Mets ta langue : entre la réforme de l'orthographe et celle de la didactique
« Comment leur permettre de lier écriture et apprentissages grammaticaux ou lexicaux lorsque ni observations-inductions-entrainements ni observations-explications-déductions-entrainement ne permettent la mise en place de ces capacités ?…» (DominiqueSeghetchian )
Dominique S a parfaitement pointé un grand manque dans l'enseignement des outils de la langue, de l'école au collège. En effet il y a une réelle absence d'entrainement au « méta » à tous les niveaux de l'enseignement ! Cette compétence est requise alors qu'elle est très rarement enseignée !
Comme s'il suffisait d'avoir une grammaire et d'en connaitre les règles, d'avoir un dictionnaire et de connaitre l'ordre alphabétique pour maitriser la langue !
Comme s'il suffisait aussi d'apprendre les mots d'une langue étrangère pour connaitre la langue de Goethe ou de Shakespeare !
Rien ne peut remplacer la réflexion des élèves, pas même les correcteurs orthographiques qui exigent au contraire la plus haute vigilance. En effet il faut repasser derrière et corriger. C'est une aide, tout au plus mais pour des consommateurs avertis !
Comment alors enseigner l'orthographe, ou du moins l’orthographe grammaticale, autrement que par les procédés de la grammaire traditionnelle ? Certaines méthodes, plus réflexives sont-elles plus efficaces ? Et pour qui ? Le salut viendra-t-il d'une profonde réforme de l'orthographe ?
Une constante: l'absence de compétence métalinguistique chez les élèves
Il ne suffit pas d'employer un vocabulaire métalinguistique (l'adjectif, le nom...) pour réaliser une objectivation sur le langage et nous savons tous combien les élèves (surtout s'ils sont jeunes) ont du mal à se départir d'une position sémantique et référentielle sur la langue. Mais les grammaires et la didactique ne favorisent pas cette réflexion, favorisant le plus souvent un engrangement de connaissances déclaratives suivi d'exercices d'application.
En effet l'enseignement de la grammaire reste le plus souvent très traditionnel, privilégiant des activités répétitives où la place de l'observation, de la manipulation, de la réflexion est laissée en friche. Trop souvent l'activité d'étiquetage prend la place d'une réelle activité métalinguistique. F. Grossman[1]( 1998: 92) souligne le fait que « l'étiquetage apparait souvent comme une sorte de pré-requis, alors qu'il devrait arriver au terme d'une démarche de découverte et de classement ». Il s’ensuit pour l'élève à la fois une attitude de soumission par rapport à la langue et à la norme, et un traitement de la tâche par le biais de trucs mnémotechniques, certes bien utiles dans certains cas, mais inefficaces si la réflexion ne vient pas les relayer. La langue a alors quelque chose de magique mais aussi de diablement mystérieux et parfois anxiogène. Autant dire que la « clarté cognitive » (cf . Fijalkow, Chauveau) est loin d'être réalisée sans cet entrainement à l'analyse et au questionnement.
Et pourtant les enfants sont capables très jeunes de faire des remarques métalinguistiques en dissociant le signe (oral ou écrit) de sa signification. Selon Gombert (1990 : 228.)des compétences épilinguistiques non conscientes précèdent les compétences métalinguistiques conscientes qui sont caractérisées par « une réflexion ou un contrôle délibéré sur le langage». Dès l'âge de quatre ou cinq ans, l'enfant peut parler de la langue comme d'un objet. Mais cette capacité est largement tributaire des interactions avec l'entourage, la mère dans un premier temps puis l'entourage proche qui stimulent ou non cet intérêt pour la forme de la langue, c’est-à-dire sans se limiter à l'aspect purement communicatif. L'enfant est naturellement fasciné par les sons et plus tard par les mots écrits et ne demande qu'à jouer avec la langue si on le stimule dès le plus jeune âge. C'est en ce sens que l'école a une responsabilité immense pour amener tous les élèves à se décentrer, à réfléchir sur la langue, notamment ceux issus de milieux populaires qui ont beaucoup de difficultés à entrer dans un usage méta du langage (Lahire,1993)[2].
