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  • 23
    Oct

    Le théâtre, du jeu au texte...

    Selon Florence Dupont, le philosophe grec, en plaçant le texte avant le jeu, a tué l'esprit du théâtre
    La faute à Aristote

    (lu dans le Monde du 19 octobre 2007)

    Pourquoi s'ennuie-t-on aujourd'hui au théâtre ? Pourquoi cet art est-il en passe de ne plus offrir qu'un délassement d'intellectuels ? Dans Le Théâtre est-il nécessaire ? (Circé, 1997), Denis Guénoun notait que le cinéma avait désormais capté l'imaginaire du théâtre, sa puissance d'identification. L'analyse de Florence Dupont est plus radicale encore : à ses yeux, la catastrophe remonte bien plus loin. Le coupable n'est autre qu'Aristote (384-322 av. J.-C.).

    Car le théâtre était autrefois une pratique vivante, inscrite dans les rituels des grandes dionysies, ces fêtes printanières qui lui donnaient sa signification sociale et politique. Mais la Poétique d'Aristote, en livrant une définition conceptuelle de la tragédie, a privé le théâtre de sa dimension " performative ", autrement dit de son " efficacité spectaculaire ". Elle en a fait tout autre chose : ce que nous appelons " littérature ". Qu'on ne s'y trompe pas : Aristote ou le vampire du théâtre occidental, le nouvel essai de Florence Dupont, professeur de latin à l'université Paris-VII, dépasse largement le débat entre tenants du théâtre " à texte " et tenants du théâtre " du corps " , qu'avait relancé la programmation d'Avignon en 2005. Le metteur en scène très claudélien Olivier Py et son homologue primitiviste Jan Fabre s'accordent en effet tous deux à partir du texte. C'est donc cette suprématie de l'écrit qu'il s'agit d'attaquer, à travers une relecture décapante de la Poétique. A ce monument, Florence Dupont applique le même regard anthropologique que, dans sa lutte contre la dictature du livre, elle avait naguère appliqué à deux produits culturels populaires que personne n'aurait osé réunir avant elle : Homère et la série télévisée " Dallas ".

    Selon elle, le traité d'Aristote représente une production savante, une machine de guerre dirigée contre l'institution théâtrale. Ses principales notions ne doivent rien à la culture commune aux Grecs : la musique, les chants, les chorégraphies y disparaissent au profit du seul agencement des actions. Avec la Poétique, plus besoin de représenter une tragédie pour que celle-ci soit une représentation.

    Ainsi privées de leur fonction sociale, de leur ancrage rituel ou politique, et vouées à l'embaumement littéraire, les pièces sont réduites à leur seule histoire, jouables n'importe où, n'importe quand, par n'importe qui : elles n'ont plus pour but que cette étrange " purification des passions " (catharsis), une pure invention théorique du philosophe selon Dupont. C'est désormais le muthos, l'histoire, et non plus la performance rituelle, qui suscite les passions, immédiatement guéries sous l'effet du plaisir que la représentation suffit à procurer. Le système aristotélicien, véritable piège intellectuel, s'autovalide.

    TYRANNIE DU RÉCIT

    Mais tout cela ne serait rien si la Poétique n'avait pas suscité tant de commentaires. Car la cohérence de ce traité ne suffit pas à expliquer l'impérialisme théorique des concepts inventés par Aristote. Les vrais " coupables " sont, en réalité, les propagateurs d'un " néo-aristotélisme " dont Florence Dupont reconstitue les trois grandes vagues historiques.

    Paradoxalement, selon elle, l'âge classique (dont aucun élève du secondaire n'ignore la rage codificatrice) fut épargné : au XVIIe siècle, les pièces n'étaient éditées qu'après avoir été représentées - la performance primait. La première révolution de l'aristotélisme moderne coïncide alors avec la montée en puissance du réalisme, au milieu du XVIIIe siècle. Goldoni chasse Arlequin, rompant ainsi avec les sources populaires, et Diderot publie, avec les Entretiens sur Le Fils naturel, un manifeste pour un théâtre de l'illusion réaliste. Deuxième révolution, plus inattendue : le metteur en scène remplace le régisseur à la fin du XIXe siècle. Sa fonction sera de proposer une " lecture " de la pièce, autrement dit de faire de la scène non plus un espace de jeu unissant les comédiens au public mais un espace fictionnel offert au déchiffrement d'un public que les dramaturges rêvent de plus en plus compétent - pendant ce temps, la foule se rue dans les théâtres de boulevard.

