Association française pour l’enseignement du français

Lycée général

  • 02
    Mai

    Marivaudage en banlieue : Kiffer ou esquiver, là est la question

    La langue : une crise et un chantier. La Régionale de Poitiers relève le défi à partir du film L'Esquive, de la langue des cités et de l'image du théâtre qui y sont présentes.

    Le film d'Abdellatif Kechiche l'Esquive commence dans la violence verbale d'une bande de garçons fomentant une expédition punitive contre une cité voisine, pour s'achever en douceur sur la représentation de la pièce de Marivaux le Jeu de l'Amour et du Hasard. Entre temps, ces jeunes auront répété leur texte dans les espaces verts de la cité ou en classe de français, tout en assumant tant bien que mal les difficultés quotidiennes des amours contrariées, des conflits entre ami(e)s, des pères en prison, des contrôles policiers, et surtout de la "pression" que le groupe met sur chaque individu dans la cité. A première vue, la langue quotidienne de ces jeunes exprime sans fard et sans apprêt ce qu'ils sont, ce qu'ils éprouvent réellement, alors que celle de Marivaux, subtile et théâtrale, réclamant costumes et accessoires, implique tout un travail sur le paraître. Au-delà de l'opposition entre ces deux langages extrêmes, il sera intéressant de chercher comment l'enchâssement de l'un dans l'autre nous invite à questionner la langue, pour nous demander dans quelle mesure celle-ci est l'expression de l'être ou du paraître des personnages qui l'utilisent.

    I) Statut et fonction de la langue dans le film l'Esquive

    a) Paroles de violence

    Ce qui frappe tout d'abord, c'est la violence du langage utilisé, que le spectateur subit lui-même comme une agression, incapable qu'il est de comprendre pendant les dix premières minutes ce qui se dit là, dans une langue étrangère pour lui, dans un débit extrêmement rapide, d'autant que les jeunes acteurs crient le plus souvent. Dans la scène inaugurale, un ch'ur de garçons évoque gravement les ennuis de l'un d'entre eux avec une autre bande, et les représailles qui s'ensuivront logiquement. "J'vais y aller, et j'vais tous leur niquer leur mère ' Y en a un, j'vais l'serrer, j'vais l'séquestrer, sa mère, ce fils de pute". Entre les filles circule la même parole rude :"Putain, elle me soûle, cette meuf ! ' tu viens, tu m'casses les couilles. Y t'prend quoi, là ?" Plus tard, nous assisterons à une scène de fouille policière dans laquelle les filles sont victimes de brutalités particulièrement éprouvantes :"ferme ta gueule, s'te plait ' boucle la, ta gueule, d'accord ? Alors les mains dans le dos, les mains dans le dos, putain de ta race."
    Le spectateur comprend assez vite que pour ces jeunes la violence verbale est une arme défensive, une protection obligatoire contre la violence ambiante. On agresse en paroles pour cacher sa peur ou pour dominer, on coupe la parole pour avoir le dernier mot, on assène les insultes comme à coups de batte de base-ball. Ce langage est aussi un moyen de reconnaissance, un uniforme langagier qui aide à se fondre dans le groupe. Les filles profèrent des grossièretés de garçons ("on n'en a rien à branler", "tu me casses les couilles") comme elles portent des jeans, des vêtements dissimulant leurs formes, pour se défendre des attaques, signifier leur appartenance au groupe, et montrer qu'elles ne se laisseront pas faire.
    L'image, les cadrages et les mouvements de caméra renvoient à la même idée, celle de l'enfermement dans l'univers de la cité, le malaise, les pièges que constituent les entrées d' immeubles, les haies qui bornent la vue, les descentes de caves, et surtout ces fenêtres aveugles derrière lesquelles tout le monde peut vous voir. Du coup, les jeunes n'ont d'autre choix que de paraître être ce qu'on veut qu'ils soient.