Les activités grammaticales sont selon certains bien trop précoces à l'école et au-delà des capacités d'abstraction des élèves. Vygotsky(1935)[3] n'est pas de cet avis, à condition que l'apprentissage de l'abstraction se situe dans la zone dite « proximale de développement ». Pour cela sans doute faudrait-il revoir à la fois les contenus et la didactique de la grammaire.
Métalinguistique et rôle des représentations
En 1987, Kilcher-Hagedorn, Othenion-Girard et de Weck ont cherché à connaitre le « savoir grammatical des élèves » grâce à une vaste étude en classes primaires. Ils en ont conclu à un filtrage important par les élèves qui se font eux-mêmes des représentations de ce savoir, se le réappropriant souvent de façon très approximative :
« Les connaissances des élèves, faites à la fois de ce que l'enseignement cherche à leur transmettre et de leur savoir plus intuitif, forment ainsi un agglomérat composite et mouvant, souvent générateur de confusions »(Kilcher & alii., 1987[4]: 188).
Les élèves utilisent à la fois des critères de nature sémantique et d'autres formels, ce qui bat en brèche, d'après les auteurs, l'idée selon laquelle l'objectivation du langage est inaccessible à l'entrée de la scolarité. Ils remarquent surtout que le transfert est fort couteux sinon improbable :
« On peut s'attendre à ce que les conduites ne soient pas les mêmes lorsque la tâche diffère, par exemple lorsqu'il s'agit de reconnaitre des éléments appartenant à une catégorie particulière ou de donner une définition de cette catégorie . (…) Nous en concluons que le champ des élaborations grammaticales et des procédures de repérage correspondantes est limité, et que chaque fois qu'ils sont confrontés à une variation ou à une complexification de la tâche, les élèves doivent faire un effort assez couteux pour réussir à transposer correctement leur procédure » (ibidem. :191).
L' utilité de la grammaire pour la maitrise de la langue ne serait pas démontrée et relèverait plutôt du sens commun:
« Dans le domaine de l'enseignement de la langue maternelle, l'idée selon laquelle le travail grammatical fait à l'école est un moyen privilégié permettant d' accroitre la maitrise que l'enfant a de sa langue, bref la croyance à un effet de transfert du travail métalinguistique sur la performance langagière, relève d'une forme de « bon sens » commune à la majorité des enseignants » (ibidem.: 221)
L'importance de ces représentations a été soulignée par de nombreux auteurs (Braun- Lamesh, 1964, L. Desjarlais & A. Lazar, 1974, Witwer, Bronckart, Fayol, 1985...) qui ont étudié la place de la psychologie dans l'apprentissage : rôle et place de l'apprentissage implicite et explicite, de la mémoire, du transfert...
Les représentations ne sont accessibles à l'observateur que par le biais des erreurs. En effet, les élèves s'appuient sur leur savoir antérieur, sur le « déjà-là » pour orthographier et s'ils ne mobilisent pas leurs connaissances c'est souvent en raison d'un manque d'acquisition du concept du fait d'obstacles cognitifs, alors qu'ils connaissent la règle par cœur ! Or la didactique devrait prévoir ces obstacles cognitifs afin d'organiser des détours et des activités permettant aux élèves de les dépasser. D'où l'importance des situations problèmes qui en faisant émerger les représentations, facilitent leur dépassement. C'est pourquoi la répétition à l'identique est inefficace comme le souligne D. Cogis (2005 : 144)
« La répétition, privilégiée par l'enseignement traditionnel, conduit à rappeler aux élèves ce qu'ils savent déjà et laisse intactes les conceptions à l'origine des erreurs. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, ils refont les mêmes fautes (…) Mêmes s'ils réussissent leurs exercices [en général juste après la leçon /révision], même s'ils disent qu'ils ont compris, ils n'en continuent pas moins à penser comme auparavant ».
