du socle commun dans notre discipline ; il convient donc  d’interroger la didactique du français en relation avec les autres didactiques et les autres disciplines qui concourent à la construction du socle commun.

    Avant de remercier les collègues d’avoir préparé le questionnaire qui a servi de base de travail et permis une véritable « tempête d’idées », il rappelle les points d’accord et les questions soulevées lors du laboratoire d’idées :

    - La nécessité d’une culture commune : permettre à chacun de s’insérer civiquement et socialement. Mais le risque des inégalités scolaires n’est-il pas toujours présent ? Quelle culture commune ? Pour les uns le socle commun représente une base pleine de promesses tandis que pour les autres, il est un plafond qui limite les ambitions de l’école publique.

    - Le rôle de l’évaluation : Comment se met-elle en œuvre ? L’évaluation ne l’emporte-t-elle pas sur de nouvelles propositions problématisées ? On a le sentiment d’une logique inversée, celle du fait accompli : devoir évaluer et valider avant d’avoir modifié en profondeur les pratiques.
    Evaluer des compétences est-ce différent d’évaluer des savoirs ? Comment évaluer les compétences en articulant objectivement connaissances-capacités-attitudes ?

    - L’approche par compétences est-elle suffisante ? suffisamment étayée ? pensée ? La liste des items ne s’apparente-t-elle pas à un simple catalogue ? Comment ne pas réduire les enseignants à la réalisation de tâches morcelées (concernant en particulier les domaines Lire et Ecrire de la compétence 1, Maîtrise de la langue) ?

     Le groupe de collègues de l'AFEF chargé de préparer la table ronde a cerné bien d'autres points d'incertitude qui sont autant de sujets de réflexion et de débat parmi les professeurs de français. Max Butlen les reformule pour qu'elles soient prises en compte dans les interventions et échanges :
    Quel est le cadre théorique de recherche sur lequel s'appuie la conception des apprentissages dans le socle?

    - La question du choix : quel est le cadre théorique relatif à l’apprentissage ?

    - Quelle liaison entre le socle commun et les programmes ?

    - Quel accompagnement en formation ?

    - Quelle prise en compte des spécificités de l’enseignement du français dans le socle commun ?


    Max BUTLEN présente ensuite les 3 intervenants et leur donne la parole.

     

    Intervention de Jean-Yves Rochex : sciences de l’éducation, Université Paris VIII ESCOL

    Thématiques de recherche : Rapport au savoir, à l’école ; politiques d’éducation prioritaire en France, en Europe et Amérique latine.
    Jean-Yves Rochexsitue son intervention dans le cadre de l’évolution socio historique des contextes et formes d’éducation et d’enseignement et la place dans un cadre général plus englobant que celui de la discipline « français ».
    Il propose de distinguer la thématique du socle commun et la thématique des compétences.
    Sa réflexion s’articule autour de quatre points :
    1. Le contexte : dans quel contexte de politique éducative apparaissent le socle commun et l’approche par compétences ?
    2. De quoi tout cela se soutient-il théoriquement ?
    3. Quels sont les modes de définition des compétences ?
    4. Quels modes de rapport penser entre socle commun, approche par compétences et construction des inégalités scolaires ?

     

    1. Données de contexte quant au changement de mode de régulation des politiques éducatives.

    a) Aux origines de la notion : le monde professionnel.

    La notion de compétences fait référence au domaine de l’entreprise, de la formation professionnelle où elle est opposée à la notion de qualification : elle permettrait d’apporter plus de souplesse pour s’adapter à la diversité du réel. Mais nombre de travaux de sociologie du travail ont montré combien cette notion et sa mise en œuvre dans l’entreprise et les rapports salariaux, pouvaient être liées à des logiques ou des objectifs d’individualisation, de flexibilisation, de dérégulation des rapports sociaux dans le monde du travail.

    b) Dans le domaine de l’éducation :

    On observe une évolution similaire dans plusieurs pays. En référence aux travaux de Christian Maroy, on peut dire que cette mise en place s’inscrit au carrefour de plusieurs évolutions, convergeant dans un changement des modes de régulation des politiques éducatives.

    Le modèle des années 1960-70 est un modèle bureaucratico-professionnel. L’Etat y est prescripteur de normes a priori qui sont les mêmes pour tous les élèves, ce qui est supposé garantir l’égalité de traitement entre ces derniers ; en parallèle, on accorde une large autonomie aux enseignants pour mettre en œuvre ces normes. C’est sur ce modèle que s’est faite l’unification du système et la généralisation de l’accès au collège. Mais ces réalisations ont montré qu’un tel modèle, s’il peut permettre de réaliser l’égalité d’accès, est loin de suffire à garantir l’égalité de réussite, et d’avoir permis de réduire les inégalités sociales.