    b) L'art de passer d'un parler à l'autre
    Les jeunes du film sont tout à fait capables de parler un français normal dans un débit normal quand ils ne sont pas en représentation ; ils s'avèrent même calmes. En classe, ils emploient grosso modo le vocabulaire que le professeur attend d'eux, et comprennent parfaitement ses questions. Ils abandonnent leur débit rapide et leur verlan dès que c'est nécessaire et même la langue difficile de Marivaux ne semble pas leur poser problème : mis à part Krimo, aucun des comédiens ne bute sur le texte, et quand la professeur veut s'assurer qu'ils ont compris, ils sont parfaitement capables d'expliquer la situation « Je fais la pauvre dans l'histoire, je suis la bonne de elle et moi je dois faire la riche. Et elle c'est la riche et elle doit faire la pauvre ». Ils jonglent donc habilement entre le "parler normal" et le "parler cité", au gré des besoins, des situations, des émotions. Mais cette faculté du « double-parler » qu'on leur attribue dans le film ne perd-elle pas de sa crédibilité dans la mesure où toutes les scènes du film qui se déroulent en classe de français semblent peu vraisemblables ? En effet, l'ensemble des élèves apparaît particulièrement passif et docile, et la manière dont est abordé le théâtre dans cette classe semble peu propice à créer un véritable engouement chez les élèves. Pourtant, Lydia et ses amis n'hésitent à passer leurs samedis après-midi à répéter et Lydia va même jusqu'à se faire tailler un costume.

    b) Fonction affective et sociale du langage des cités
    Observons plus en détail cette langue. Elle est essentiellement constituée d'attaques verbales, redites, expressions reprises en écho, amplifications. Certes les mots sont crus dans le parler « cité ». Mais comme l'expliquent eux-mêmes les jeunes comédiens dans l'entretien mené par Florence Aubenas et paru dans le cahier cinéma de Libération du 7 janvier 2004, "les paroles ont l'air vulgaires et violentes, mais c'est tout le contraire. On 'utilise les parler-cité surtout quand on est ému". Quand Frida s'énerve contre Lydia, parce que celle-ci arrive en retard à la répétition, parce qu'elle ose imposer Krimo comme spectateur, parce que Lydia l'interrompt tout le temps pour critiquer sa façon de jouer, son émotion s'exprime dans les redites, les exclamations, les interjections. L'indignation ouvre la bonde des insultes, mais l'agressivité se limite aux mots et ces attaques ne troublent pas Lydia, parce qu'elle sait bien que l'amitié entre filles n'est nullement compromise par les criailleries de Frida. D'ailleurs, ce langage peut être aussi joyeux, inventif et poétique. Lydia lance avec une évidente jubilation ses "mabrouk" ou ses "tahib", sans parler de son superbe néologisme "s'éventailler". Elle veut que ses copines lui répètent dix fois combien sa robe est jolie, parce que ça rendra son costume de théâtre dix fois plus précieux à ses propres yeux.
    Ajoutons à cette fonction affective de la langue des cités sa fonction sociale. Tous les procédés phatiques, interjections, reprises, parallélismes, jeux d'esprit, anadiploses, retournements et jeux sur les mots constituent un apparat langagier chargé de gonfler les propos échangés, d'augmenter le débit sonore, d'occuper le terrain, de parader. L'accélération du rythme et l'exagération de l'accent "beur" contribuent aussi à impressionner le locuteur ou à amplifier l'effet de ch'ur pour faire monter la passion collective. On se sent fort quand on parle tous ensemble et les joutes oratoires permettent de faire émerger des vainqueurs. On retrouve d'ailleurs le même fonction de la langue dans les duels de tchatch issus du milieu populaire toulousain ou dans les combats de mots,et les matches de slam.

    II) L'interpénétration de deux langages

    a) La langue des cités, une parole théâtrale
    "Le sabir coloré des ados de banlieue s'harmonise avec les imparfaits du subjonctif de Marivaux", remarque justement Pierre Murat dans Télérama. Le rapprochement saugrenu des deux langues fait progressivement prendre conscience de l'extrême théâtralité du langage des cités. La première scène du film, on l'a vu, est une scène de ch'ur où les paroles reprises en échos forment un leitmotiv d'opéra qui va crescendo jusqu'à la décision finale : "vas-y, vas-y, go, on va à la place" (andiamo). Les répétitions se déroulent dans une sorte d'orchestra entouré de gradins de béton, et la cité tout entière se transforme en amphithéâtre où les échanges de paroles trouvent un espace de vraie liberté. On peut également y voir une sorte de forum ou d'agora, dans la mesure où c'est le lieu privilégié pour débattre en groupe de questions privées ou publiques (Magali qui kiffe encore Krimo conserve-t-elle des droits sur lui, même si elle l'a éconduit ? Lydia kiffera-t-elle Krimo ? Un garçon peut-il, sans perdre la face, devenir un "bouffon" en faisant du théâtre ? Ne parlons même pas du rôle économique de ce forum où l'on troque des vêtements de marque sans doute volés contre une casaque d'Arlequin et contre un rôle de bouffon.