M. Fayol (2008: 200) s'interroge sur l'aveuglement régnant dans la pédagogie de l'orthographe qui demeure quasi inchangée :
« (…)de manière étonnante, le système scolaire français ne s'est jamais interrogé sur l'efficacité relative des enseignements orthographiques, comme si cette efficacité allait de soi ».
Notre langue fait partie des langues dites « opaques » (à l'inverse du latin, de l'allemand ou de l'italien), c'est-à-dire que notre écriture a peu de correspondance avec l'oral. Les réformes de l'orthographe auraient dû réduire ces écarts, mais malgré quelques réformes, elles n'ont pas suivi l'évolution de la langue pour des raisons largement idéologiques. Pour autant, la difficulté de notre orthographe n'est pas lexicale mais grammaticale, ainsi que le note D. Manesse ( 2007: 104) lors d'une étude comparative de tests orthographiques sur trois périodes éloignées (1877,1987, 2005):
« les connaissances nécessaires en français pour écrire sans fautes couvrent en réalité une large partie de la grammaire. Et l'absence de ces connaissances est à l'origine de nombreuses erreurs comme l'absence de réflexion ou de vigilance »
M. Fayol note tout comme D. Manesse une difficulté majeure dans l'acquisition de la morphologie :
« l'acquisition de la morphologie, aussi bien flexionnelle que dérivationnelle, repose sur deux processus: la mémorisation de formes orthographiques fréquemment rencontrées, éventuellement sous leur forme fléchie; l'extraction de régularités permettant la résolution partielle de la transcription des mots. La découverte spontanée et l'utilisation de règles semblent être l'exception, si elle ne survient jamais » (ibidem: 209).
On peut alors se poser la question de l'enseignement explicite des règles de grammaire censées faciliter l'acquisition de l'orthographe. Quelle part donner à la réflexion si une grande part de son acquisition repose sur de l'implicite ? L'analyse des erreurs des élèves et la pédagogie de la découverte inductive est-elle plus efficace que la pédagogie traditionnelle ?
Quelle grammaire ?
Un des objectifs de la recherche de Kilcher et alii. était d'évaluer l'efficacité des méthodes d'enseignement de la grammaire: la méthode dite traditionnelle se basant sur des catégories logico-sémantiques (ex: le verbe sert à dire ce que fait la personne) et celle basée sur la linguistique distributionnelle (« Maitrise du français », de Besson, Genoud, Lipp & Nussbaum en 1979. ) dans laquelle les aspects formels, morphosyntaxiques sont privilégiés. Il en ressort que les méthodes de la linguistique distributionnelle peuvent « stimuler la réflexion sur certains aspects de la langue » mais n'apportent pas de résultats différents concernant les activités langagières en général. Kilcher soulève la question des relations entre connaissances grammaticales et les activités langagières. Quant à la grammaire traditionnelle, il lui reproche surtout son illogisme et l'influence néfaste qu'elle a sur l'enfant, sur ses capacités de raisonnement puisqu'elle lui « apprend à se soumettre à des règles peu explicites, qui ne s'appliquent qu'à une partie de la langue, mais qui constituent le gage de la réussite scolaire » (ibidem.: 12).
Chervel (1977) a particulièrement étudié la formation des grammaires scolaires qui ont d'après lui pour fondement l'enseignement de l'orthographe. Ces grammaires n'ont de grammaire que le nom, elles sont le fruit d'un bricolage savant. Or cette pseudo « théorie » grammaticale, cette « grammaire scolaire » est pour André Chervel une « imposture » d'où les illogismes nombreux et les contrexemples qu'elle se gardait bien de fournir. En ce sens, elle est une bien mauvaise transposition didactique, le savoir savant étant, loin s'en faut, escamoté, même pour des enfants.
Son deuxième défaut et non le moindre c'est son inefficacité. C'est un enseignement tyrannique, auquel il faut consacrer un temps énorme ! Certains inspecteurs (Félix Pécaut, Ferdinand Buisson) tentèrent bien de remettre en cause cet abus d' l'orthographe afin de laisser la place à d'autres enseignements et surtout à un éveil de l'esprit:
« Eveillez-les à ces idées nouvelles, faites leur apparaitre ce spectacle de l'infini », recommandait F. Buisson en 1878 (cité par Chervel, 1978[5]: 127).