    Cet échec, associé à la difficulté du système pour répondre aux demandes du système économique a conduit à l’émergence et la mise en œuvre d’un nouveau modèle basé sur la régulation par une logique de quasi-marché, et sur un rôle nouveau de l’Etat qui devient à la fois régulateur et évaluateur : l’autonomie des établissements est plus large et la marge de choix pour les familles fait qu’elles deviennent des consommateurs d’école. L’Etat a alors un rôle de prescripteur d’objectifs en termes de résultats, et d’évaluateur de ces résultats a posteriori. Ainsi se multiplient les techniques d’évaluation (enquêtes des mesures de la performance ; enquêtes nationales, internationales PISA). C’est en fait un nouveau modèle de gouvernance (cf. Albert Ogien) et de gestion qui se met en place. La LOLF (Loi organique sur les lois de finances) illustre cette rhétorique de la gestion des maitres et des élèves, qui donne la primauté à un système d’information unifié et exhaustif. On y voit bien la préoccupation gestionnaire : « il ne saurait y avoir deux systèmes de régulation, l’un pour les élèves et leurs maîtres, l’autre pour la gestion » (Rapport de mars 2007, Le pilotage des systèmes à l’épreuve de la LOLF, p 34).

    Ce modèle de gouvernance s’accompagne de la montée en puissance de la thématique de l’équité, qui se distingue de la lutte contre les inégalités en ce qu’elle se décline souvent autour du seul objectif visant garantir à tous les élèves l’acquisition du savoir minimum de base permettant l’insertion sociale : les compétences clés pour « une vie réussie dans une société fonctionnant bien » selon les termes utilisés dans les instances européennes. C’est la thématique du « socle commun de compétences et de connaissances » qui structure les travaux de la Commission Thélot et du rapport qui en est issu en 2005, lequel se fonde sur l’idée – qui, quelles que soient sa pertinence et sa légitimité, n’est guère argumentée – que le seul moyen de sauver le collège unique est de promouvoir ce socle commun. Il ne faut évidemment pas traiter cette question à la légère : garantir un socle minimum – si l’on y parvient – peut représenter un progrès au regard de la situation actuelle des élèves qui quittent le système éducatif avec le plus faible niveau de formation ; mais ce n’est pas exclusif d’un accroissement des inégalités. Et la thématique du minimum garanti, si elle est, comme c’est le plus souvent le cas, découplée de l’objectif de lutte contre les inégalités dans l’ensemble du système éducatif, témoigne d’un glissement de cet objectif vers celui de lutte contre l’exclusion sociale, voire de pacification des exclus.

    Jean-Yves Rochex soulève alors également ce qu’il nomme le second coup de force théorique qui a consisté à lier la thématique du minimum commun à l’approche par compétences. Il explique comment cela conduit à une individualisation maximale qui va jusqu’à la personnalisation, abandonnant le terme et l’objectif de démocratisation au profit de celui de la modernisation des systèmes éducatifs, conçue comme adaptation à la diversité des élèves. Claude Thélot, dans son rapport de 2005 parle de « la réussite de tous les élèves » mais y voit l’objectif de permettre à chacun de trouver SA voie de réussite, de permettre la découverte par l’élève de sa propre excellence, au risque d’une approche naturalisante et individualisante des destins scolaires et sociaux qui, dans une sorte de naïveté sociologique surprenante, négligerait d’interroger, pour les transformer, les processus et déterminants sociaux et scolaires qui donnent forme et contenu à la diversité des élèves, de leurs « talents », « rythmes » ou « aptitudes » et prédisposent les uns et les autres à des modes d’« excellence » et des « voies de réussite » non seulement différentes mais socialement très inégales. On voit les dangers de ce type d’approche dans la mise en place des internats d’excellence destinés aux enfants de milieu populaire considérés comme des « élèves à potentiel », qui est souvent présentée comme le summum de la politique d’éducation prioritaire alors qu’elle tourne le dos à sa conception et à ses objectifs initiaux.

