Association française pour l’enseignement du français

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  • 24
    Juin

    "Un complément de détermination...", de Dominique Seghetchian

    OU, pourquoi il ne faut plus jamais dire que des élèves, une classe, un établissement ou un quartier sont difficiles !

     

    Un complément de détermination

    Ou

    Pourquoi il ne faut plus jamais dire que des élèves, une classe, un établissement ou un quartier sont difficiles !

    Les faits :

    Le 30 mai dernier, à Joué-lès-Tours (37), une camionnette banalisée de gendarmerie, de retour, dit-on, du G8 de Deauville, a fauché une classe de l’école primaire Mignonne qui se rendait à ses activités sportives. L’évènement a « fait » la Une, au-delà de la presse locale, et c’est le pire qui pouvait arriver.

    L’expression des préjugés

    Il  se trouve que cette école appartient au RRS (réseau de réussite scolaire comme chacun le devine !) dans lequel j’enseigne.

    Pourquoi tous ces journalistes étaient-ils aussi vite sur place ? Qu’attendaient-ils ? D’emblée l’attention a été focalisée sur « la cité sensible voisine » voire la « cité difficile ». En effet, les jeunes victimes sont toutes d’« origine populaire » et leurs familles, pour la majorité d’entre elles, vivent à La Rabière, le quartier dont le collège où j’enseigne porte le nom.   

    Tous ceux qui travaillent dans le quartier le savent, « Radio Rabière » vaut toutes les sources d’information, peut-être pas en fiabilité absolue (chez nous les sardines ont tendance à boucher le port), mais en rapidité, surement. Dans les minutes qui ont suivi, les mères, les frères et sœurs, les cousins, - le chômage laisse cette belle jeunesse plus désœuvrée qu’elle ne le souhaite ! - a convergé vers les lieux du drame (qu’il est difficile de ne pas employer des expressions galvaudées !). 

    Retraduit par les médias cela donne à 20h sur la deuxième chaine : « Les jeunes du quartier ont porté les premiers secours ». Mais BFM-TV a déjà choisi de donner la parole au représentant du syndicat Alliance de la Police, pour lequel l’accident aurait eu lieu parce que des jeunes de la cité caillassaient le véhicule de police qui revenait d’une intervention dans la cité.

    Voilà un discours nauséabond[1]. Quels en sont les ingrédients ? 

    Préjugé n°1 : Dans La Rabière vous entendez l’Arabière (comble d’ironie, une cité du même type dans l’agglomération s’appelle La Rabaterie) ; il est facile d’oublier les origines rurales d’un tel nom[2] ! D’ailleurs le dramaturge Slimane Benaïssa, lors d’une résidence artistique à Joué-lès-Tours, y a animé en 2002 des ateliers d’écriture qui ont abouti à la création en 2006 d’une pièce intitulée… L’Amour à l’Arabière ! Gérer son image consiste souvent à faire comme si c’était celle qu’on souhaite[3] !

    Préjugé n°2 : Les jeunes d’une cité populaire de ce type seraient forcément « difficiles » c’est-à-dire un peu bêtes, incultes, incapables d’acquérir quoi que ce soit, y compris la maitrise de soi. Le Ministre de l’Intérieur qui présente le lendemain de l’accident ses excuses aux familles, ose, le même jour, répandre la haine en persistant à soutenir que les enfants d’immigrés sont responsables  des deux tiers de l’échec scolaire[4].

    La violence s’ajoute à l’horreur

    Ces préjugés sont tellement répandus que les gendarmes de Loches, appelés pour maintenir la foule à l’écart pour que les secours puissent travailler, n’ont rien trouvé de mieux que de malmener des parents aux tripes nouées par l’angoisse. Cela s’appelle « sécuriser les lieux ». Comme après un attentat. Et ceux que Brassens eût appelés les pandores n’ont pas fait la différence. Ces parents dont la peur et le désespoir s’exprimaient par des évanouissements, des cris, le désir absolu de tenir la main de l’enfant qui gît dans l’herbe, poumons écrasés, qui se meurt peut-être, n’avaient pas à être rassurés, à recevoir de la compassion, de l’empathie. Un papa a été bousculé, tutoyé, rudoyé… Que voulez-vous ? il était Rom ! Des parents ont eu droit aux gaz lacrymogènes… Que voulez-vous ? c’était « l’hystérie maghrébine » !  Un grand frère a tâté de la matraque… Que voulez-vous ? son ton n’était pas serein et apaisé ! Telle est la version que j’ai recueillie, plusieurs jours après les faits, de la bouche d’une déléguée des parents d’élèves qui avait elle-même failli se faire renverser, à la sortie de l’école maternelle, par… un véhicule de gendarmerie. Version confirmée par des récits d’enseignants. Vérité ou réalité revue ? Peu importe dans le fond. Ce qui compte, c’est ce que cela dit de la façon dont un quartier se vit dans notre société. Assiégé et agressé.

    Comment expliquer les attitudes policières car, quelles qu’en aient été les épisodes réels, les violences semblent ne pas être mises en doute ? Je ne parle pas des Ministres, qui croient fins leurs calculs politiciens, mais des policiers.