L' étau de l'orthographe ne va pas se desserrer de sitôt malgré quelques tentatives. Un inspecteur général, Irénée Carré, préconise en effet dès 1889 une orthographe minimale:
« Il y a une orthographe qu'on pourrait qualifier de « suffisante » pour un élève qui sort de l'école primaire: c'est la seule qu’il faille lui demander; s'il en fait la preuve, il mérite qu'on lui donne pour sa dictée 10 ou 9 ». (ibidem. P 130).
Ferdinand Bruno (1887, 1889, 1909, 1920) lui aussi a fermement défendu un renouvèlement de l'enseignement grammatical qu'il jugeait non scientifique et abêtissant pour l'élève :
« Comme le maitre ne peut presque jamais rendre raison des règles (…) qu'il enseigne, qu'il ne peut que faire constater à chaque pas des faits injustifiés et incohérents, il est obligé d'imposer tel enseignement, d'habituer son élève à accepter sans répugnance les choses les plus incompréhensibles et les plus visiblement absurdes, et cela est abêtissant et contréducatif.»
(F. Bruno, cité par H. Besse[6], p30, in « Ferdinand Bruno, Méthodologie de l'enseignement de la grammaire du Français », Histoire, Epistémologie, Langage, tome XVII, fascicule 1, 1995, p 42-74).
Il est pour une approche inductive de la grammaire qui doit aussi être avant tout fonctionnelle. Il préfère enseigner la langue plutôt que la grammaire, et se méfie du dévoiement opéré par l'abus d'orthographe qui est le véritable « fléau de l'école »(ibidem. : 63) Il a une vision libératrice de l'enseignement de la langue:
« Que veut-on ? Que doit-on vouloir ? Faire des grammairiens ? Nullement. La grammaire ne doit pas être enseignée pour elle-même. L'enfant vient à l'école primaire pour apprendre la langue » (F. Bruno, cité par H. Besse, ibidem. p. 55 ).
Mais la « crise du français » est passée par là, les réformes ayant occasionné une baisse du niveau de l'orthographe, du moins le pense-t-on ! Les enseignants continueront contre vents et marées à enseigner la sacrosainte orthographe, fleuron de l'école républicaine.
Le plus surprenant c'est que le frein vient non des politiques mais des praticiens eux-mêmes qui renâclent à abandonner une discipline si difficile, pour laquelle ils ont tant donné.
Les travaux de la commission Rouchette entre 1960 et 1970 ont tenté de renouveler l'enseignement grammatical à l'école élémentaire grâce aux équipes de l'INRP et à l'expérimentation menée dans les écoles normales. Et aux apports de la linguistique, la recherche en Didactique du français n'a pas abouti à une révolution dans l'enseignement de la grammaire, hormis un léger remaniement de la terminologie qui ne fut pas toujours compris par les enseignants, le vieux cohabitant avec le neuf. La grammaire structurale en 1970 n'a pas été à la hauteur des espérances, le transfert des connaissances ne s'effectuant pas plus que dans la pédagogie traditionnelle. La pédagogie de la communication vers 1980, l'oral et sa variation n'étant toujours que peu ou pas (cf. la variation) pris en compte dans les instructions officielles. Par compte la linguistique textuelle a été adoptée au collège, mais pas à l'école primaire où l'étude de la phrase reste la référence. Quelques timides tentatives ont eu lieu de la part de didacticiens engagés, tels Evelyne Charmeux par exemple. Les apports de la psychologie cognitive et des méthodes socioconstructivistes (l'enseignement « stratégique » en Amérique du Nord, cf. Tardif). Elles sont peu présentes en France qui a peu innové à l'école primaire depuis le plan Rouchette, malgré l'avancée des IO de 2002 sur l'Observation réfléchie de la langue.