    Le XXe siècle connaîtra la troisième révolution : en dépit de son anti-aristotélisme affiché, Brecht réhabilite le muthos sous le terme de " Fable ". Le critique Bernard Dort ou le metteur en scène Antoine Vitez achèveront le processus en encourageant une " sémiologie scénique ". A chaque fois, le texte se voit accorder, quoi qu'on en ait, une importance toujours plus grande. " Nous n'en sommes pas sortis ", constate Florence Dupont. C'est qu'il n'est " pas si facile d'être non-aristotélicien " ! La notion de " théâtre post-dramatique ", avancée par le théoricien allemand Hans-Thies Lehmann, n'y change rien. La tyrannie du récit reste implacable. Les poches de résistance furent rares : le choeur des tragédies athéniennes où les éphèbes se voyaient confrontés à l'autre (la femme, l'esclave, l'étranger) avant d'accéder au statut d'hommes libres ; le " ludisme " de la comédie romaine où dominait, non un récit préexistant à la performance, mais un rituel unissant l'auteur, les acteurs et le public dans un même rire généralisé ; enfin, plus près de nous, le ballet à la cour de Louis XIV. Florence Dupont propose ici une lecture intéressante du Bourgeois gentilhomme où, situés dans l'entre-deux de la comédie et du ballet, les personnages de Molière obéissent à une " raison musicale " bien différente de la raison littéraire à laquelle la pièce se voit réduite lorsqu'elle est amputée des séquences dansées et chantées pour lesquelles elle avait été composée.

    Mais cette traversée de l'histoire du théâtre occidental, où l'érudition le dispute sans cesse à la polémique (parfois jusqu'à l'excès), ne débouche-t-elle pas sur une impasse ? Invoquer la primauté du spectacle n'a rien de nouveau : Craig, Artaud, Kantor ou Dario Fo le firent en leur temps. Florence Dupont juge néanmoins inutile d'opposer le metteur en scène au dramaturge, d'appeler à une libération des corps ou d'espérer un retour aux origines (fantasmées) du théâtre : selon elle, toutes ces tentatives ont fait le jeu du textocentrisme. Dès lors, comment " rethéâtraliser " le théâtre contemporain ? Florence Dupont invoque pour exemples de spectacles restés " populaires ", le cabaret, le music-hall, le boulevard ou l'opérette... D'autres, après tout, préféreront s'ennuyer au théâtre. Ou suivre Denis Guénoun qui proposait, toujours dans Le Théâtre est-il nécessaire ?, d'accueillir sur scène " ceux qui en sont bannis : les non-acteurs supposés, les non-artistes ".

    Jean-Louis Jeannelle

    Aristote ou le vampire du théâtre occidental, de Florence Dupont
    Aubier, 320 p., 22 €

2 Commentaires

  • florian

    07 Fev 2008 à 22:50

    merci pour ce billet,c c'est toujours intéressant de vous lire. Je me deamndais cependant pourquoi cette parenthèse : dont aucun eleve du secondaire n'ignore la rage codificatrice ? :)

  • Fred

    14 Mai 2013 à 10:24

    Merci beaucoup pour ce billet.
    Je soutiens cette primauté essentielle du spectacle sur le texte (sans pour autant le faire disparaître, bien entendu). J'ai été nourri de Graig, Kantor et Grotowski et je souhaite de tout coeur que l'on s'en inspire de nouveau. C'est pour moi le seul moyen de sortir de la gangue intellectuelle (tualiste?) dans laquelle le théâtre actuel patauge. Je ferai lire votre texte à mes acteurs. Encore merci.

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