Le dossier publié par le GFEN : "Du tri à l'exclusion… les difficultés d'apprentissage seraient-elles devenues pathologies qu'il conviendrait de soigner ?" souligne une fois de plus, s'il en était encore besoin, cette forme d'individualisme qui, reflétant probablement certaines tendances de nos sociétés, a déferlé dans l'école. Comment a-t-elle pu, en quelques années, nous faire passer de l'idée qu'une classe n'est pas seulement un groupe porteur d'un idéal d'égalité mais une addition d'individus dont certains, s'ils n'arrivent pas à s'adapter, doivent être traités comme déviants ? Comment a-t-elle pu rejeter hors de ses murs le traitement de ce qui devrait être de son ressort, l'accès au savoir et aux apprentissages ?
Quand la loi d'orientation de 1989 mettait l'élève au centre du système éducatif, nous étions loin d'imaginer que les idéaux d'égalité des chances et de promotion sociale par l'école qu'elle portait seraient dévoyés à ce point. Le "projet personnel" que "le lycée [devait] permet[tre] à chaque jeune de réaliser" serait-il lui aussi devenu, avec le temps, plus individuel que personnel ? Pourtant son objectif clairement affirmé était d'aider chacun à trouver sa place dans la société par l'éducation, non seulement comme professionnel mais aussi comme citoyen et personne cultivée, la loi assignant à l'école le but de former "des femmes et des hommes en mesure de conduire leur vie personnelle, civique et professionnelle en pleine responsabilité et capables d'adaptation, de créativité et de solidarité." Dans les années quatre-vingt-dix les équipes d'enseignants des lycées professionnels, puis des sections technologiques, se sont massivement saisi de cette démarche du projet personnel de l'élève pour en faire un projet fédérateur et, autour de l'orientation professionnelle, relier les disciplines entre elles, les connecter au monde du travail et à la société. La brèche s'est ouverte aussi sur des actions de solidarité, de citoyenneté, de médiation culturelle, plus tard largement réinvesties dans les PPCP (projets pluridisciplinaires à caractère professionnel), voire dans certains TPE au lycée (travaux personnels encadrés).
Personnel, dans cette démarche, se référait bien à la personne dans sa globalité et dans son appartenance sociale : le projet personnel créait du collectif, s'élaborait en classe, avec l'aide d'une équipe d'enseignants. Loin de séparer les individus, il devait les relier pour que chacun trouve son accomplissement personnel, citoyen, professionnel. Et l'école était tenue par la loi de les y aider.
O tempora, o mores ! Comment un tel glissement sémantique a-t-il pu s'opérer ? Certes, le concept de projet personnel de l'élève a été oublié ; certes, la loi de 89 a été épurée, remisée, à tel point qu'elle est la seule à ne comporter aucun lien d'accès sur la page "Les textes fondateurs du système éducatif" du site du Ministère de l'Éducation Nationale. Et le mot a été reconditionné pour d'autres usages, personnel est devenu personnalisé, aide ou accompagnement dotés maintenant d'un suffixe qui les renvoie du côté du résultat d'une action, subie plus que produite par le sujet. Cette aide et cet accompagnement personnalisés sont évacués hors du temps scolaire ordinaire, comme si celui-ci ne devait pas être consacré à aider chaque élève dans ses apprentissages. Il y aurait donc deux temps, celui de la classe où l'enseignant mettrait en place des savoirs, et celui du dehors où différents acteurs, enseignants ou non, prendraient avec les élèves qui en auraient besoin le temps que leur enseignant n'a pas pu leur consacrer. Situation idéale si les élèves ainsi repérés sont peu nombreux, si l'intervention d'aide est effectuée par l'enseignant le mieux à même de pallier les manques, et si cet accompagnement est limité dans le temps. Situation qui fait frémir quand c'est toute une classe, ou presque, qui a besoin de cette aide, que celle-ci est fournie par des acteurs peu qualifiés ou qui, démunis quant aux réels besoins des élèves pour construire leurs apprentissages, rejettent l'origine de leurs lacunes sur des causes dont le système scolaire ne serait pas responsable.
L'école de "l'égalité des chances" peut difficilement critiquer de front les facteurs sociaux, mais quand le pôle "L'école innove" de la politique éducative du Ministère met en avant les internats d'excellence avant le programme Eclair, chargé de diffuser l'innovation, on est en mesure de se demander ce qu'il peut advenir de ceux qui ne peuvent pas prétendre à l'excellence… Pour eux, on imagine des systèmes de repérage des difficultés qui ne peuvent évidemment pas être dues aux conditions scolaires ni sociales, mais à des lacunes individuelles, des défauts que l'on qualifie de dys-… Il suffit alors de poser le bon diagnostic sur la pathologie, et trouver le remède, ou considérer que certaines déviances sont incurables…
L'individualisme n'est plus l'apanage d'une société en manque de repères quand il devient le système de pilotage d'un ministère qui enferme les plus démunis dans des difficultés individuelles, sans les relier au système qui les a produits. Une politique éducative n'est-elle pas censée être au service de l'ensemble des citoyens ? Innovation par les internats d'excellence, personnalisation des parcours, "égalité des chances" par la lutte contre… le décrochage, l'absentéisme scolaire, seule la rubrique "Socle commun…" pourrait nous donner un peu d'espoir qu'une idée du collectif existe encore. Si jamais nous étions encore capables d'imaginer que "commun" renvoie bien à l'idée d'un partage et non à celle d'un minimum individuel. Si jamais nous pouvions encore croire que l'essentiel de l'école ne se joue pas dans ses marges.
Viviane Youx