     

    2. De quoi se soutient théoriquement une approche par compétences liée quasi systématiquement à la notion de minimum.

    Cette approche est d’abord soutenue par une critique parfois pertinente des curriculums disciplinaires présentés comme trop académiques, démesurés « scolaires » au mauvais sens du terme. Mais encore faudrait-il que l’on sache quels sont, au-delà des curriculums prescrits, les curriculums réellement enseignés (et appropriés par les élèves) dans les différents contextes d’enseignement. Or on constate qu’on ne sait pas grand-chose sur cela, sur les évolutions et les adaptations, tout à la fois diachroniques et synchroniques, des curriculums et de la manière dont ils ont (ou non) enseignés. Ces questions sont très peu étudiées, et l’absence de connaissance ouvre la voie à toutes sortes de propos polémiques et outranciers, peu propices à la réflexion (que l’on affirme que le collège prépare à l’agrégation dès la classe de quatrième ou, au contraire, qu’il a entièrement sombré dans une logique de primarisation).

    Concernant  les questions de culture commune,est évoqué le questionnement de Jean-Claude Forquin : qu’est-ce qui doit être commun ? On peut appréhender la question du commun par la catégorie des fondements et éléments ou par celle des rudiments, ce qui n’est pas la même chose. Est-ce que le commun relève d’une accumulation de rudiments ou d’une structuration des éléments, l’élément étant envisagé en tant qu’il introduit à autre chose que lui-même ?

    Si l’on s’intéresse à ce qui soutient la notion de compétences elle-même, elle apparait comme une sorte de « caverne d’Ali Baba, théorique et conceptuelle » (M. Crahay) dont on ne sait pas très bien ce qu’elle désigne.
    Au début du livret de compétences, on les présente comme des savoirs à mobiliser pour agir reposant sur une déclinaison en termes de triptyque (capacités, connaissances, attitudes), mais sans que ces termes soient définis ni que le rapport entretenu entre eux ne soit explicité.  Il existe alors un risque de glissement des savoirs disciplinaires vers des compétences instrumentales voire vers une sorte de volonté d’emprise morale sur les comportements des élèves : est-ce à l’école de travailler sur tous ces aspects ?
    Selon Weinert, psychologue allemand spécialiste de la compétence, plus une compétence est définie de façon large, moins son intérêt pour la résolution de problèmes est important, ce qui pose question au regard de la rédaction du Livret Personnel de Compétences. Il y a une opposition entre savoirs savants et savoirs utiles dans la vie ou socialement, mais il y a de multiples définitions de ces derniers suivant le moment, la situation.
    Les définitions extrêmement générales de nombre des compétences figurant dans ce Livret sont susceptibles de renvoyer à des contenus qui peuvent s’étaler des objectifs de l’école élémentaire jusqu’à ceux de cursus universitaire, et faite de précision et d’élaboration conceptuelle plus avancée, ce sont en fait les épreuves de mesure des compétences qui risquent de définir celles-ci, selon le fameux adage que l’on prête à Binet : « L’intelligence, c’est ce que mesure mon test ».

    Concernant les savoirs utiles pour « réussir sa vie », il convient de se demander quels sont les savoirs qui sont utiles dans la vie, et de quelle utilité on parle : sont-ils utiles socialement ? Il y a autant de définitions de l’utilité que de régimes de vies …  

     

    3. Modes de définition et d’évaluation des compétences.

    Le Livret Personnel de Compétences présente un tel degré de généralité qu’il en est inopérant. On a tant de mal à définir et saisir ce que sont les compétences qu’on en vient à les définir simplement au travers de l’évaluation, ce qui pose du même coup la question de ce qui est évalué et de la façon dont on évalue.
    Par ailleurs, les compétences peuvent-elles être considérées comme stables ? C’est le pari qu’ont fait, par exemple, les concepteurs de PISA, mais le travail d’analyse secondaire et les recherches complémentaires que nous avons pu faire à propos des épreuves de littératie de PISA 2000 laissent penser que tel n’est le cas que pour les élèves les plus faibles et les meilleurs, alors que les performances des élèves « moyens » peuvent varier notablement d’une épreuve à l’autre, censées évaluer la même performance.

    Différents risques sont ainsi soulevés :

    On observe un glissement du centre de gravité de l’activité enseignante : de l’enseignement vers l’évaluation. Glissement qui peut s’accompagner de deux logiques ou tentations de restrictions curriculaires. D’une part, ce que les anglo-saxons appellent le teaching to test, c’est-à-dire la tentation de réduire l’enseignement à ce qui en est évalué, pour tous, à charge pour ceux qui en ont les moyens hors de l’école de compléter leur cursus à partir d’autres contenus, d’autres ressources. D’autre part, la tentation (avérée par nombre de travaux portant sur les modes d’enseignement en ZEP) de surentraîner les élèves les plus en difficulté à des tâches mécaniques, morcelées, de faible productivité intellectuelle, par souci de ne pas les décourager, dans une logique institutionnelle où le souci de réussite des tâches peut se dissocier de celui de faire que les élèves apprennent des contenus qui excèdent les tâches. Toutes les études effectuées, par exemple en ZEP, ont démontré que ces logiques s’exercent au détriment des plus en difficulté.