    b) La langue de Marivaux
    Inversement, grâce à la confrontation des deux univers que le film nous propose, on pourra entrevoir une lecture un peu dépoussiérée du texte de Marivaux. D'abord une évidence s'impose à nous : ces jeunes acteurs de quinze ans ont l'âge du rôle, alors que les textes de Marivaux, comme ceux de Racine, sont souvent confiés en raison de leur difficulté à des comédiens expérimentés et plus tout jeunes. Du coup, la fonction du "jeu" apparaît plus naturelle entre adolescents et l'on rit des propos désabusés de Sylvia concernant les couples mariés dans la première scène. Elle persifle sur Ergaste, Léandre, Tersandre, elle est revenue de tout, ne croit plus au mariage, et elle n'a que quinze ans. La proximité des deux textes nous montre aussi clairement la fonction de parade du langage chez Marivaux : on parle pour éblouir, séduire, pour chercher chez l'autre le défaut de la cuirasse, pour avoir le dernier mot. Il s'agit de dominer l'autre, de ne pas se faire avoir.

    c) La violence subie par les jeunes gens chez Marivaux
    Il s'agit d'une violence feutrée, rien n'est vraiment grave en apparence. Mais voyez comme Monsieur Orgon et Mario jouent à tirer les ficelles, à manipuler les jeunes gens et à les faire souffrir, pour leur bien semble-t-il ' Ils écoutent aux portes, rient, donnent des ordres auxquels on ne comprend rien. Ils leur "mettent la pression", comme on dit. Les jeunes gens se débattent, perdent pied, capitulent. Mais la vraie défaite, c'est celle des valets, dépouillés de leur rêves et renvoyés à leur condition. Comme l'explique très bien la prof, "on est complètement prisonnier de notre condition sociale ' on se débarrasse pas d'un langage, d'un certain type de sujet de conversation, d'une manière de s'exprimer, de se tenir, qui indique d'où on vient. ' Il n'y a pas de hasard mais il n'y a pas non plus d'amour".

    d) Une parole de vérité, être et non plus paraître
    Chez Marivaux, le masque est nécessaire pour mettre à nu la vérité des c'urs. Le langage des banlieues, quant à lui, s'exhibe comme un masque pour mieux dissimuler ce qu'il a à révéler. Ce n'est qu'après avoir joué jusqu'au bout son rôle de Lisette que Lydia, redevenue une vraie « pauvre » et ayant ré-endossé son blouson de jean, pourra essayer de récupérer Krimo en l'appelant doucement par son nom, plantée sous sa fenêtre, enfin débarrassée de tout spectateur. Cette scène marque la victoire de celui qui a été humilié, le retour à la réalité : désormais le temps de l'esquive est fini. Le marivaudage aura bien atteint son but, finalement, l'expression des sentiments vrais.

