Association française pour l’enseignement du français

Théâtre

  • 21
    Avr

    Le Marin d'eau douce

    Dossier théâtre contemporain pour la jeunesse (2)

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    Le Marin d’eau douce

    Le Marin d’eau douce©Heyoka Jeunesse-Actes sud Papiers, 2007 5 scènes (comme 5 actes ?) ; illustrations de Valérie Gutton.

    A l’instar de L’Odyssée, ce récit initiatique voit le héros, l’Enfant, surmonter les pires périls en découvrant des univers bien différents.

    Pré-en-Pail : le paradis enfantin[i]

    http://www.theatre-contemporain.net/images/upload/thumbs/L255-H345/8884110921.jpgSon Ithaque, c’est Pré-en –Pail, une sorte de paradis qui prête son nom à la première scène à laquelle il sert de cadre. Ancré dans le terroir natal de Joël Jouanneau :  « A trois foulées c’est Saint-Julien / Saint-Julien-les-Églantiers/ Trois foulées c’est pas trop bien loin mais quand même/ C’est sur la grande carte aussi Saint-Julien oui / Tu crois pas tu vérifies / […]/ Le Loing c’est son nom à la rivière /[…] ». (p.9-10) « Tes pieds d’enfant auront d’ailleurs retrouvé le sol et la cour de ferme se sera vidée de ses habitants, ils ne sont plus là hilares à te regarder, tous déjà ont retrouvé le lointain des champs et leurs gerbes de blé, te laissant seul attaché tel que souvent tu seras, du moins cet été-là et attaché de fait tu l’as toujours été depuis que tu as décidé que cette cour de ferme était et serait ton royaume, la matrice où tout se décida de toi […] »[ii]

    http://www.theatre-contemporain.net/images/upload/thumbs/L255-H364/f-db1-4a1f9a231e6d4.jpgL’Enfant y a pour compagnons « les trois Graves », versions animalières de Falstaf, deux chiens (Furax et Vorace) et un âne (Âne) qui sont en adoration devant lui : « Âne : C’est son nom l’Enfant il a pas de prénom le Patron / Furax : Tellement on l’aime il fait de nous ce qu’il veut. / Âne : On est ses consentants » (p. 14). Loin de tout mysticisme et de toute mythification de l’enfance, cette longue scène joue plutôt sur le registre de la dérision : « Âne : […] tout nu sur son pot il trônait, nous attendait./ Je suis le coq il a dit et vous êtes ma basse-cour. / Furax : Pas le coq le soleil il a dit, je suis le soleil c’est moi qui brille… / Vorace : … et quand je parle vous trois faut vous déplier en quatre. / L’Enfant : Le Patron j’ai dit : c’est moi le Patron et vous c’est les domestiques. » (p. 15) Furax et Vorace apparaissent même comme une sorte de Dupond et Dupont : « Âne : Et il est bien gardé, la preuve c’est nous trois qu’on le garde. / Furax : Enfin nous trois, Âne, tu exagères un peu. / Vorace : Je dirais même plus : tu exagères trop mal. » (p. 11) leur discours peut emprunter l’apparence de la versification avec des strophes non ponctuées à l’exception d’un point final, leur langue est néanmoins empreinte de familiarité avec par exemple des négations incomplètes, empreinte aussi d’affectivité avec un usage emphatique  des adverbes : « Domestique on savait pas si bien assez ce que cela voulait dire. » (p. 15), des créations syntaxiques « il te grogne » (p. 12), « si tu lui grimaces lui il te sourit pas » (p. 18) voire de pures incorrections : « C’est vous deux qui le gardent. » (p. 11). Leurs jeux de mots ne sont guère subtils : « Furax : Toujours aux abois, nous. / Vorace : Surtout quand lui il dort. /Âne : Oui, même endormi, lui il veille à tout. Tu approches il aboie. » (p. 11-12)