    La tension entre le socle, les compétences et les programmes apparait cruciale.

    Enfin, on constate également une tension entre l’attestation d’une exigence de validation en termes binaires (acquis – non acquis) et le brevet (qui repose sur l’évaluation des curriculums). Il est probable (et certains travaux semblent commencer à le montrer) que les modes d’évaluation et d’attestation soient ainsi plus généreux, ou plus opaques et moindrement exigeants, dans des contextes d’enseignement plus difficiles. On peut observer et promouvoir la réussite à des tâches sans qu’il y ait effectivité des acquisitions intellectuelles, d’où un effet de leurre et une déconnexion marquée entre les passages de classe en classe et l’effectivité des acquisitions censées requises par ces passages, effet de leurre qui se dévoile souvent, et souvent violemment, lors des changements de cycle.

     

    4. De l’évocation des préoccupations quant aux inégalités scolaires :
    En quoi la mise en œuvre des compétences va-t-elle participer à la production des inégalités scolaires ?
    Cela ne nous amène-t-il pas à interroger les modes invisibles, implicites des pédagogies ?

     

    Questions - Débat :

    Questions posées :

    Peut-il y avoir un bon usage du socle commun ?
    N’y a-t-il pas amalgame entre la mise en place du Socle commun en 3ème par l’institution et ce que cela a suscité comme réflexion et renouvèlement de pratiques dans certaines équipes ?                                                                                    
    Les problèmes de déconnexion dans l’évaluation sont-ils spécifiques au Socle commun ou caractérisent-ils toute évaluation ?

    Réponses de Jean-Yves Rochex :
    On manque de connaissances, de recul sur la mise en œuvre du Socle commun ; la manière dont les gens s’en emparent peut donner des effets au-delà de la mesure en elle-même.

    Toute initiative peut susciter des effets positifs indépendamment de sa validité théorique comme, par exemple, la gestion mentale (La Garanderie), qui n’est guère fondé théoriquement mais dont l’invocation a pu permettre à des collègues de se préoccuper avec profit de la manière dont travaillaient les élèves.

    On constate une logique qui vise à déléguer le traitement des contradictions, l’arbitrage, au terrain, au prétexte de ne pas se vouloir prescriptif. Or la prescription est de la responsabilité du politique qui doit orienter conceptuellement. Si on opère cette délégation, les professeurs ne peuvent plus soutenir leur action en référence à des normes impersonnelles et leurs arbitrages sont alors ceux de simples acteurs sociaux non-conscients de leurs propres habitus (touchant par exemple les représentations de ce qu’il conviendrait de faire avec des élèves en difficulté). On peut alors observer un risque de confusion entre innovation et démocratisation, intérêt et apprentissage.

    Pour ce qui concerne le « bon usage » du Socle, il semble difficile tel qu’il est défini : à qui peut-il servir ? Que peut-il instrumenter ? On ne peut qu’être pessimiste dans le contexte et avec l’outil actuels.

     

    Intervention de Jean-Louis DUFAYS.  Philosophie, Arts et Lettres, Université de Louvain, spécialiste de philologie romane ; théorie littéraire, didactique du français ; analyse des pratiques des enseignants.
    Enseigner la lecture et la littérature, une affaire de compétences ? (voir article Pratiques n°149-150, juin 2011)

    En introduction, Jean-Louis Dufays précise qu’il est en accord large avec Jean-Yves Rochex et que son intervention s’articulera avec la précédente.

    1. Clarification de la notion de compétences qui repose sur deux acceptions dichotomiques.

    Dans le décret « Missions » de la communauté française de Belgique, elle est définie comme une « aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, savoir-faire et attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches ».
    Cette approche par compétences a des implications. L’accent est mis sur plusieurs aspects : la complexité ; la mise en œuvre d’une pédagogie de l’intégration où les savoirs et savoir-faire fonctionnent comme des « ressources » à mobiliser ; les performances et leur évaluation au travers des productions des élèves permettant d’accéder à leur « boite noire » ; la valorisation de l’interdisciplinarité et du travail d’équipe.

