C'est dans un contexte tout favorable que vient s'inscrire une telle « nouvelle » qui semblerait même conforter la position du Ministre de l'Education Robien (et de son « équipe de chercheurs »), lui qui a rendu obligatoire depuis janvier dernier l'utilisation exclusive de la méthode syllabique dans les démarches d'enseignement de la lecture à l'école. Sans même en analyser le protocole ni les contenus, il convient déjà de souligner le tort que peut causer une telle annonce à ceux qui, comme nous le faisons à l'AFL, défendent des démarches d'apprentissage alternatives, liées aux pratiques et aux usages sociaux (et pas uniquement scolaires) de la lecture et de l'écriture : utilisation de la littérature et des écrits sociaux, pratique de l'écriture comme outil de production de nouveaux savoirs, enseignement de la lecture savante, etc. En effet, l'incroyable battage médiatique organisé autour de ce micro-événement contribue, par le seul biais de la communication, à produire un involontaire mais néanmoins réel effet d'autovalidation de cette expérience, avec tous les effets pervers de croyance qui seront inévitablement générés. Pourtant, malgré toutes les précautions d'usage qu'il convient de prendre en face d'une telle annonce, les postulats pressentis qui semblent présider à la mise en 'uvre d'une telle méthode d'enseignement ne nous paraissent que fort peu crédibles, tant scientifiquement, politiquement, que pratiquement, eu égard évidemment à une certaine conception, qui est la nôtre, de la langue écrite. Lire c'est comprendre En effet, au-delà de la seule capacité à ânonner péniblement quelques propos vides de sens, chacun reconnaît probablement aujourd'hui qu'un lecteur ne peut être qualifié de tel que s'il parvient à faire du sens avec ce qu'il lit. Bien plus, pour nous à l'AFL, c'est la compréhension du texte qui constitue l'essence même de la lecture : elle fournit à l'acte de lire à la fois sa nécessaire motivation (pourquoi je lis ?), ses moyens (comment ?) et sa finalité (pour changer quoi ?). Or, dans les méthodes syllabiques, qui passent par l'oralisation des mots pour parvenir au sens du message, l'activité essentielle de l'apprenant est de bien connaître les composants de base du langage (l'alphabet, les syllabes et les mots), de bien les associer pour produire « les sons » qui ouvriront, un jour peut-être, la clé des sens' Oui, « peut-être », parce que peu nombreux sont ceux qui, dans un tel système d'enseignement (le nôtre !), dépassent véritablement ce stade d'utilisation de la langue écrite. On estime en effet à environ 20% de la population la « caste » des lecteurs expérimentés, capables d'utiliser les outils lecture et écriture pour ce qu'ils ont de différent par rapport aux autres médias (langue orale, images, télévision, multimédia, etc.) : à savoir l'extraordinaire capacité à représenter le monde en deux dimensions tout en permettant une vitesse d'accès à l'information à la fois supérieure en quantité (on peut aisément lire un texte 5 à 10 fois plus vite qu'on ne le parle !) ainsi qu'en qualité (le lecteur expérimenté est capable de comprendre un écrit au-delà ce qu'il dit, en accédant à tout ce qui n'est pas expressément énoncé dans le texte) Cependant, force est de constater qu'aucun des prétendus chercheurs défenseurs des méthodes syllabiques n'est capable d'expliquer comment quelques privilégiés franchissent ce seuil et passent du stade de déchiffreur plus ou moins rapide à celui de lecteur expert ! D'ailleurs rien n'est prévu en ce qui concerne ce « saut qualitatif » dans les programmes officiels de l'école primaire ! Révélateur. En outre, nous avons la prétention à l'AFL de concevoir le processus même de la compréhension (c'est-à-dire de la lecture) comme une capacité à mettre en relation des éléments prélevés dans un texte avec des éléments déjà connus du lecteur, produits de l'expérience et présents dans sa mémoire, dans son histoire, dans sa culture' Et une culture personnelle, base de la