    Ces citations illustrent une utilisation de constructions emphatiques comme marques d’oralité (la dimension linguistique de l’oralité du texte, et les choix opérés du fait de la destination au jeune public constituent un axe d’étude en soi, à enrichir selon le niveau de l’école, du collège ou de l’université auquel on s’adresse). Une autre utilisation en est faite dans des didascalies qui marquent une progression : « Et voilà la bande des quatre les bras croisés/ Et la presque balançoire qui grince/ Et la vieille horloge qui tic-taque. » (p. 25), par exemple. D’ailleurs, comme dans les autres pièces de Joël Jouanneau, les didascalies sont plus que de simples indications pour la représentation. Ce sont souvent des « intrusions » du narrateur dans le dialogue mais sans rupture stylistique avec celui-ci : «  Et voilà qu’il les chasse. / Un vulgaire patron ce garçon. » (p. 34). Une telle didascalie est bien sûr, au premier degré, un commentaire de narrateur, mais elle marque aussi une désacralisation du petit roi qui grandit et s’apprête, comme tout héros de conte, à partir affronter seul son destin de simple mortel –on notera au passage que le Patron y a perdu sa majuscule et le Garçon aussi (autre point de langue intéressant quand on travaille entre texte et représentation, oral et écrit –de préférence dans cet ordre !).

    Le Gamin en effet grandit, il a appris à lire et découvre ainsi que son univers est bien étriqué. Tandis que les trois Graves continuent à évoquer avec émerveillement les jeux enfantins, lui bâille, rebâille : l’ennui, tel le ver dans le fruit, trouble ce paradis : « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire. » (p. 21) Les jeux cruels (découper les sauterelles…) ne l’amusent pas plus que les pseudo histoires drôles. La lecture lui a fait découvrir un ailleurs, un autrement et du coup le sentiment du manque : « Dans le livre là je vois bien que c’est pas pareil ailleurs. […] C’est pas du tout plat ça, loin de là, ni du tout bleu. Et l’arc-en-ciel là, moi je veux le voir. » (p. 29) La conscience du temps s’est infiltrée dans son esprit : « Je m’ennuie. C’est toujours midi pile à la même heure ici. Et tous les matins du lendemain, ils sont comme ceux de la veille. […] » (p. 23). Ayant éprouvé sa propre vitalité il veut la mettre à l’épreuve en ne se contentant plus de contempler l’écoulement du temps : « Et tu crois que je vais rester ici en attendant les bras croisés comme si je suis mort ! Non non, j’ai le cœur qui bat moi. Le temps je veux pas le regarder passer je veux le traverser. » (p. 30) Symboliquement c’est dans l’horloge comtoise qu’il embarque : « Le grand A de ma vie/ C’est aujourd’hui mes amis. » (p. 31)

    L’épopée du Pourquoi pas

    http://www.theatre-contemporain.net/images/upload/thumbs/L255-H364/f-db1-4a1f9a231e6d4.jpgL’Enfant devenu explorateur, c’est aux navires sur lesquels le Dr Charcot a accompli ses expéditions polaires que Jouanneau emprunte le titre de sa deuxième scène  et l’Enfant le nom de son horloge-canoé.

    Cette scène voit l’apparition d’un personnage qui jouera un rôle important dans la pièce suivante de Joël Jouanneau, L’Enfant cachée dans l’encrier. Dans un entretien Joël Jouanneau s’explique ainsi au sujet de cette intrusion : « Un personnage est arrivé, en cours d'écriture, un imprévu, ou plutôt une : Minnie, la presque sœur du héros. Et je ne soupçonnais pas plus son existence que lui. Elle s'est invitée sur ma page blanche. Je me suis arrêté d'écrire un moment pour savoir ce que je devais en faire. Elle devait être cachée dans ma mémoire, or c'est toujours un peu encombrant une presque sœur sur un bateau. Je l'aurais volontiers laissée à quai, mais le gamin, lui, ne voulait pas la quitter, et finalement j'ai décidé de l'embarquer. Ce qui, à l'origine, devait n'être qu'une affaire de garçons est ainsi, au fil des pages devenu une presque histoire d'amour. »[iii] Elle commence par assurer, en un long monologue de 16 strophes, la narration de la première traversée à laquelle elle a participé comme passagère clandestine.