    Jean-Louis Dufays présente un tableau permettant de comparer les différentes acceptions de la notion de compétences et de montrer la dichotomie qui existe entre elles :

    Une acception large et tronquée de la notion de compétences

    Une acception stricte de la notion de compétences

    Elle correspond à celle du référentiel belge des compétences terminales ainsi qu’à celle utilisée pour le socle commun et Livret Personnel des Compétences en France

    Elle est utilisée dans les programmes des deux  principaux réseaux belges et relève de la capacité à gérer des tâches complexes (6 compétences, 6 tâches complexes sur les 2 ans)

    On assimile les compétences et les capacités

    Les compétences sont conçues comme l’intégration de différentes ressources

    On constate une tendance à l’atomisation et la multiplication des items

    On met en évidence un nombre limité de tâches complexes

    On observe un accroissement du travail d’évaluation

    On limite le nombre de performances à évaluer

     

    2. Lecture et littérature face aux compétences

    Jean-Louis Dufays commence par poser la nécessité de s’interroger sur la pertinence de l’approche par compétences (nommée APP au long de son intervention).
    Il rappelle qu’avant tout, il est nécessaire de poser d’abord les objectifs de l’enseignement de la lecture et de la   littérature et de mesurer la place et l’impact des compétences par rapport à ces objectifs, leur intérêt didactique.
    Il convient également de distinguer lecture et littérature (la lecture ne concerne pas seulement la littérature ; la littérature n’est pas seulement un objet à lire) et de les relier quand il est question de lecture littéraire.

    Jean-Louis Dufays rappelle ensuite que la lecture littéraire repose sur une modélisation didactique.Elle représente l’optimisation du va-et-vient ordinaire entre divers modes d’interprétation et d’évaluation et il convient de dépasser l’opposition  lecture ordinaire versus lecture lettrée. Enseigner la lecture littéraire, c’est susciter chez les élèves différentes opérations de lecture effectives valorisées alternativement et qui permettent de considérer l’ancrage référentiel (participation psycho affective) et le désancrage (la distanciation critique). Cela suppose de prendre en compte la part d’unité du texte et sa part de polysémie, de prendre en compte sa part de conformité et sa part de subversion, sa part de vérité (le « mentir vrai » d’Aragon) et sa part de fiction. D’où des enjeux didactiques importants.

    Les programmes de la communauté française de Belgique (2002) et ceux de l’enseignement catholique belge (2002) font apparaitre des approches différentes  du travail par compétences de la lecture et de la littérature.
    Voici quelques exemples de tâches complexes proposées :

    Dans le programme de la communauté française :

    - Présenter oralement aux autres élèves un avis argumenté sur un récit
    - Classer diverses espèces de récits et défendre oralement son classement
    - Enoncer par écrit ou oralement une comparaison entre plusieurs œuvres
    - Présenter oralement un essai

    Dans le programme de l’enseignement catholique (1ère-Terminale)
    Dans une « situation problème significative, construire un ou plusieurs réseaux de signification, pour répondre à des questions suscitées par la lecture d’un texte, appréciation, interprétation, divers moyens d’expression (discussion, compte-rendu de lecture, réécritures, mises en voix) : il s’agit de compétences de lecture littéraire.
    Exemples : participer à la vie culturelle, construire le concept de littérature, proposer des éclairages croisés (qui mettent en jeu l’intertextualité, une posture d’auteur, …).

    Ce qui est commun entre les deux programmes : l’importance de la recherche documentaire qui induit un changement de la posture de l’élève ; la comparaison de textes ; l’argumentation à propos des textes, la rédaction de synthèses écrites ; des exposés oraux.
    Tout cela réoriente fortement le cours de français et présente l’intérêt d’un déplacement vers l’activité de l’élève. 

    Néanmoins, la rédaction des programmes montre deux manières distinctes de formuler des tâches complexes, qui mettent en évidence une tension entre les « tâches problèmes » proprement scolaires, dans le programme de la communauté française de Belgique, et les « situations problèmes », proches des pratiques sociales de référence dans le programme de l’enseignement catholique.

    D’où des enjeux non négligeables de l’approche par compétences qui repose sur le caractère actif de l’apprentissage ; le caractère complexe et intégré dans des séquences cohérentes ; l’ancrage dans des pratiques significatives aux objectifs plus clairs : motiver davantage les élèves, donner plus de sens à l’école.

    Mais, cela suffit-il ?

