Marie des grenouilles, Jean-Claude Grunberg
Recommandé pour la sixième sur les listes d’ouvrages pour la jeunesse de l’Éducation nationale.
©Actes Sud, 2003 pour le texte original. Les références utilisées dans le présent billet concernent ©Flammarion 2012, collection « Étonnantissimes », dont le texte est accompagné d’illustrations de Mauro Mazzari et qui est précédé d’un dossier très éclairant par Hélène Monnot.
Place du répertoire théâtral contemporain pour la jeunesse dans la classe
Le dossier introductif de l’édition Flammarion ci-dessus, synthétique, nous apporte bon nombre d’indications utiles. Quelques éléments sur la biographie de Jean-Claude Grumberg éclairent l’importance de certains thèmes dans son théâtre, comme le pacifisme : « Brillant : La paix est bonne pour tout le monde. / Le Chambellan : Pas quand elle est contraire à l’honneur, à la bravoure, à la chevalerie. Qui refuse de se battre n’est pas digne d’être notre roi. »(p.53) Mais Brillant ne varie pas dans ses valeurs :« Il n’y a pas de milieu : la guerre ou la diplomatie, la force brutale ou la matière grise ». (p.67). On comprend aussi la vigilance face à la montée de la xénophobie qui a motivé l’écriture de Marie des Grenouilles en mai 2002 : la pièce qui voit l’affrontement de deux princes Sanguinaire, ex-grenouille de la race des sanguinaires du Mexique et Brillant, de la race des phosphorescentes. Lorsque Brillant et Marie, lassés de la vie parmi des hommes en guerre permanente, ont choisi de redevenir grenouilles, les sanguinaires qui ont pris le pouvoir sur l’étang ont aussi imposé des lois racistes et prétendent les séparer en leur imposant l’apartheid : Marie, « reinette » devenue rainette devant être parquée avec celles de sa race et Brillant avec les phosphorescentes. Nous pouvons bien sûr prolonger cette thématique ou introduire des extraits de Marie des grenouilles dans un réseau, ou groupement de textes à dominante thématique, sur cette base (pour mémoire, en 2005, la pièce était recommandée pour le cycle 3)
Le dossier attire notre attention sur le prologue – sa place dans le théâtre depuis la Grèce – la forme particulière qu’il imprime à la pièce, puisque le coryphée est ici un conteur, et sur les sources d’inspiration auxquelles s’est nourri l’imaginaire de l’auteur et avec lesquelles des mises en réseau sont possibles : Cendrillon, Peau d’Âne (la figure du défunt père de Marie n’est guère brillante),Le Roi grenouille des frères Grimm, des contes populaires européens comme La Fiancée grenouille, Ulysse ou Goupil ou Le chat botté de Perrault sont convoqués pour éclairer la figure du prince Brillant qui, par la ruse, triomphe de la force. Ce prologue peut aussi se lire en référence à la Bible, la terre de la « nuit des temps, dans l’obscurité des âges » ayant à voir avec un jardin d’Eden peuplé de batraciens qui n’échappent pas à la chute, c’est-à-dire à la condition humaine pour, animale Babel, avoir cultivé leurs différences. On peut également rapprocher Marie des grenouilles, pièce porteuse d’une morale, des fables, en particulier « Les Grenouilles qui demandent un roi » (La Fontaine, III-4 ou Ésope) ou l’intégrer à un réseau sur les Métamorphoses.
Enfin le dossier pointe quelques formes de comique à explorer et dont les références seront sans doute parfois à expliciter : il n’est pas sûr que tous nos élèves comprennent le rapprochement des grenouilles et de la météo !
Un aspect utile dans beaucoup de nos classes est cependant laissé de côté : le langage utilisé et ses références dans l’histoire de la langue. Dans beaucoup de classes de sixième, l’étude du théâtre se trouve réduite à une pièce de Molière (culture patrimoniale oblige) secondaire – Le Médecin volant par exemple – qui a le mérite de sembler plus abordable du fait de sa longueur réduite et de nous permettre de rompre la monotonie que risque d’engendrer la récurrence de l’étude du Médecin malgré lui. Las ! L’ « étrangeté » (pour ne pas dire la xénité…) de la langue du XVIIème siècle, jointe à celle du contexte spatio-temporel, demeure un obstacle infranchissable pour beaucoup. Or le même programme qui impose une pièce du père de la Comédie Française – en laissant la liberté que ce soit sous forme d’extraits, impose aussi d’étudier une courte pièce d’un auteur contemporain. Certes le programme cite les noms de trois auteurs, Tardieu, Dubillard et Obaldia qui sont des ainés pour Jean-Claude Grumberg, mais c’est en indiquant explicitement que ces noms sont donnés à titre d’exemple. On est dès lors libres de découvrir des caractéristiques que l’on retrouvera dans la langue de Molière, sans y ajouter les difficultés de l’écart spatio-temporel, en soutenant au contraire cette étude par l’actualité des problématiques abordées et la distance et peut-être la familiarité introduites par la fable, ses métamorphoses animalières, ses fées...
