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Théâtre contemporain pour la jeunesse (1)
Je voudrais, au fil des mois, apporter quelques éclairages sur un champ littéraire qui mérite d’être plus connu, celui du théâtre contemporain pour la jeunesse.
La situation en est très paradoxale : de nombreuses communes ont en la matière une programmation de qualité, qui rencontre un public – enfants, parents, enseignants, en particulier du primaire – ravi et fidèle. Ces productions sont souvent mieux diffusées que celles destinées aux seuls adultes, ne serait-ce que parce qu’elles représentent le plus souvent des productions plus accessibles : comportant une distribution et des moyens techniques plus restreints, elles sont moins couteuses, plus modulables en fonction de l’espace scénique, plus transportables, et peuvent souvent se satisfaire d’une salle dans une école, une médiathèque, un foyer… De plus, beaucoup de ces créations sont des écritures de qualité, d’authentiques objets littéraires, et des collections les accueillent et les diffusent. Pour autant, bien que des titres figurent dans les listes d’ouvrages recommandés par l’éducation nationale, ces œuvres représentent pour les enseignants des objets embarrassants.
Mamie Ouate en Papoâsie
Cette pièce, écrite en 1990, est recommandée à partir de 7 ans, et figure sur la liste des ouvrages pour le cycle 3. Elle est le troisième titre d’une « trilogie sur l’errance et l’utopie » après Le Bourrichon - comédie rurale, Kiki l’Indien – comédie alpine. Elle a été suivie de Gauche Uppercut – comédie urbaine en 1991.
En ligne, on peut trouver différentes références pour inscrire cette œuvre dans un parcours d’étude avec une mise en réseau. On citera :
http://educalire.fr/Mamie_Ouate_en_Papoasie_comedie_insulaire.php
D’autre part des documents élaborés par des troupes à l’occasion de la (re)création de la pièce peuvent apporter aux enseignants des indications intéressantes. On peut citer par exemple :
http://treteaux.alsace.free.fr/Creation/Images/MO/Dossier%20p%E9dagogique%20MAMIE%20OUATE.pdf
Ce document comporte en particulier un entretien avec l’auteur, Joël Jouanneau, qui pointe quelques axes de lecture comme une analyse des personnages à travers l’opposition grand/petite, noir/blanche qui peut ouvrir à une réflexion sur le racisme, et les relations qui en découlent, faites de faux semblants mais aussi de rapports de force où le gout de la vieille dame indigne pour le mensonge et la manipulation peut apparaitre comme un ultime avatar du colonialisme, à travers la vente d’une image exotique totalement factice, de l’autre. Mais ça, c’est avec de plus grands, car le bon théâtre pour enfants, comme les fables, les contes ou les proverbes, parle à tous les âges.
« Fable philosophique », Mamie Ouate apporte une lumière morale mais non moralisatrice sur la question du mensonge et permet d’évoquer avec poésie la mort. Dès la première scène, nous savons que les papillons que chassent la pseudo-entomologiste et son assistant Kadouma sont condamnés à subir un élixir mortifère et à finir épinglés comme l’évoque le haïku de Bruson placé en exergue et qui constitue également les derniers mots du texte écrit :
Sans réalité
En un pincement
Le papillon.
Cette comédie insulaire pleine de poésie est une leçon d’optimisme invitant à la confiance dans le pouvoir de l’esprit, de la fiction : c’est par là que nos héros sortent de leur isolement de robinsons et échappent à une famine qui les condamnait au cannibalisme, c’est par là que Kadouma peut faire tomber la neige, commander aux animaux et communiquer avec Mamie Ouate décédée : « Il y a dans ta tête plus d’énergie que dans une bombe atomique… tu peux tout ». Pourtant elle épouse le schéma d’une tragédie : C’est au moment où les deux complices pensent parvenir à leurs fins après avoir renoué avec l’abondance, que Mamie Ouate meurt, victime de l’élixir de la première scène.
Enfin, Mamie Ouate en Papoâsie peut être lue en écho àVendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier pour la relation entre la « civilisée » (un peu perverse) et le « sauvage » ni naïf, ni soumis. La scène des masques répond à celle ou Vendredi déguise les cactus avec les costumes sauvés du naufrage par Robinson, Mamie fait voler ses photos comme Vendredi livre au vent le bouc vaincu Andoar, Virginia est un mirage qui évoque la Virginie.
Sur la toile encore, la mise en espace de la scène 3 par des élèves de CE2/CM1 montre une approche possible dans un travail collectif simple et abouti. Première étape d’une théâtralisation.
"Mamie Ouate en Papoâsie, Le Masque" - YouTube https://www.youtube.com/watch?v=xpVk9e7bv_M
Avec de plus grands et surtout de plus familiarisés avec l’écriture théâtrale, on peut observer comment le texte de Joël Jouanneau, entre conte et drame, est écrit simultanément pour la lecture silencieuse – mise en scène intérieure par la magie de l’imaginaire – et pour le jeu.
Côté écriture narrative il y a d’abord la façon de donner à chaque scène, comme à un chapitre de roman, un titre qui éveille la curiosité : « l’élixir », « le mari »… La traditionnelle liste des personnages et la didascalie initiale deviennent un court « état du lieu ». Tout comme les didascalies qui ponctuent le texte, il donne à lire la présence d’un narrateur à travers des commentaires (« c’est toujours comme ça ») ou des termes subjectifs (« déjà », « malheureux insectes »…), une métaphore (« on peut voir la gueule d’une jeep »). Cette présence subjective d’un narrateur s’inscrit dans la quête d’une complicité avec un jeune lecteur invité à entrer dans l’univers imaginaire de l’auteur : « C’est assez loin d’ici », écrit-il dès les premières lignes, et un peu plus loin : « il a l’âge que vous lui donnerez ». La même prise en compte et ce même accompagnement d’un lecteur président à l’indication de couleurs dans la didascalie inaugurale : « le contenu bleu d’une petite fiole rouge ». Certes, le théâtre pour la jeunesse est diffusé dans des salles de petite jauge où le spectateur est proche du plateau, mais la colorisation est d’abord un déclencheur d’imaginaire.
Des univers imaginaires, il y en a aussi dans le dialogue théâtral : exotisme des noms latins des papillons, des clichés dans la scène des masques où Kadouma se caricature, de la scène de cannibalisme, magie de la communication par cerfs-volants ou du carnaval des animaux final, l’écriture de Joël Jouanneau est décidément bien poétique.
Dominique Seghetchian