     

    3. Analyse critique de l’approche par compétences.

    Jean-Louis Dufays soutient qu’on ne peut pas tout miser sur l’approche par compétences.
    Celle-ci accorde un poids excessif à l’évaluation et ne permet pas de couvrir tous les enjeux de l’apprentissage de la lecture et de la littérature.
    Elle favoriserait surtout les meilleurs élèves. Jean-Louis Dufays cite le dernier ouvrage de Philippe Perrenoud qui constate que l’approche par compétences pourrait « mettre en difficulté les élèves qui ne survivent dans la compétition scolaire qu’en s’accrochant aux aspects les plus rituels du métier d’élève. Elle défavoriserait ceux qu’angoisse l’idée de faire une recherche, de résoudre un problème, de formuler une hypothèse, de débattre. Ceux qui veulent un modèle, une marche à suivre, un rail, ceux qui ont besoin de savoir si c’est juste ou faux, et ne supportent pas l’incertitude ou les contradictions ne peuvent qu’avoir peur de l’approche par compétences ». Jean-Louis Dufays cite aussi Jean-Louis Dumortier qui remet également en cause la notion de compétences, créatrice d’inéquité.

    Quelles seraient alors les priorités pour apprendre à mieux lire et s’approprier la littérature ?
    Il semble nécessaire de formuler un nombre limité de compétences au sens strict, pour pouvoir synthétiser oralement ou par écrit les traits saillants d’une ou plusieurs œuvres lues, et ainsi de limiter le nombre de tâches complexes à deux ou trois par année. Par ailleurs, le concept de littérature doit être abordé sous divers éclairages croisés.
    Enfin,il importe de définir des connaissances, savoir-faire et attitudes qui importent plus pour eux-mêmes que pour la tâche qui les manifeste.

    Définir des priorités qui ne sont pas réductibles à des compétences s’avère donc indispensable.
    Du côté des savoirs, il faut apporter les références culturelles qui structurent le fait littéraire et permettent de créer une familiarité avec l’institution littéraire.
    Du côté des savoir-faire, il faut reconnaitre une capacité d’interprétation « plurielle », savoir distinguer le jugement de gout et de valeur en fonction de critères esthétiques reconnus.
    Du côté des attitudes, il faut susciter l’intérêt pour les textes et les livres, y compris les œuvres longues et les textes du passé ; développer une réflexion « méta » sur le fait littéraire ; lire la littérature, mais aussi l’écrire et la dire.
    Enfin, cela suppose de proposer des exemples d’activités nécessaires qui échappent à l’approche par compétences : expliquer, structurer un document ; lire des textes intimes par effraction ; lire des textes par dévoilement progressif ; mobiliser puis confronter au sein d’un débat plusieurs interprétations d’un même texte ; acquérir des références culturelles par la lecture ; comparer  un récit et sa version filmique ; …

    On peut donc cibler deux types de tâches à alterner :
    -
    des tâches fermées : elles mettent en jeu des savoir-faire rassurants (des questions sur les textes par exemple), mais qui focalisent sur des savoir-faire isolés au détriment de la manifestation de la compréhension globale.
    - des tâches ouvertes complexes : elles créent la motivation, elles permettent la compréhension globale, la mise en jeu de la métacognition, comme la lecture participative par exemple ; mais elles représentent une source potentielle de surcharge cognitive, et donc une source d’échec plus grande pour les élèves en difficulté.

    Conclusion :
    On relève une tension logique entre la transmission des savoirs et une partie de l’apprentissage de la littérature.
    Il faut utiliser la notion de compétence au sens strict et ne pas s’y limiter ni n’évaluer que cela ; articuler l’approche par compétences à une modélisation pertinente de la lecture et de la littérature et à des seuils de progression précis.
    Cela nécessite certes une approche novatrice mais qui demande plus de travail aux élèves et aux professeurs.

     

    Questions - Débat :

    Questions posées dans la salle :
    - N’y a-t-il pas risque d’une partition entre la logique de formation des compétences, la promesse de vent nouveau dans les classes et les logiques d’évaluation des compétences ?
    - Quels moyens sont mis dans la formation des enseignants ?

    Réponse de Jean-Yves Rochex : Les compétences sont ancrées dans des savoirs disciplinaires  et en dehors ; les compétences procédurales, transversales définies sont extrêmement larges.

    Jean-Louis Dufays indique qu’il ne croit pas aux compétences transversales.

    Une participante indique qu’il ne faut pas oublier l’ancrage dans les savoirs disciplinaires ; une compétence est travaillée dans plusieurs disciplines mais repose sur des spécificités disciplinaires.
    La question de l’interdisciplinarité est soulevée, elle pose la question de la conception de l’organisation de l’école et de conception des curriculums.

     

    Intervention Yves REUTER : (Theodile- Cirel) Lille 3 – didactique du français.

     Précisions initiales : il travaille au sein de son laboratoire avec des chercheurs de diverses didactiques et de différentes disciplines de recherche ; importance  pour lui de la confrontation des travaux et recherches ; importance du travail d’explicitation des cadres théoriques des didactiques (voir le Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques (De Boeck)

    Yves Reuter rappelle que son travail sur la question des compétences scripturales est bien antérieur au socle commun.