    C’est la colère de la figure paternelle qui a provoqué une tempête qui arrachera le Pourquoi pas, à la boue du Loing, ruisseau qui deviendra torrent, puis rivière, puis fleuve, et enfin lac immense « à un doigt de la mer ». L’Enfant, « pas-encore matelot », devenu « bientôt-marin » puis « apprenti marsouin », ignorant de la présence féminine derrière lui, « Ne vit rien des proches beautés de Saint-Julien » (p. 38), « ignora les clairons et les vivats par lesquels le canton salua son passage », resta indifférent aux beautés de la nature : « Un septuor de libellules à archet / Violons-criquets et alto-cigale / Se souvint d’une musique oubliée / Dont les notes s’étaient à jamais perdues / Mais ramant comme jamais on ne rama / Le presque frère ne l’entendit pas. » (p. 40) Inaugurant ce parcours initiatique en étant ainsi centré sur la seule action physique, le héros passe à côté de bien des choses !

    http://www.theatreonline.com/BDDPhoto/Affiche/17273.jpgLe prénom de Minnie rattache cette « presque sœur » à l’univers de la littérature enfantine : « C’est à moi de jouer oui me voilà / La mi-sirène mi-souris je suis Minnie / La presque sœur et la pas cousine / Voisine non plus bien loin d’être voisine […] » (p.37). En même temps il permet d’introduire le thème nouveau des interdits liés à la sexualité à travers une figure d’épouse platonique : « Je sus alors ce que Personne seul savait / Et appris pourquoi l’on m’avait cachée / Oubliée disons enfermée au fin fond du carillon : / J’aimais ce presque frère devant moi. » (p. 41). Ainsi on comprend que ce « Personne » omniprésent dans le texte, œil divin omniscient, redouté et redoutable, est plus qu’une simple référence à L’Odyssée, il incarne la Loi fondamentale du Père : l’interdiction de l’inceste. Cette scène du Marin d’eau douce éclaire L’Enfant cachée dans l’encrier.

    Le dialogue qui suit, sur la peur de se retourner et la peur de toucher évoque un autre mythe, celui d’Orphée. Lorsque l’Enfant se retourne « surpris,le Pourquoi pas chavire dans le gouffre de la mer. » (p. 46), séparant ceux qui viennent de se reconnaitre frère et sœur.

    Le Parce que et la comédie-odyssée pirate

    Cette scène, pour Joël Jouanneau, placée sous le patronage de Jack London ou de Stevenson, relève du roman d’aventure. Ainsi « Reste que c’est une pièce corsaire que je m’efforce d’écrire, du théâtre pirate, et corsaires et pirates sont un peu hors-la-loi, et il est donc possible que les enseignements reçus lors de cette aventure en mer ne soient pas toujours dans les manuels scolaires. Il lui faudra savoir vivre entre deux eaux, chercher son passé dans l’armoire aux souvenirs, curer la dent du morse, vivre sans papiers, ce n’est pas sans danger, et parfois pour survivre il faut savoir ruser. »[iv] En effet, à la suite de son naufrage l’Enfant va se trouver confronté à un duo d’affreux : « Un museau pour nez, une corne au front. / Une paire d’yeux, mais à eux deux. / Et pas plus d’un bras chacun. » (p. 47), bêtes et méchants. Ivrognes, ils sont la proie d’un bégaiement, qui en fait des personnages comiques par exemple par l’introduction de mots incongrus : « […] lui le ga le gaga le gamin, doit être tout au tout au toutou tout au fond de la mer le matelot […] » (p. 51). Leur vulgarité les qualifie tout en relevant, de même que leur ivresse, du comique de farce.