    III) Jouer Marivaux en banlieue

    a) La transgression des codes
    Jouer Marivaux c'est déjà un grand acte de courage : cela suppose de transgresser les lois de la bande. Lydia traverse la cité dans un costume de « vraie boufonne », arrive en retard à la répétition, y impose un spectateur indésirable, prétend jouer la metteuse en scène en critiquant l'interprétation de Frida qui joue Sylvia, et dans la foulée, elle refuse de faire connaître aux autres l'état de ses sentiments pour Krimo. Avec ses yeux bleux, ses cheveux blonds qu'elle porte longs, sa silhouette menue peu appréciée des garçons ("pas d'einss ni cul, , rien du tout, nada, rien ' elle pue la merde" juge Slam en connaisseur), elle est atypique et assume sereinement sa différence, qui lui donne du coup l'audace d'affronter dans le jeu dramatique l'oppression sociale qui frappe le personnage de Lisette. Pourtant elle est parfaitement intégrée dans sa cité dont elle a adopté langage et rites, comme Lisette parvient tout naturellement à jouer le rôle de sa maîtresse. Rachid lui aussi joue très correctement son rôle d'Arlequin, contrairement au pitoyable Krimo. Nous nous sommes demandé la raison d'être de ce qui nous a d'abord semblé une grossière erreur, le costume d'Arlequin qui n'est pas seulement ridicule, (pas un jeune d'aujourd'hui n'accepterait de le porter), mais qui fait contre-sens, puisque Arlequin se faisant passer pour Dorante devrait porter un costume de maître. De même, pourquoi le metteur en scène (ou la professeur) n'ont-ils pas confié au beau Rachid le rôle de Dorante, préférant le donner à "une jeune fille black", alors qu'un jeune black en Arlequin aurait pu faire merveille ?
    L'hypothèse que nous proposerons est la suivante. Si Rachid s'exhibe en classe dans son costume voyant, c'est une façon d'affirmer sa suprématie : il est au-dessus des attaques ou du ridicule et a le droit de fixer ses propres règles, ce qui n'est pas le cas de Krimo, qui a acheté très cher le rôle et le costume, pour se retrouver dans une situation intenable. Pourtant, comme son personnage, toute honte bue, il finira par avoir celle qu'il aime. En attendant, il traîne son manteau d'Arlequin comme une marque de sa damnation, il accepte de se faire traiter de "bouffon", de "pédé", de "bâtard", il est en butte aux moqueries des filles et à l'exaspération de sa professeur. En cela, il est bien comme Arlequin, un paria, un bâtard, et son costume le prouve. On pourrait ajouter que le rôle oblige le taciturne Krimo à parler (il n'a pas plus le choix qu'Arlequin) et à recourir à une forme de langage qu'il manie mal parce qu'elle lui est étrangère. Ceci dit, essayez vous-même de prononcer la réplique suivante : "Enfin, ma reine, je vous vois et je ne vous quitte plus ; car j'ai trop pâti d'avoir manqué de votre présence, et j'ai vu que vous esquiviez la mienne.". Surtout quand c'est le verlan qui vous vient spontanément. Entendant Lydia lui rendre compte des douceurs laconiques susurrées par Krimo au cours d'une répétition en tête à tête, Nanou s'inquiète :"Il t'a pas dit des trucs mystiques ou quoi, là ?", Lydia la rassure :"Après j'ai vesqui et voilà, c'est tout".

    b) S'approprier une culture ?
    Lydia est l'image parfaite de ces filles de banlieues qui ont le courage et l'intelligence d'accéder à la culture proposée par l'école, parce qu'elle sait parfaitement d'où elle parle et comment elle doit s'y prendre. Dans ce domaine, l'enseignante (qui, soit dit en passant, aurait bien besoin de suivre des stages de formation et de lire l'excellent ouvrage de Chantal Dulibine et Bernard Grosjean Coups de théâtre en classe entière) fait preuve de moins de discernement que ses élèves, incapable de les rejoindre dans leur langage. "Lisette vient de nous dire qu'Arlequin craquait pour elle, hein. Vous vous souvenez ? Je sais pas si vous dites encore "craquer" d'ailleurs." Aucun jeune ne juge utile de lui enseigner qu'on peut dire "kiffer", "serrer" mais qu'ils comprennent très bien aussi "le c'ur de Dorante va bien vite ' demain je me garantis adorée".

    Même si le film l'Esquive est une comédie, nous terminerons sur une image qui aura sans doute remué le c'ur de tous les enseignants. Quand les policiers fouillent les filles, les insultant, les brutalisant à grands coups de matraque, ils ne trouvent rien d'autre qu'un petit livre de poche, le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, qui demeure abandonné sur le capot de la voiture. Espérons que dans un monde où un tel livre devient un objet éminemment suspect, il y aura encore beaucoup de Frida, de Lydia et de Rachid pour aimer prononcer les répliques de Marivaux, et pour goûter la volupté de se sentir exister par le pouvoir des mots.

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