Intérêt de l’observation de la langue dans Marie des grenouilles…
Plus certainement encore, ce travail sur quelques aspects de la langue de Marie des grenouilles permet de « dénaturaliser » la langue de communication telle que la pratiquent les élèves, d’en faire un état possible parmi d’autres et, en démontant les mécanismes qui permettent le jeu littéraire avec les codes linguistiques, de dédramatiser l’écart et d’initier la construction d’une attitude « cultivée » par rapport à l’écart linguistique. Ainsi, on pourra distinguer différentes formes d’écarts par rapport aux usages courants.
D’abord ceux qui renvoient à un état ancien de la langue : en observant le lexique on distinguera des mots vieillis totalement sortis de l’usage : « preux, quérir… », d’autres qui correspondent à des réalités qui ne subsistent qu’à l’état de traces historiques d’une réalité matérielle disparue mais qui parle vraiment à l’imaginaire : « les douves…», d’autres qui tirent leur effet dérangeant d’un changement de sens dans les usages familiers : « qu’on aille quérir les grenouilles afin qu’une à une la princesse les baise. » (p. 18) – au lycée encore, les merveilleux vers de Louise Labé provoquent ricanements et rougeurs, nous devons apprendre à faire avec la longue liste des mots connotés sexuellement ; d’autres sont inconnus ou peu connus parce qu’ils correspondent tantôt à un usage scientifique ou technique –la « rotondité » (de la terre) –ou familier comme dans le texte : « Jamais, jamais je ne poserai mes royales lèvres sur des rotondités baveuses et boutonnantes ! Jamais ! », s’exclame Cunégonda (p. 18), car le même mot, appliqué aux rondeurs de quelqu’un qui a de l’embonpoint, devient selon Larousse, familier. Un second aspect renvoie à un usage fréquent dans la langue du XVIIème siècle et s’avère déstabilisant pour bon nombre d’élèves : l’ordre des mots est inhabituel, au moins dans le discours de certains personnages : « afin qu’une à une la princesse les baise » (p. 18), « obéir aux royales volontés de feu votre royal paternel » (p. 19), « si prince tu fus » (p.25). D’une façon générale, on peut faire remarquer la tendance à avancer dans la phrase un élément que l’on veut mettre en valeur (phénomènes de thématisation et de qualifiance). Ces traits linguistiques permettent de marquer aussi bien l’éloignement hors du temps que le fait que les personnages qui y recourent de façon privilégiée sont deux princesses, Cunégonda et Virginita, et le Chambellan, tous trois imbus de leurs pouvoirs (on peut également étudier à travers leurs discours les procédés de l’injonction) et de leur statut. Ils se perçoivent comme au-dessus du commun des mortels, et de Marie la souillonne, leur demi-sœur dont ils ont pourtant bien besoin : « Cette souillonne n’est pas de sang royal, que je sache… » (p. 21).
Il semble nécessaire d’expliciter les décalages entre les registres de langue utilisés puisque dans une même réplique peuvent coexister des tournures vieillies, marques possibles de distinction, et des expressions familières (cf. ci-dessus la citation de la p. 19) voire tout à fait grossières. Il est difficile pour les élèves d’évaluer seuls la nature des écarts. Ils peuvent percevoir des expressions comme étrangères à leur/l’usage commun et se tromper sur leur degré de correction : les mots mêmes nous disent qu’il est logique d’avoir plus de proximité avec des expressions que les dictionnaires qualifient de familières qu’avec des archaïsmes. Des caractéristiques linguistiques que nous pouvons penser « ludiques » parce qu’elles participent au comique de la pièce sont ainsi de véritables pièges pour un certain nombre d’élèves, si on ne les aide pas à déchiffrer aussi ces aspects du code.