Par contre, le Canada (Québec) et la Suisse ont été pionniers à promouvoir un changement dans l'enseignement de la grammaire. A l'inverse des transpositions hâtives des données de la linguistique dans les années 1980, ils ont cherché à reconfigurer la didactique en intégrant à la fois les données de la psychologie cognitive et de la linguistique.
Cependant comme nous l'avons signalé, l'efficacité de ces grammaires rénovées ou démarches didactiques axées sur le socioconstructivisme est encore à démontrer.
Des études ont ainsi montré combien la pédagogie socioconstructiviste, inductive, était contreproductive chez certains élèves, notamment ceux les plus en difficulté. Certains travaux de synthèse ont fait également le point sur l’efficacité de plusieurs « méthodes pédagogiques », notamment celles centrées sur l’enseignement ou celles centrées sur l’élève[7] . Ainsi contre toute attente, les méthodes centrées sur l’élève ne donnent pas les résultats escomptés et ce serait plutôt l’enseignement explicite qui donnerait les meilleurs résultats surtout chez les élèves défavorisés (Bru, 2006[8] :106) :
Et même alors que l’on peut penser que les méthodes centrées sur l’élève favorisent plus que les autres les habiletés personnelles sur les plans intellectuel et affectif, c’est le contraire qui se produit. Au final, donc, l’enseignement direct ou enseignement explicite serait le meilleur moyen de faire progresser significativement les élèves en général mais surtout les élèves des milieux défavorisés ».
La France observe actuellement un net retour vers des méthodes traditionnelles et transmissives, bien que les IO de 2008 ne préconisent aucune méthode particulière. Or plus que jamais nous devons apprendre à nos élèves à avoir un sens critique, les aider à se construire en tant que personnes libres et autonomes. Et cela passe aussi par la grammaire et l'orthographe, dans la façon que nous avons, nous, enseignants, de leur enseigner la langue par delà toute visée ou position idéologique.
Enseigner une posture métalinguistique, l' « ortografe » et construire un autre regard sur la langue...
Nous leur demandons d'avoir des compétences métalinguistiques, c'est-à-dire cette aptitude à avoir un regard distancé sur la langue alors que nous leur enseignons très peu cette compétence et que seuls ceux qui y ont été entrainés hors école, dans le milieu familial, parviennent à répondre à nos exigences. Et pourtant ces élèves sont capables d'avoir une posture métalinguistique si on les y encourage, si on ne sanctionne pas trop vite ou d'emblée leurs erreurs, si on s'appuie comme d'aucuns le préconisent (cf. M-M Bertucci[9]) sur la langue des élèves.
Il faut partir de ce que les élèves savent pour construire la langue normée et standard et non leur imposer une langue étrangère, fût-elle française. Elle est d'ailleurs étrangère, tout ou en partie, pour bon nombre d'entre eux de nos jours et nous ne pourrons plus longtemps faire abstraction de cette donnée dans notre pédagogie, ce qui nous amènera à une plus juste considération de la norme.
Je crois fermement à un enseignement de la grammaire (et de l'orthographe qui en est une partie) qui soit un plaisir, de la même façon que l'enfant, cet infatigable chercheur, apprend sa langue, c'est-à-dire sans grand effort et dans la joie. Nous devrions apprendre la langue comme l'étranger l'apprend, c'est-à-dire en communiquant, les règles étant apprises en situation. Apprendre aussi que les règles sont toujours contextuelles. Découvrir que la langue est vivante, diverse et que personne n'a l'exclusivité du bon langage. Replacer la norme à sa juste place, la connaitre, savoir l'employer et la maitriser, mais ne pas la subir. L'orthographe doit être maitrisée, indiscutablement, sous peine de creuser à jamais une fracture sociale mais de grâce, elle ne devrait pas être assortie de tant de labeur et de dégout, sinon de peur.