    1. Retour sur la recherche initiale et la notion de compétences scripturales.

    L’intervention qui lui a été demandée a permis à Yves Reuter de procéder à un retour  critique sur ses travaux de 1995-1996 publiés dans un ouvrage sur la didactique de l’écriture, Enseigner et apprendre à écrire (1996, Paris, ESF), où il posait la question : « Quelle formalisation de l’écriture pour la didactique du français ? »  (chapitre 4). Il y défendait la nécessité de construire une modélisation de l’écriture qui soit propre à la didactique du français, en relation avec sa constitution comme  discipline de recherche autonome. Il rappelle que les autres disciplines proposent des modèles spécifiques à leur discipline et aux questions qui leur sont propres (ce qui est tout à fait légitime) mais, en conséquence, ne répondent donc pas aux questions qu’on peut se poser dans une perspective didactique quant aux relations entre contenus, enseignement  et apprentissages dans le cadre scolaire.

    Yves Reuter rappelle l’inscription de ses recherches dans le prolongement des travaux pionniers, d’inspiration sociolinguistique, de Michel Dabène (L’adulte et l’écriture) et de Dominique Bourgain (voir, entre autres, Education Permanente, n° 102, avril 1990).

    Une partie de son travail a consisté à tenter d’établir les conditions de validité d’un modèle didactique  de l’écriture: capacité à éclairer les intérêts et limites de chacun des modèles proposés dans les différentes disciplines de recherche; vocation heuristique et non prescriptive ; ouverture et capacité d’intégration et d’articulation des recherches menées dans le champ des didactiques  et au sein des disciplines contributoires...

    La notion de compétences scripturales reposait notamment sur la mise en réseau de quatre notions : performance, performé, compétences scripturales et compétences  « générales  » du sujet. Yves Reuter qualifie aujourd’hui, avec le recul du temps, cette dernière formulation de particulièrement maladroite.
    L’ordre des performances désignait les manifestations de l’écriture, à savoir ce qui est relativement observable et inscrit dans la singularité des pratiques (ce qui nécessite  donc, complémentairement,  de construire des catégories de situations) : dans cette perspective, la performance renvoie au  « faire » du sujet, tandis que le performé se situe du côté des produits, des écrits.
    Le terme de « compétences scripturales » a été retenu en référence au travail de D.Hymes sur la compétence de communication (et non aux thèses de Chomsky). En fait, cette expression articule plusieurs significations possibles : ce qu’on estime nécessaire pour accomplir une performance mais qui est de l’ordre du spéculatif ; ce qui relève du non observable directement ; ce  qui repose sur une coupure arbitraire dans le potentiel du sujet ; ce que l’enseignant (ou le chercheur) pose comme relevant de son domaine de connaissance et/ou d’intervention. Cela formalise ce qui est reconstruit du sujet après avoir évalué telle et telle performance, ce que l’élève sait faire ou non, pour penser comment le faire progresser dans le domaine de l’écriture. Les compétences intègrent diverses composantes : savoirs, représentations et valeurs (attraction /répulsion, masculinité/féminité…), opérations (dont les opérations très matérielles de scription oubliées par de nombreux modèles en vogue)...

    Ce modèle repose aussi sur le postulat selon lequel une compétence n’est jamais considérée comme optimale : on maitrise un nombre plus ou moins important de composantes, on maitrise  chacune d’entre elles plus ou moins bien, on  articule ces composantes de manière facilitante ou non…

    Ces travaux introduisaient encore l’idée qu’il est difficile d’interroger la compétence scripturale de manière totalement indépendante du reste du fonctionnement du sujet (cf .l’importance de la notion de pratiques), ce qui justifie aussi la nécessité d’ouverture aux autres disciplines de recherche. En effet, un domaine d’activités n’est pas indépendant des autres. Il est donc nécessaire de penser diverses questions importantes.  En quoi ce qu’un individu sait faire en écriture est-il en relation avec ce qu’il est « par ailleurs » ? En quoi ce qui le constitue, peut générer des aides ou des obstacles dans le développement de la compétence scripturale ? Comment penser la notion de transfert ? Quel est le sens de parler de pré-requis ?

    Tout travail théorique s’inscrit dans des débats, des controverses. A l’époque, il s’agissait, entre autres, de s’opposer à l’impérialisme de certaines disciplines et  de certains modèles. Avec le recul du temps, Yves Reuter propose une relecture critique de ses travaux et soulève quelques problèmes.