La réflexion sur les effets qui en sont tirés permettra de mettre en évidence comment le langage (dis)qualifie les personnages. Le chambellan et les deux princesses, imbus de leur statut et d’eux-mêmes trahissent leur noirceur par les grossièretés qui leur échappent ou celle de certains de leurs gestes (les princesses crachent p. 24). Le lecteur/spectateur ne sera pas étonné qu’ils préfèrent les fausses valeurs nobiliaires à la paix (« Le chambellan : Ceci est tout à fait contraire aux lois ancestrales de la guerre et de la chevalerie. Quand l’ennemi surgit, il faut le repousser ou succomber avec panache. » -p. 52) et que cela les conduise à la trahison ! Les jeux de mots de Brillant (Sire / cirer…), son gout pour la nature, bref sa simplicité, expliquent son aspiration à quitter le pouvoir alors même qu’il s’avère tout à fait capable d’accomplir avec succès la mission pour laquelle il a été métamorphosé. Même les coassements et leur orthographe sont révélateurs : « Côa ? » dit Marie, introduite à la cour (p. 22), « Tu croooâ ? » répond la grenouille phosphorescente que Marie invite à l’embrasser et qui deviendra le pacifique prince Brillant, « Krrrrooooa… », hurle la sanguinaire….
Plus que la distance linguistique, la distance culturelle ironique et le jeu avec des codes littéraires et théâtraux que les élèves ne possèdent pas encore nécessite un accompagnement : « Ciel ! Enfer ! malédiction et tout et tout… » (p.20) de même l’humour à la Monty Python : « Brillant : A qui ai-je l’honneur ? / Le prince armé : Je suis l’ennemi. / Brillant : Bienvenue à toi, ennemi, que veux-tu ? » (p. 41-42).
La quête du Prince Charmant
Une collègue exprimait son désarroi d’avoir découvert, lors de l’étude du Médecin volant, que beaucoup d’élèves de sa classe de sixième étaient favorables aux mariages arrangés et elle se demandait que faire. La réponse à une telle situation, qui nécessite une information sur la loi, ne concerne sans doute pas exclusivement le cours de français. Toutefois elle est sans doute le signe de la nécessité de penser conjointement travail linguistique, littéraire et culturel au sens anthropologique. Le pluriculturalisme vers lequel la société française s’est orientée ces dernières années ne peut se traduire par des « valeurs et une laïcité à deux vitesses ».
Marie des grenouilles, sans répondre directement à la question soulevée par les élèves, peut permettre d’interroger les modèles masculin et féminin et même la question du choix de son partenaire de vie.
Le théâtre étant dialogue et jeu, c’est-à-dire action, c’est en observant et analysant les propos et les actes des personnages que l’on pourra caractériser les rôles masculins et féminins de la pièce.
Nous avons trois princesses qui, par définition, sont « à marier ».
Les deux filles légitimes du roi défunt, ne se distinguent qu’au tout début. L’ainée, Cunégonda exprimant ouvertement une rébellion fondée sur le rejet de l’altérité : « Jamais, jamais je ne poserai mes royales lèvres sur des rotondités baveuses et boutonnantes ! Jamais ! »(p. 18. Sa sœur, Virginita, fait preuve de plus de souplesse apparente[1] (p. 19-20) pour parvenir au même résultat. Par la suite toutes deux manifesteront la même attirance pour les machos, fût-il « L’Ennemi » (p. 46) ou une brute sanguinaire qui les traite avec mépris : « Le Sanguinaire : […] laisse-moi convoler avec les deux sauterelles […]. Virginita (coquette) : Ne pourrait-il choisir qu’une seule d’entre nous ? Le chambellan : Quand il s’agit de sauver l’honneur, princesse, on accepte des petits sacrifices ! Les deux princesses : « Bon, bon, bon… » (p. 56). On peut se demander de quel poids pèse l’honneur féminin et ce qu’est cet honneur lorsqu’il conduit à la trahison (p.57) !
La personnalité de Marie apparait plus complexe.