    Avec eux l’interdit qui pèse sur la sexualité devient misogynie : « […] pas une queue de, non, pas une queue de sous, dedeux de dessous de souris, non une de sirène de queue, ma parole c’est une fan une fanfan une fendue mon vieux Blup. » ce qui permet, sans choquer de trop jeunes oreilles, d’énoncer un apartheid visant la moitié de l’humanité : « Pas fou non mais pas de fendue à bord, pas de chipie ici jamais, non mais faut s’en débarrasser de la poupée […] secoue-la secoue l’eau secoulorum » (p. 50). La fin de cette réplique renvoie bien à une malédiction fondée sur l’ancien testament.

    Même tonalité religieuse possible avec cette ancre reliant l’enfant au ciel mais avec une inversion puisque, au lieu de lancer son ancre au ciel, signe d’espérance au moins chez St-Augustin, « l’ancre, contre toute attente, […] descend du ciel » (p. 51). Grandir serait donc perdre ses illusions ? D’ailleurs les cales du navire servent à enchainer les prisonniers que les horribles vendront, et, à peine sauvé, séparé de sa presque sœur disparue, l’Enfant est torturé : « Il sort une plus que grande allumette géante, le Blup / L’allume. / La met sous les pieds de l’Enfant. / Faut croire que ça brule puisque l’Enfant hurle. » (p. 53).

    Dans cette scène apparait aussi un personnage-clé de la pièce suivante : « l’Ardoizoo ». Bavard, celui-ci s’exprime dans un langage bizarre ; capable de renouer avec l’univers enfantin c’est un personnage hors du temps, d’où sa façon particulière de « déconjuguer » les verbes : « Chut l’Enfant chut, toi il devoir pas trop parler tu devoir pleurer en premier […] » (p. 55). Intéressante occasion de s’interroger sur ce mode. La notice biographique qui figure à la fin de l’ouvrage est signée « L’ardoizoo Joël Jouanneau », « […] il être un pas grand-chose l’Ardoizoo et j’avoir encore moins, je me tenir entre le rien et le zéro, et si je faire rire les Ardoiziens eux offrir petit cochon à moi pour je manger lui, et si je les pas faire rire, eux offrir moi aux petits cochons pour ils manger moi […] » (p. 57). Cette scène s’achève par une très longue didascalie narrative qui nous apprend que l’Ardoizoo sauve la vie de l’Enfant mais reçoit dans la jambe le sabre de Hic et qu’un cyclone s’annonce.

    La scène 4, intitulée « L’Inouîte » est à mettre en parallèle avec L’Enfant cachée dans l’encrier (voir ci-dessous). De sa presque sœur, l’Enfant recevra son prénom, « […] un nom pour la neige qui brule. / Minnie : Elljinneg. » (p. 78) qui deviendra Ellj tout court, nom sous lequel on le retrouvera dans la pièce suivante.

    La scène 5, « L’Ardoizie », est un retour à Pré-en-Pail où l’Enfant s’aperçoit que son odyssée était un rêve : « Le temps de ton petit somme t’es devenu un homme » (p. 84) lui dit Âne. Il ajoute un peu plus loin : « Ensuite tu te faut débrouiller. Tu fais tout comme tu veux. Ou tout comme les autres ils veulent que tu fasses. Ҫa c’est ton choix. » (p. 85). Avant de partir, Ellj, sur une inspiration subite, récupère au fond de l’horloge, temps et mémoire, un cahier d’écolier, sans doute le « journal de la grande fièvre » écrit sur la banquise et le remet aux trois Graves.

    « A suivre » (p. 88) sont les derniers mots de ce texte.

    Sur la toile :

    http://archives.legrandt.fr/saisons/archives/2008-09/IMG/pdf/Dossier_Le_Marin_d_eau_douce.pdf  le dossier d’accompagnement de la pièce.

     

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