compréhension et de la lecture, doit probablement mettre un peu plus de sept jours pour se construire ! C'est du moins ce que nous avons la faiblesse de penser, à l'AFL, en affirmant qu'une vie est à peine suffisante pour apprendre à lire, que cet apprentissage n'est que très peu dépendant de quelque méthode que ce soit, et que, de surcroît, il n'est jamais terminé' LE SCANDALE Chacun admettra dans ces conditions qu'il est totalement illusoire de prétendre enseigner la lecture en sept jours, et même si ces « spécialistes » auto-proclamés n'ont pas clairement annoncé quelle était leur conception de la lecture (l'unique capacité à dire à haute voix un fragment de texte écrit), ils renforcent néanmoins, dans l'esprit de parents, voire d'enseignants, la croyance qu'un tel apprentissage puisse découler de la mise en oeuvre d'une « méthode fondée sur le jeu » : la simple connaissance des « alphas », nouveaux personnages représentant les sons et les lettres de l'alphabet ! Or, si le système syllabique habituel (celui de Robien) impose une barrière obligée, le passage par le son, ce « nouveau » dispositif introduit, lui, un verrou supplémentaire : celui des alphas. C'est-à-dire que pour accéder au sens d'un message, les apprenants devront franchir, non plus une, mais deux séries d'obstacles. Un progrès ! Appréhendé alors dans un contexte socio-politique, on voit très bien pour un système en place, avec ses valeurs, ses élites, ses réseaux, etc. l'intérêt qu'il peut y avoir à promouvoir un tel dispositif. Si le taux des utilisateurs experts de l'écrit avoisine actuellement les 20%, le système peut maintenant dormir sur ses deux oreilles : ce n'est pas l'introduction (annoncée par certains médias) d'une telle méthode qui bouleversera les équilibres actuels, c'est-à-dire les modes de répartition du savoir, du pouvoir, des richesses entre les citoyens. Bien au contraire ! Et le comble, c'est que bernés par toute la communication insidieuse qui s'établira autour de cette prétendue polémique concernant « LA méthode », facteur de désinformation et de manipulation, ce sont les enseignants, les parents, les citoyens eux-mêmes, en bref les possibles bénéficiaires d'un éventuel changement, qui seront les plus fervents défenseurs « du retour à la bonne vieille méthode, celle qui a fait ses preuves ! » (et revoilà la violence symbolique : celle que les agents sociaux s'appliquent soigneusement à eux-mêmes !) Deux siècles de retard ! Signalons de surcroît, pour conclure (si c'est possible), qu'une telle annonce fait injure à l'histoire et au développement des sciences : elle semble affirmer implicitement que l'exercice d'un comportement complexe (la lecture) serait étroitement lié à la capacité à mettre en 'uvre des savoirs simples (la connaissance et la manipulation des lettres, sons et syllabes) C'est ce que l'on aurait peut-être pu penser, à une époque positiviste où les sciences, préoccupées par la connaissance des rapports entre matière et énergie, reposaient sur des démarches explicatives mettant en relation et dans une même logique les éléments et la totalité qu'ils constituaient. Au cours du 20ème siècle, l'introduction des concepts d'information et de communication dans l'épistémologie scientifique, ainsi que l'émergence de la cybernétique, le développement des théories systémiques, les approches historiques et culturelles, etc. ont contribué à proposer d'autres modèles de pensée qui « interdisent » d'annoncer des postulats aussi peu fondés scientifiquement, tels ceux qui nous préoccupent en l'espèce. Pour simplifier beaucoup, et résumer ces dernières affirmations, nous pouvons citer Jean Foucambert et proposer un exemple d'une telle confusion théorique grâce à une analogie avec un autre apprentissage complexe, celui de la natation : « Sachant que le symbole chimique de l'eau est H2O, et donc qu'elle est composée d'hydrogène et d'oxygène, comment Alexis va-t-il apprendre à nager ? » Dominique VACHELARD (Association Française pour la Lecture)