     

    2. Relecture critique ; quelques problèmes à poser.
    Les travaux exposés dans la première partie de l’intervention conduisent à poser, entre autres, quatre problèmes.

    1° Construire la compétence scripturale à côté d’une définition de l’écriture qui la pose en tant que pratique sociale n’explicite pas assez que ces deux modalités définitionnelles s’articulent  sur un débat fondamental  reposant sur l’opposition entre deux grandes conceptions théoriques : l’unicité  de l’  « Ecriture » (voir, par exemple, la psychologie cognitive) et la diversité des « pratiques d’écriture » (voir, par exemple,  l’ethnologie,  la sociologie ou l’histoire).
    Quel que soit le courant, il est nécessaire de définir l’enseignable. Mais comment articuler unicité et diversité dans une définition ?

    2° Le réseau conceptuel mis en place n’avait pas été assez pensé. Les articulations n’étaient pas explicitées entre le l’ensemble conceptuel fondé sur les compétences et celui de l’écriture comme outil intellectuel, comme culture (Goody).

    3° La conceptualisation didactique était, elle aussi, insuffisante. La notion de performance, par exemple était  insuffisamment construite rendant peu compte de la complexité de l’observable et du fait que cette notion n’a pas le même sens dans tous les cadres disciplinaires (voir les travaux sur cette notion dans le numéro 11  de la revue  Recherches en Didactiques, mars 2011).

    4° Il est fondamental de penser la notion  d’univers scolaire  de l’écrit (voir le numéro 4 des Cahiers Theodile, janvier 2004). On passe trop vite de l’écriture « en général » à l’écriture scolaire. Il est nécessaire de définir la culture scolaire dominante. Si on ne prend pas cette précaution, on risque de parler de difficultés par rapport à l’écrit (en général) alors qu’il s’agit de difficultés avec l’écrit scolaire. Il faut donc repenser le rapport entre l’écriture, la culture de l’écrit, les compétences scripturales d’un côté et l’écriture scolaire, la culture scolaire de l’écrit et les compétences scripturales scolaires de l’autre.

     

    Questions - Débat :

    A la question posée sur les liens de cette intervention avec la mise en place du socle, Yves Reuter répond qu’il ne voit pas bien ce que le socle change. Il y voit plutôt  la transformation d’un discours classique dans des catégories qui se présentent comme plus modernes sans rien changer aux conceptions anciennes.

    A propos de l’absence de l’écriture littéraire dans le socle, se pose la question de définir ce qu’est l’écriture littéraire ou ce qu’on peut entendre par là à l’école ( i.e. qu’est-ce qu’une écriture littéraire à l’école ?)


    La rédaction des items du Socle interroge la prescription : jusqu’où l’explicitation est-elle intéressante en sachant qu’elle nécessite des découpages qui sont rarement interrogés ?

    Jean-Yves Rochex rappelle les deux coups de force qu’il a évoqués dans son intervention : celui de François Dubet, qui présente le Socle commun comme ce qui va permettre de sauver le collège unique ; celui de Claude Thélot qui a posé que les contenus d’enseignement étaient l’affaire du législateur et non des professionnels (le Socle commun est inscrit dans la loi).

    La question de la quasi-disparition de la formation initiale et continue est posée. Yves Reuter insiste sur le paradoxe d’une politique qui voudrait améliorer le système sans se donner les moyens de former les acteurs.

    Enseigner les compétences, est-ce possible ? Il faut se donner un certain nombre d’indicateurs sur ce qu’on appelle compétences scripturales au sein de l’école. Il faut aussi réfléchir au fait que l’écriture n’est peut-être pas enseignable dans un cadre classique, dans un modèle magistral –transmissif censé être commun à l’ensemble des élèves d’une classe (contrairement aux sous-systèmes de la langue, cf. les travaux de Halté), mais si on considère que c’est ‘’apprenable’’ peut-être faut-il alors convoquer des modèles pédagogiques alternatifs. 

1 Commentaire

  • Blin

    07 Mar 2012 à 19:05

    Merci beaucoup pour ce compte rendu très intéressant même s'il laisse encore bien des questions sans réponse. C'est néanmoins un éclairage qui contribue à nourrir ma réflexion et ma pratique en classe au collège. J'ai parfois l'espoir que certaines activités ritualisées (ex :faire faire par les élèves le bilan de ce qu'on a appris, compris, découvert à chaque séance), qui me semblent appartenir à la famille des tâches complexes, permettent aussi aux élèves en difficulté de s'approprier peu à peu un savoir et un savoir faire. Mais peut-être suis-je trop optimiste !
    M. Blin

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