    La peur, l’exploitation et la Résistance

    La première raison en est les discours sur les cités, les quartiers comme La Rabière, leurs écoles, leurs habitants : à force de les voir traiter comme des délinquants, des terroristes, on finit par croire à leur prétendue dangerosité. Un quartier « difficile » serait un quartier qui crée des difficultés aux autres, un quartier dangereux. Lorsque le complément de détermination porte sa pleine charge perlocutoire, il impose une vision terrifiante du monde et de l’Autre.

    Cette peur se nourrit par ailleurs d’une incompréhension culturelle. Notre société a peur de tout ce qui dépasse, elle prétend oublier que l’humanité n’est pas caractérisée exclusivement par ses capacités cérébrales-rationnelles, elle est aussi affects. Elle oublie que le mot kamikaze ne vient ni du Moyen-Orient, ni de l’Afrique. Et elle admire les foules nippones qui seraient capables de souffrir en silence, voire avec le sourire, voire de communier dans la souffrance silencieuse. Japon mythologique sans doute. Notre société oublie les racines plus souvent méditerranéennes de notre culture : Achille, ce héros mythique, ne rougit pas de pleurer Patrocle et l’expression extrême de ses émotions résonne dans l’Iliade.

    Alors qu’attendaient tous ces journalistes ? Que pensaient-ils inéluctable ? Qu’imaginaient les policiers ? Lorsque l’on pense « cité difficile », les spectres fantasmés de Zyed et Bouna hantent les mémoires, entre mauvaise conscience et appétit morbide d’images de banlieues en feu. Déception : la BAC (brigade anti-criminalité) a beau tourner autour des groupes qui le soir ressassent les évènements, le feu ne prendra pas. Bravo aux travailleurs sociaux et aux élus discrètement présents aux côtés de la population en deuil.[5]

    Je ne dirai plus qu’un quartier EST difficile, ni sa jeunesse, ni mes élèves. Je ne confondrai plus le résultat du problème avec son origine. A titre personnel, je tire de tout cela un complément de détermination à m’engager humainement et pédagogiquement pour ne pas voir en permanence le verre à moitié vide, un complément de détermination à valoriser le verre à moitié plein, à prendre appui sur ce que mes élèves ont de beau dans ce qu’ils sont, sur ce qu’ils ont acquis ; un complément de détermination pour refuser de leur mentir quant à la façon dont la société les traite en parias mais aussi, corolairement,  un complément de détermination à leur tendre un miroir qui leur révèle pourquoi ils sont capables du meilleur, même sans argent et sans piston.

    Le voyeurisme malsain…

    L’analyse ci-dessus est sans doute la plus immédiatement aisée à percevoir parce qu’elle recoupe les fractures habituelles de notre société. Mais il y a sans doute fondamentalement plus grave.

    L’omniprésence des médias dévoie la tragédie en mélodrame, en feuilleton commercial, qui tiendra la France en haleine, jusqu’au prochain « drame ». De fait, quelques jours après l’enterrement de Mélanie, la même presse pourra se repaitre de l’enlèvement et du viol d’une autre fillette. Dans le chapelet de ses thématiques favorites, après avoir essayé de jouer de la peur des banlieues, elle essaiera de jouer les carences de la justice.

    Or, il y a tragédie dans cette jeune vie, interrompue sous un soleil radieux, tandis qu’insouciante, elle se rendait à des activités de jeu –l’enfance-, de sport –le corps, la vie-. Il y a de la tragédie à ce que le destin meurtrier s’incarne dans un père de famille qui, il n’y a aucune raison de mettre sa parole en doute, avait choisi la gendarmerie, moderne avatar de la chevalerie, pour protéger la veuve et l’orphelin. Il y a de la tragédie aussi dans le destin de cet instituteur qui, à un mois de la retraite, était tourné vers un nouveau départ.  Et la tragédie nous dit quelque chose d’essentiel : nous avons beau aimer la vie, nous sommes mortels ; nous avons beau prétendre à la maitrise et réclamer « la sécurité », nous ne pouvons programmer avec certitude ni quand ni comment prendra fin ce rêve de toute-puissance.

    Mais, à vouloir faire pleurer Margot, la médiatisation, empêche le deuil en poussant sur le devant de la scène des masques, des marionnettes qui protègeront les victimes de façon bien plus efficace qu’un service de sécurité. Ce qui frappe quand on visionne ces images, c’est l’absence des familles les plus touchées –enfants et adolescents inclus, pour elles la scène du drame est ailleurs ; ce qui frappe c’est aussi la présence des jeunes – collégiens et lycéens, ce sont souvent eux qui accompagnent les plus petits venus rendre hommage à leurs camarades, ils sont dans la fascination adolescente, fascination de la mort et de l’image ; les adultes sont essentiellement des professionnels, des bénévoles, des militants, des élus aussi, tous présents pour que le spectacle attendu de l’embrasement n’ait pas lieu, tous présents aussi pour donner, autant que faire se peut, du sens à ce qui se joue. Dans ce spectacle, la figure de l’enseignant s’incarne dans celle du courageux directeur, et il fallait être courageux pour faire discrètement écran et protéger ses collègues et toute la communauté éducative. Dans cette affaire, chacun à joué son rôle : la présence massive des jeunes a ému une France surprise de voir les voyous attendus – bien black, bien beurs, pas trop blonds – se muer en dignes représentants non plus tant de leur quartier que de leur commune. Les adultes ont canalisé les jeunes. Qui n’a pas été manipulé/manipulateur ? Qui a pu se retrouver face à ses interrogations fondamentales ?

