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  • 24
    Oct

    La tentation dans Le Père Goriot

    Une étude à découvrir, par Joseph Sungolowsky, Queens College, City University of New York
    La hantise du diable représente un thème lancinant dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac si l’on considère non seulement des personnages comme Vautrin mais aussi Ferragus, Jacques Collin, Vidocq, Carlos Herrera, tous des avatars du diable. La critique est généralement d’accord pour affirmer que la figure du diable atteint les proportions d’un mythe ou d’un archétype servant de modèle à des personnages qui exercent une tyrannie destructrice sur leur entourage dans l’univers balzacien. Il est donc facile de reconnaître en eux l’incarnation du Mal propre au Prince des Ténèbres. Toutefois, en créant des personnages teintés de diabolisme, Balzac ne s’est pas limité au domaine du fantastique. C’est pourquoi le satanisme chez Balzac trouve tout de même son expression dans un certain réalisme transformé en matière romanesque.

    Comme l’a montré Max Milner, à partir de 1835, date de la publication du Père Goriot, les héros de La comédie humaine restent avant tout des hommes.*1 Tel se présente Vautrin, le pensionnaire jovial de la pension Vauquer, forçat évadé, homme de confiance de « la société des Dix mille…une association de hauts voleurs qui vont droit en cour d’assises et banquier de « trois bagnes » (200-01).*2 Selon Félicien Marceau, Vautrin est criminel « par vocation ».*3 C’est pourquoi Balzac n’hésite pas à l’investir d’une personnalité démoniaque le caractérisant comme « démon », « Satan » (155), personnage qui sourit « d’une façon diabolique » (187) et finalement comme « archange déchu » (233) lors de son arrestation.

    Fils de hobereaux appauvris, le jeune Eugène de Rastignac est arrivé à la pension Vauquer avec l’intention de conquérir Paris. Tout à fait novice dans cette entreprise, il se rend compte bientôt qu’il ne peut réussir qu’en bénéficiant de la faveur de femmes en vue dans la société parisienne et par le moyen de l’argent. A cette fin, il trouve utile d’écouter les leçons de personnes qui ont une connaissance intime du réseau d’intrigues qui gouverne cette société tels la vicomtesse de Beauséant et Vautrin car ils en ont souffert les effets. La leçon de Madame de Beauséant se distingue par son réalisme mais celle de Vautrin est autrement plus pénétrante. Il n’a aucune difficulté à convaincre le jeune homme que Paris est « un drôle de bourbier » et lui propose de le rendre instantanément riche. A cette fin, il arrangera un duel au cours duquel sera tué le frère aîné de Victorine Taillefer, une pensionnaire quelque peu chétive de la maison Vauquer déshéritée par son père au profit de son frère. Devenue héritière de l’immense fortune de son père, elle ne demandera pas mieux que d’épouser Eugène.

    Même si Vautrin tient à justifier son projet en soulignant qu’il « aime à prendre la défense du faible contre le fort » (148), c’est ici, comme l’a montré Pierre Barbéris, qu’il « se fait vraiment diabolique, quand il fait appel…à la morale élémentaire pour justifier ses pirateries. »*4 Tout en voulant assumer le rôle de destinateur attribuant Victorine à Eugène, il n’est en fait qu’un « tentateur », comme le désigne à plusieurs reprises Balzac au cours du roman.

    La tentation implique une série de tensions auxquelles doit faire face l’homme tenté.*5 Lorsque Vautrin propose à Rastignac de lui « procurer une dot d’un million », celui-ci manifeste un intérêt immédiat. Il ne lui laisse guère le temps d’expliquer son projet et lui demande « avidement » ce qu’il doit faire pour l’obtenir (146-47). Aussi Vautrin ne tarde-t-il pas à se rendre compte que le jeune homme représente « une belle proie pour le diable » (194).

    La chose tentante fascine le tenté par son existence même, par son miroitement et par son émiettement. Dès le moment où Rastignac reçoit la somme de « quinze cent cinquante francs » que sa famille lui a envoyée aux prix d’énormes sacrifices, il sent que « le monde est à lui » (134), comme l’écrit Balzac. Pensant à la dot de Mlle Taillefer, « Eugène avait…pendant la nuit mesuré le vaste champs qui s’ouvrait à ses regards » (170). Lorsqu’il se trouve endetté envers le marquis d’Ajuda et le comte de Trailles, Vautrin fait « papilloter » à ses yeux trois billets de banque qu’il accepte en signant la traite réclamée par Vautrin (194-96). Par ailleurs, celui-ci lui démontre dans son sarcasme qu’il ne peut nullement prétendre au soutien de sa famille et que la carrière juridique à laquelle il aspire est loin d’être lucrative. Afin de le convaincre, il lui dresse une facture présumée de charges encourues par le maintien d’un « tilbury » et les services d’un « tailleur », « parfumeur », « bottier », « chapelier », et celles d’une « blanchisseuse » en plus de la « pâté » et de la « niche », toutes indispensables pour le jeune homme « voulant faire figure à Paris » (187).

