D'aucuns seront sans doute fort surpris de trouver nos deux noms réunis au bas d'un même appel. En dépit de tout ce qui oppose nos choix politiques et philosophiques, nous avons pourtant les mêmes raisons de penser que les «nouveaux programmes de l'école primaire», rendus publics à la fin du mois de février, risquent de nuire gravement à la santé (déjà bien fragilisée) de notre système éducatif : l'avenir de nos enfants vaut bien une trêve dans nos querelles partisanes. Les parents ne doivent pas être abusés par les promesses d'un «retour aux fondamentaux» et d'une exigence accrue, auxquelles nous adhérons tous : car, sous ces slogans séduisants mais vagues, c'est exactement l'inverse que le ministère de l'Education nationale nous propose aujourd'hui.
On nous annonce des programmes «plus ambitieux», mais, sur l'essentiel, notamment la lecture, l'écriture, l'expression orale, on en rabat comme jamais sur le niveau visé. En fin de CM2, on se contente désormais d'attendre d'un élève qu'il soit capable d'«orthographier un texte simple de dix lignes lors de sa rédaction ou de sa dictée» alors que les programmes de 2002 demandaient qu'il sache rédiger un «récit» au moins deux fois plus long, mais aussi «noter des informations», «rédiger une courte synthèse» des leçons, en respectant, outre les règles d'orthographe et de syntaxe, des critères de clarté et de cohérence du propos. Soyons clairs : savoir tout juste écrire dix lignes sous la dictée ne suffit pas pour suivre une classe de 6e ! Plus grave encore, si possible : malgré les affirmations qui figurent dans la présentation des programmes, les horaires de français ne sont nullement augmentés, mais considérablement réduits par rapport à ceux de 2002 ! En 2002, le programme de français comportait obligatoirement et au minimum deux heures de lecture et d'écriture quotidiennes, auxquelles s'ajoutait le temps consacré à l'expression orale et à l'étude de la langue (grammaire, conjugaison, vocabulaire) . Soit treize heures. Il n'en reste plus que dix aujourd'hui ! Du reste, comment Xavier Darcos peut-il prétendre sans sourciller diminuer tout à la fois l'horaire hebdomadaire global (qui passe de 26 à 24 heures en raison de la suppression des heures du samedi matin), augmenter les horaires de sport et de maths, créer une discipline nouvelle (l'histoire de l'art) et, malgré cela, augmenter l'horaire de français ? Disons-le posément mais fermement : il s'agit d'un mensonge.
Paresse intellectuelle
Sur bien d'autres sujets encore, les épaisses ficelles de la com en arrivent à éclipser totalement le fond des problèmes. Pour satisfaire à la démagogie ambiante, on affirme sans vergogne que «programmes courts = programmes centrés sur les fondamentaux», alors qu'il suffit de réfléchir trois minutes pour comprendre qu'à l'évidence c'est l'inverse qui est vrai : plus les programmes sont courts dans le texte officiel, plus ils sont lourds dans la classe. Si vous mettez «la Révolution française» sans autre précision au programme, il est, au sens propre, sans limite. Un bon programme, c'est d'abord un programme qui a le courage de faire des choix et de les expliciter, ce qui suppose un peu d'espace. La première condition de l'efficacité des apprentissages, c'est leur continuité, leur cohérence, d'un jour à l'autre, d'une classe à l'autre, d'un maître à l'autre. Et cela suppose un cadre commun suffisamment clair, qui ne prête pas à une infinité d'interprétations. Le contraire même de ce que l'on découvre ici, dans un texte qui expédie l'apprentissage de la lecture et de l'écriture au CP et au CEI en 15 lignes ! Et quelles lignes ! Jugez vous-mêmes : «Dès le cours préparatoire les élèves s'entraînent à déchiffrer et à écrire seuls les mots déjà connus. Cet entraînement conduit progressivement l'élève à lire de manière plus aisée et plus rapide.» C'est tout pour le CP ! Les nouveaux programmes se vantent avec arrogance d'avoir renoncé à expliciter et à choisir, de sorte que la paresse intellectuelle et le manque de courage se parent ici des dehors du gros bons sens pour lâcher la bride à toutes les lubies pédagogiques. Ce n'est pas non plus parce qu'on ajoute le mot «morale» pour bien donner le sentiment, pas même véridique, d'un «retour à» que l'on améliore en quoi que ce soit le contenu des enseignements. Pis encore, le programme de sciences a été littéralement laminé pour faire place à de bien vagues notions d'écologie...