D’abord naïve et soumise à la demande (en tant que souillonne elle est accoutumée à l’obéissance) : « Je vais les baiser toutes, grenouilles et crapauds aussi s’il le faut. » (p. 24), pleine d’illusions « Marie des grenouilles, joignant les mains, s’agenouille en se pâmant aux pieds du prince pas si charmant que ça… Marie : C’est par mon chaste et virginal baiser que tu as repris forme humaine, ô… », elle est la proie rêvée pour la brutalité : « Le prince charmant jette Marie au sol et tente de la piétiner en sautant très haut à pieds joints et en lui retombant dessus. » (p. 26). Blessée par cette expérience, elle est prête à passer à l’autre extrême : « Jamais plus je n’embrasserai la moindre grenouille, maudites soient-elles, je leur donnerai de grands coups de rame sur la caboche pour les faire taire définitivement, toutes, même celles qui ne chantent pas. » (p. 29). Mais elle sort grandie de cette expérience, capable d’écarter des candidats par trop douteux et de choisir « son » prince en usant d’un stratagème de séduction qui fait d’elle l’égale du futur roi (p. 36). Devenue Reinette elle aura place en la cuisine : « Vite, des crêpes, Marie chérie… » (p. 46) mais n’aura pas besoin de longues explications pour participer aux ruses grâce auxquelles son époux assure la tranquillité du royaume et le couple demeurera soudé à travers les vicissitudes.
Qu’en est-il des « princes charmants » ?
Ceux-ci sont caractérisés par leur premier contact avec Marie. La première réaction du prince sanguinaire est de prendre à la gorge la douce et soumise jeune fille agenouillée devant lui qui s’imagine qu’à son admiration répondra un amour pur et reconnaissant (p 27). Guère chanceuse, elle se verra ensuite répondre : « […] je n’embrasse pas les dames, ça me dégoute. » (p. 31), puis, par un postulant intéressé : « La dot ? Comment est la dot ? Le royaume est-il bien prospère ? » (p. 32). Quand, instruite par ses précédentes expériences, elle est enfin en mesure de faire librement un choix, il lui faut séduire son futur époux (p. 35-36).
Tout aussi révélateurs sont les propos utilisés pour qualifier les femmes, et ce peut être un bon moyen pour observer des procédés donnant aux mots une connotation péjorative. Pour la brute ce sont des « femelles » (p.27), terme frappé d’un trait lexical non humain qui, dans le contexte, est d’autant plus frappant que Marie, humaine socialement méprisée du fait de sa condition sociale – souillonne – et familiale –bâtarde – vient de lui restituer la forme humaine dont il avait été privé comme châtiment de ses fautes, cette déshumanisation est renforcée par la désignation comme « sauterelles », proies des grenouilles ; ce « prince charmant » est bien un authentique prédateur qui les traite aussi de « blondasses » (p. 61), adjectif dont le suffixe péjoratif peut fournir l’occasion d’une réflexion sur les préjugés et a priori. Tout aussi empreints de machisme sont les propos du « prince » intéressé : « A-t-elle beau visage et large croupe ? » demande-t-il avant de se documenter sur la dot (p. 32). Où est la personne dans cette vision d’une femme, d’une épouse ? A l’inverse, la sensibilité partagée dont fait preuve le futur Clément 1er le Pacifiste, qui accepte d’embrasser Marie, non pour régner mais « uniquement pour sécher tes larmes » (p. 36), permettra au couple d’affronter toutes les tourmentes, y compris la transformation finale en pingouins dérivant sur une glace qui fond (p. 76). Mais ceci est une autre histoire…
Comment ne pas interroger également le lien entre comportement à l’égard des femmes et comportement à l’égard du pouvoir d’une façon plus générale ? « Une seule race ! Un seul roi ! Une seule grenouille ! » scande le sanguinaire p.27, et cette devise est fort proche de celle des nazis… Qu’apporte la reformulation de la mission confiée à Marie : d’abord embrasser une grenouille pour la transformer en « un grand, noble et preux prince charmant » (p. 18) puis trouver « une espèce de grenouille dont tu connaisses la sagesse et le courage, la force et la bonté, qui puisse faire régner la paix et la concorde à l’intérieur tout en nous protégeant de l’ennemi extérieur » (p. 30). Critères et objectifs ont beaucoup évolué !
Marie des grenouilles nous fournit des modèles de bon et mauvais « roi », figure du pouvoir politique, une belle figure de manipulateur-traitre, pour réfléchir sur la citoyenneté et sur les valeurs quand des femmes manipulées trahissent et se livrent au nom de l’honneur (56-57) et de gouts façonnés par la tradition dite virile : « Nous, nous aimons les nobles chevaliers porteurs d’étendards, de glaives, de panaches blancs, taïaut, taïaut, le front haut ! » (p 67).
Au final, quel « prince » ou « princesse » aimeriez-vous rencontrer et quel « prince » ou « princesse » désirez-vous être ? Existentiel…
[1]On notera que la ruse est connotée positivement lorsqu’elle caractérise un personnage masculin. Au féminin ne parlerait-on pas plutôt de sournoiserie ?