L’article de Fanny Capel, « Peut-on sauver la grammaire ?», publié dans le Télérama n° 3198, et repris sur Telerama.fr sous le titre « Grammaire amère » nous laisse à son tour un gout bien amer sur l’image de l’enseignement du français qu’il véhicule. Et pourtant nous avons déjà vu nettement pire. Partant d’intentions louables, la journaliste tente de pointer des causes de dégradation, notamment la diminution vertigineuse des heures d’enseignement. Essentiel bien qu’insuffisant, ce constat pourrait très largement expliquer les lacunes qu’elle pointe. Mais justifie-t-il pour autant l’angle d’attaque qu’elle a choisi : la grammaire ? Alors que son article commence par des extraits de copies truffés d’erreurs, dont une analyse rapide fait apparaitre des problèmes d’orthographe lexicale et grammaticale, de syntaxe, de transposition écrite d’un code oral, elle balaie a priori la question de l’orthographe : « la guerre de l’orthographe est dépassée », pour faire glisser, une fois de plus, la question de la langue à celle de la grammaire : si nos élèves orthographient mal, s’ils ont du mal à construire des phrases correctes, c’est la faute à l’école qui n’enseigne plus la grammaire comme elle devrait, et il suffirait de lui redonner une place centrale pour que les problèmes de langue soient résolus !
C’est un peu rapide ! Pourquoi se focaliser sur la grammaire et en faire une discipline à part entière ? Certes, elle est indispensable, et son enseignement n’a jamais été abandonné par l’école, avec des mouvements de balancier que l’article souligne entre les différents programmes ; si décloisonnement et observation réfléchie de la langue ont peut-être mis en recul la mémorisation et la répétition, comme le souligne Danièle Manesse, peut-on décemment penser que la leçon de grammaire ré-instituée par les derniers programmes ultra-traditionnels suffise à résoudre les problèmes ? Un enseignant fait bien remarquer qu’il manque « du temps pour pratiquer les manipulations de phrases, l’échange oral, l’imprégnation par le texte littéraire. » La récitation de règles ne suffit pas à assurer leur application. Un apprentissage raisonné de la langue suppose un va-et-vient entre manipulations linguistiques et mémorisation, et ne peut pas faire l’impasse sur une construction progressive à partir d’observations, d’analyses et d’élaboration de régularités.
Eric Pellet souligne que « la pédagogie de la grammaire est à réinventer » ; ne pourrait-on pas parler plutôt d’une didactique de la langue qui, sans négliger ces différentes composantes que sont le lexique, l’orthographe, la sémantique, la syntaxe, la morphologie, permette d’élaborer une progression régulière et raisonnée au long des cycles de la scolarité ? Les travaux et recherches montrent que l’on pourrait partir des régularités de la langue, que les élèves pourraient intégrer peu à peu, plutôt que d’apprendre d’emblée les exceptions qui créent tant de confusion. Certaines irrégularités pourraient d’ailleurs être gommées : notre langue s’en porterait-elle plus mal si l’accord du participe passé était toiletté ? Pourquoi tant de résistances à installer des régularités comme celles que propose l’orthographe rectifiée dite de 1990 et qui a tant de mal à se faire accepter ?
Si nous faisons ce pari d’une didactique du français dans son ensemble, et pas seulement d’un enseignement de grammaire, c’est bien parce que nous pensons que si nous voulons permettre à tous les élèves de maitriser la langue française, cela suppose que notre pays fasse des efforts, en leur donnant le temps dont ils ont besoin pour apprendre, mais aussi en acceptant des évolutions qui permettront un enseignement plus efficace et plus rationnel. Nous souhaitons, comme la journaliste, que tous les élèves puissent lire les grands auteurs. Mais nous nous refusons à résumer la « guerre des classes » à une « guerre de la grammaire ». C’est plutôt la guerre de la langue qu’il faut mener, pour que tous y aient accès sans clivage social. Et cette guerre d’usure réussirait bien mieux si notre pays acceptait des évolutions régulières de son orthographe et de sa syntaxe, de la même manière qu’il intègre des mots nouveaux sans faire de révolution.
Viviane Youx, présidente de l’AFEF