    Pendant ce temps, certains dans la cité, se faisaient leur propre cinéma. Seul, selon « Radio Rabière », un petit garçon aurait tenu la main de sa camarade agonisante. Vérité ou réalité revue à l’aide d’un prisme hugolien ? Peu importe dans le fond. Ce qui compte, c’est ce que cela dit de la façon dont un quartier se vit, dans la solitude et l’abandon.

    Dans la solidarité aussi. Car combien sont réellement dupes du spectacle qui (qu’ils) se jouent ?

    …contre la solidarité

    Tous ces grands médias, venus mettre en boite des images, en ont obtenu leur content  et du son aussi, celui pour les ânes, des grands sentiments, ceux dont on sait qu’il faut les manifester, avec des mots, toujours les mêmes, ceux dont on sait qu’il faut les dire. Mais, quelle information dans tout cela ? Deux ministres sont venus? Quelle pantalonnade !

    En fait l’accident n’a pas eu lieu DANS la cité, la ZUP, mais sur l’avenue qui en délimite la frontière. L’école Mignonne, tout comme le collège, sont d’ailleurs de l’autre côté de cette frontière. Le lieu des recueillements et marches silencieuses qui ont rassemblé le quartier était donc hors cité. Les médias s’en sont contentés. Quel besoin de connaitre les gens, leur cadre de vie… Les grands médias ne recherchaient que des personnages, pas des personnes. 

    Ces vampires, qui le mardi matin se précipitaient sur les enfants et leurs parents à l’entrée de l’école, qui ont essayé de filmer les blessés sur leur lit d’hôpital,  ignorent la solidarité humaine et non communautaire que les habitants de ce quartier tissent entre eux et avec les occupants des quartiers pavillonnaires voisins.

     Ils ignorent par exemple que depuis plusieurs semaines des parents d’élèves, des voisins hébergent deux enfants de l’école et leurs parents que l’absence de papiers prive de travail, de logement, de tout[6].

    Ils ignorent que le samedi 18 juin, des parents, des enseignants dont le directeur de l’école endeuillée, des artistes, des citoyens, s’engageront devant la République en parrainant 11 enfants dont les deux élèves de l’école Mignonne et cinq autres enfants de La Rabière.

    La solidarité existe encore dans le quartier mais c’est une flamme de plus en plus difficile à entretenir, la joie et la confiance dans l’humanité et l’avenir s’enfuient.

    Non décidément, je ne dirai plus que ce quartier est difficile, ni sa jeunesse, ni mes élèves. J’entends ce message : « Ce ne sont pas nos quartiers, leurs habitants et encore moins nos enfants qui sont difficiles mais ce que la société leur fait vivre ! »

    Dominique Seghetchian, professeure au collège La Rabière



    [1]Pour lequel le Maire de la commune demande un droit de réponse et porte plainte en diffamation : « Le maire de Joué-les-Tours, Philippe Le Breton, a quant à lui annoncé son intention de porter plainte pour diffamation contre un représentant du syndicat policier Alliance. Lors d'une interview à la chaine BFM-TV, le syndicaliste avait selon le maire «sali l'image de la ville» en évoquant des caillassages subis par les forces de l'ordre le jour de l'accident, survenu près d'une ZUP. » http://www.20minutes.fr/ledirect/734573/joue-les-tours-millier-personnes-rendent-hommage-victimes

    [2]RABIERE, Champ semé de Rabesou navets. Gl. Rabina. (P. Carpentier, 1766)

    [3] D’ailleurs qui va lire l’article « Joué-lès-Tours » sur Wikipédia, constatera que cette histoire à la « je t’aime, moi non plus » ne date pas d’hier : « Contrairement à une croyance tenace, ce n'est pas à Poitiers que Charles Martel vainquit les Arabes d'Abd al-Rahman en 732, mais sur le territoire de cette ville. »

    [4] http://www.yabiladi.com/articles/details/5691/france-gueant-l-echec-scolaire-d-enfants.html

    [5] « Après les faits la tension est rapidement montée entre des habitants de la cité toute proche de la Rabière et des policiers qui tentaient d'encadrer les lieux. »

    http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20110530.OBS4197/gueant-presente-les-excuses-de-la-gendarmerie-aux-familles.html

    [6] La pétition initiée depuis pour soutenir cette famille peut être signée en ligne : http://resf37.free.fr/spip.php?article553

1 Commentaire

  • Richard Moyon

    24 Juin 2011 à 19:01

    Textes beaux dans la forme, justes sur le fond. L'un des innombrables talents que tu m'avais chachés. Bravo ian-ian ! Remember. Richard

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