Vide abyssal
Nous avions ensemble, l'un comme ministre, l'autre comme président du Conseil national des Programmes, piloté le vaste chantier de refonte des programmes de l'école primaire entre 2000 et 2002. Que ce travail puisse et doive être amélioré, nous sommes les premiers à en convenir. Mais qu'on le liquide purement et simplement pour le remplacer par un vide abyssal est proprement consternant. Malgré nos divergences de fond sur d'autres sujets, nous nous étions accordés sur l'idée que l'élaboration des programmes devait être désormais transparente et publique. C'est dans cette perspective que le soin de réfléchir aux contenus d'enseignement fut confié à un groupe de personnalités reconnues, présidé par Philippe Joutard, historien et ancien recteur estimé de tous. Nous voulions ensuite que ces programmes fussent réellement utiles, non seulement aux instituteurs chargés de les mettre en oeuvre, mais aussi - c'est peut-être leur principale fonction - aux auteurs de manuels scolaires pour lesquels ils constituent le cahier des charges. Jusqu'alors, les programmes de l'école se contentaient, comme celui qu'on nous propose à nouveau aujourd'hui, d'être un catalogue de voeux pieux, du genre : «Au CM2 l'enfant maîtrise les principales règles de l'expression écrite, il sait se comporter avec respect avec autrui...», et autres déclarations aussi péremptoires qu'inopérantes. A la place de ces injonctions creuses, nous souhaitions indiquer enfin des progressions concrètes, autant que possible précieuses pour les maîtres débutants, et rassurantes, car stables, pour les plus chevronnés. Disons-le franchement, c'était une petite révolution par rapport à la langue de bois «éducnat» jusqu'alors en vigueur. Tous deux préoccupés par la montée de l'illettrisme, nous étions soucieux que, par-delà la pluralité des méthodes de lecture (il y a des centaines de manuels différents sur le marché de l'édition scolaire !), les programmes fixent enfin un cadre commun, solide et intelligible par tous. Le groupe de Joutard avait fait sur ce point un travail réellement remarquable et innovant. Ce sont tous ces efforts qui risquent d'être anéantis aujourd'hui.
Imposture
Entre autres choix forts, nous avions limité volontairement le programme de grammaire à l'essentiel : en gros, les marques du pluriel («s» et «ent»), la conjugaison, les règles les plus utiles de l'orthographe, le bon usage des «mots de liaison» et quelques autres éléments de bon sens. En contrepartie de cet authentique travail de «réduction aux fondamentaux», nous avions imposé explicitement un temps quotidien incompressible de lecture et d'écriture de deux heures trente par jour aux CP et CE1 et de deux heures par jour du CE2 au CM2, parce que des enquêtes précises de l'inspection montraient que ce temps pouvait varier de 1 à 4 selon l'enseignant ! C'était là une décision aussi inédite que cruciale. Notre conviction était que seule la pratique assidue de l'écriture et de la lecture permet aux enfants de maîtriser la langue, les exercices abstraits d'analyse grammaticale devant être réservés au collège. Les nouveaux programmes menacent de détruire ces apports bénéfiques. La vérité est qu'ils s'en moquent parce que leur seule véritable visée est un affichage politique qui relève d'une catégorie relativement nouvelle : celle du «populisme scolaire», dont on pourra se faire une première idée au travers des quelques exemples que nous avons évoqués et de ceux qui vont suivre.