D'ailleurs nous avons trop attendu, et les partisans du non interventionisme en orthographe auront quelques soucis à se faire : la génération actuelle a « anticipé » les rectifications, se libérant d'un trop lourd carcan et nous montre avec éclat qu'elle est capable d'écrire, d'utiliser l'outil de la langue, à sa façon, pour communiquer : écriture plus ou moins phonétique dans les forums de discussion, dans les mails, nouveau code dans les textos où une contrainte de place a créé un nouveau langage. D'ailleurs nous sommes bien en peine de décoder parfois ce code, et aurions bien besoin d'un dictionnaire (il existe !). Qu'on se le dise: les jeunes ont dépassé les rectifications orthographiques et n'ont que faire d'un accent de plus ou de moins, d'une lettre redoublée ou pas, d'un accent grave ou aigu, d'un tiret ou pas dans les mots composés.
Le problème est pourtant grave : comment éviter une nation à deux vitesses, entre ceux qui auront une langue soutenue, valorisée, reconnue, permettant l'accès à l'emploi de haut niveau et ceux qui écriront mais sans pouvoir dépasser la connivence ? C'est ceux là aussi qui seront la proie des marchands de tous ordres et des dictateurs en puissance. Celui qui sait « bien écrire » est polyvalent, il sait aussi écrire des textos (ou peut l'apprendre), des mails avec des abréviations ou quelques fautes d'orthographe qu'il peut aisément corriger grâce à une relecture attentive. Il sait aussi manier le verbe et réfléchir, c'est-à-dire revenir sur sa pensée … et ses mots !
La langue nationale est construite, elle n'est pas en péril et nous communiquons très bien de Lille à Marseille. N'ayons pas peur des mots étrangers, inutile de franciser (d'ailleurs les publicistes l'ont bien compris qui utilisent à l'envi les termes étrangers, notamment anglais parce que cette langue est actuellement fortement valorisée), ces mots traduisent souvent l'intraduisible. Les états deviennent de fait multilingues, plurilingues. L'école a tout à gagner à intégrer cette donnée.
Jouons avec les mots, décomplexons nous, créons, n'ayons pas peur des néologismes. Permettons nous quelques « erreurs » d'orthographe, « fautes » vénielles jamais mortelles... Apprenons surtout à écrire, à exprimer notre pensée avec justesse.
La didactique de l' « ortografe » est à repenser. Nous avons un énorme chantier devant nous. Il est urgent de réformer l'orthographe, non pas d'imposer de nouvelles règles, mais d'apporter une certaine logique et surtout une souplesse. Mais n'attendons pas trop de cette réforme tant attendue par certains, tant redoutée par d'autres, mais surtout tant de fois avortée.
Et pour qu'elle ne reste pas lettre morte, tentons surtout de changer notre regard sur la langue, les langues. Et la didactique suivra, peut-être...
[1]DOLZ, J. ; MEYER, J.-C. (dir.), (1998), Activités métalangagières et enseignement du français, actes des journées d’étude en didactique du français (Cartigny, 1997), Paris, Peter Lang.
[2]LAHIRE, B., (1993), Culture écrite et inégalités scolaires, sociologie de l’ « échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, PUL.
[3]VYGOTSKI, L. S. (1935). Le langage et la pensée. Paris, Editions sociales, 1985.
[4]KILCHER-HAGEDOM, H.; OTHENIN-GIRARD, C. ; DE WECK, G., (1987), Le savoir grammatical des élèves. Berne, Peter Lang.
[5]CHERVEL, A. ( 1998), La culture scolaire, une approche historique », Paris, Belin.
[6]H. Besse, (1995), « Ferdinand Bruno, Méthodologie de l'enseignement de la grammaire du Français », in CHISS, J.-L, COSTE, D. (1995) (dir.) Théorie du langage et enseignement / apprentissage des langues (fin du XIXe siècle /début du XXe siècle), Histoire, épistémologie, langage, tome XVII-fascicule 1, 1995.
[7]cf. S. Bissonnette et al., RFP n° 150, 2005.
[8]BRU, M. (2006). Les méthodes en pédagogie, Paris: PUF.
[9]BERTUCCI, M.-M., CORBLIN, C. (2004) (dir.). Quel français à l'école ? : les programmes de français face à la diversité linguistique. Paris: l'Harmattan