Comment croire, notamment, comme le prétend sans rire le dossier de presse présentant les nouveaux textes, qu'une réforme des programmes et des horaires, quelle qu'elle soit, puisse, à elle seule, permettre de «diviser par trois en cinq ans le nombre d'élèves qui sortent de l'école primaire avec de graves difficultés» ? Même s'ils étaient sublimes, infiniment supérieurs à ceux de 2002 - ce qui est tout l'inverse -, une telle affirmation relèverait de l'illusionnisme. Il n'est pas un spécialiste du système scolaire pour y croire une seconde tant il est évident que l'échec scolaire relève de bien d'autres paramètres. Un bon programme n'est jamais la condition suffisante du succès : au mieux, et c'est déjà beaucoup, il favorise la réussite du plus grand nombre, quand un mauvais le handicape sévèrement. En revanche, l'opération politicienne est transparente : elle consiste à faire croire à un public ignorant des textes en vigueur, mais qu'une sourde angoisse associée au sentiment diffus que «tout fout le camp» prédispose à avaler la couleuvre, que les programmes élaborés en 2002 étaient «modernistes», écrits dans un jargon incompréhensible, bref, «soixante-huitards» (ce qui pour l'un d'entre nous au moins est un comble !), et qu'il est temps de restaurer les bonnes vieilles recettes du temps de nos aïeux. Succès garanti dans les chaumières. Si c'était vrai, nous signerions peut-être des deux mains (encore que l'idéalisation du passé ne soit jamais un guide sûr), mais c'est en l'occurrence une imposture. On laisse entendre, par exemple, que les actuels programmes d'histoire sont non chronologiques ou qu'ils ne comportent aucune référence aux personnages et aux événements concrets, que la grammaire à l'ancienne, comme on dit des confitures, n'est plus enseignée, qu'on ne fait plus de dictées, de rédactions ni de récitations, etc., mais tout cela est faux, archifaux. Cela fait belle lurette - depuis Chevènement, à vrai dire que l'enseignement de l'histoire est redevenu chronologique et, dans nos documents d'application de 2002, on trouve toutes les références précises aux dates, événements et personnages principaux.
Reniement
On dit encore, comme l'a fait d'ailleurs à juste titre le président de la République, que c'est désormais la nation tout entière qui doit s'intéresser aux contenus d'enseignement et qu'il ne faut plus les réserver à d'obscurs experts au jargon digne des médecins de Molière. Mais de nouveau la réalité est en contradiction radicale avec l'affichage démagogique. S'agissant des nouveaux programmes, nul ne parvient à savoir, pas même les anciens ministres de l'Education que nous sommes, comment et par qui ils ont été rédigés ! Et pour cause. Les groupes d'experts, présidés et composés par des personnalités identifiables et reconnues, ont disparu. Le Conseil national des Programmes a été supprimé, et l'Inspection générale elle-même n'a pas été saisie du dossier ! Est-il raisonnable de laisser de simples conseillers du ministère ou de l'Elysée élaborer dans l'opacité la plus totale des textes voués à régir l'école de la nation pour dix ans au moins et qui concernent des millions de familles et de citoyens ? Prenons un exemple tout à fait concret : dans les nouveaux programmes, décision a été prise sans aucune concertation de diminuer environ par trois le temps consacré à l'enseignement de l'histoire et de la géographie afin de faire plus de place au sport et aux mathématiques : ce choix lourd de menaces ne peut-il être discuté publiquement ? Tous les démocrates ne peuvent que rejeter cette méthode aberrante.
En 2004, Xavier Darcos, alors ministre délégué à l'Enseignement scolaire, publiait avec l'un d'entre nous les programmes élaborés sous l'égide de Jack Lang : belle preuve d'ouverture d'esprit et de continuité. Dans la préface, signée Ferry-Darcos, nous faisions l'éloge de ce travail et nous lui donnions notre imprimatur. Pourquoi ce reniement aujourd'hui sinon pour des motifs de pure communication, parce que le «look réac» plaît, hors de toute réflexion, à un certain électorat. S'il suffisait d'être réactionnaire pour être génial, cela se saurait. Nous en appelons donc à l'honnêteté de Xavier Darcos et à son sens des responsabilités : il faut cesser de bouleverser sans cesse élèves, parents et professeurs à chaque changement de gouvernement ! Il faut au contraire préserver ce qui a été fait de bon par le passé, quelle qu'ait été la majorité de l'époque. Les professeurs ont plus qu'assez de ces changements aussi incessants qu'inutiles. S'il y a quelques points à modifier, qu'on les modifie en conservant l'essentiel, mais qu'on ne sacrifie pas l'intérêt des enfants et des professeurs à des motifs de pure tactique politicienne.
Luc Ferry
Philosophe et auteur de nombreux ouvrages, Luc Ferry a été ministre de la Jeunesse, de l'Education nationale et de la Recherche, de 2002 à 2004, du gouvernement Raffarin.
Jack Lang
Député socialiste du Pas-de-Calais, ancien ministre de la Culture, Jack Lang a été ministre de l'Education nationale, de 1992 à 1993, du gouvernement Bérégovoy et, de 2000 à 2002, du gouvernement Jospin.
Gilles Anquetil,
Le Nouvel Observateur