    Le tenté est alors mis en demeure de choisir. Comme l’écrit Jankélévitch, il est « comme un funambule avec son balancier dans la main, sur la corde raide, prêt à tomber dans le vide, ou à droite ou à gauche, et se tenant en équilibre comme par miracle. »*6 « C’est à prendre ou à laisser » lui dit Vautrin (151). Rastignac succombera-t-il à la tentation ou aura-t-il le courage d’y résister ? Balzac met en relief la tension intérieure du jeune homme en plusieurs endroits du roman. Celui-ci consulte son ami Bianchon lui demandant si, comme l’écrit Jean-Jacques Rousseau, il serait prêt à tuer par sa seule volonté sans bouger de Paris un vieux mandarin en Chine, ce qui lui gagnerait un grande fortune. Bianchon conclut à la vie du Chinois. Curieux, celui-ci lui demande plus tard s’il a tué le mandarin et Rastignac de répondre : « Pas encore, mais il râle » (190). Réduit au désespoir par Delphine de Nucingen qui refuse de se donner à lui, il pense « malgré la voix de sa conscience aux chances de fortune dont Vautrin lui avait montré la possibilité dans un mariage avec Mlle Taillefer » (192). Rastignac la regarde même « d’une manière assez tendre pour lui faire baisser les yeux » (193). Balzac écrit encore que Rastignac « s’était abandonné complètement à Vautrin » et « se débattant avec sa conscience en sachant qu’il faisait mal » se disait « qu’il rachèterait ce péché véniel par le bonheur d’une femme « (205).

    La tentation suscite chez le tenté l’horreur de la transgression d’un interdit qui s’offre à lui. Tel est le sentiment de Rastignac après que Vautrin lui ait révélé le plan du duel qui doit faire son bonheur. Il n’en croit pas ses yeux et il réplique instinctivement : « Quelle horreur ! Vous voulez plaisanter, monsieur Vautrin ? » (150). Plus tard, Rastignac a même l’intention d’aller prévenir MM. Taillefer père et fils (207).

    La tentation implique toujours des assauts répétés. C’est son côté itératif indiqué d’ailleurs par le mot « tentation » lui-même qui prend un sens fréquentatif de par la présence de ses trois « t ». Si la leçon de madame de Beauséant est relativement brève et factuelle, celles de Vautrin sont plus détaillées et plus articulées. Comme le diable, Vautrin revient à la charge à plusieurs reprises. Lorsqu’il présente son plan à Rastignac pour la première fois, celui-ci reconnaît aussitôt ses qualités persuasives. « Il m’a dit crûment ce que Madame de Beauséant me disait en y mettant des formes » dit-il (151). Momentanément grisé par la soirée qu’il a passée aux Italiens, c’est à pied que le jeune homme revient à la pension Vauquer et Vautrin le lui fait bien remarquer. « Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pas de demi-plaisirs ; je voudrais aller là dans ma voiture, dans ma loge, bien commodément » (171). Lorsque Rastignac accepte malgré lui les trois billets de banque que lui présente Vautrin, il s’écrie : « Quel homme vous êtes donc ? Vous avez été créé pour me tourmenter » (195). Après que Rastignac sera devenu l’amant de Delphine de Nucingen grâce aux bons soins du père Goriot, Vautrin n’abandonnera toujours pas la partie. C’est en ces termes qu’il décrit le duel arrangé à l’oreille du jeune homme en train de somnoler :
    Pendant que nous dormirons notre petit somme, le colonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de Michel Taillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère, Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà pris des renseignements, et sais que la succession de la mère monte à plus de trois cent mille (214).

    Même les menottes aux mains, c’est ainsi que Vautrin fait ses adieux à Rastignac : « Si tu étais gêné, je t’ai laissé un ami dévoué…. En cas de malheur, adresse-toi là. Homme et argent tu peux disposer de tout » (235).

    La tentation est un problème profondément humain. Il est naturel de vouloir y succomber. Mais pour le tenté y résister demeure un impératif absolu et s’il choisit de s’engager dans cette voie, il peut se sentir édifié en sortant de cette aventure. Malgré ses hésitations, Rastignac dira qu’il n’épousera pas Victorine (197), refusera de tendre la main à Vautrin (207) et déclarera triomphalement à Madame Vauquer : « Je n’épouserai pas Mlle Victorine » (225). Il est vrai que Delphine de Nucingen est plus attrayante à ses yeux que Victorine pour laquelle il n’a jamais senti « la moindre tentation ».*7 Mais c’est ainsi que Balzac décrit l’état d’âme du jeune homme après sa décision finale : « s’il flotta, s’il s’examina, s’il hésita, du moins sa probité sortit…comme une barre de fer qui résiste à tous les essais » (229).

    Notes :
  • Max Milner, Le diable dans la littérature française, II, Paris, José Corti, 1960, p. 32
  • Le numéro des pages figurant entre parenthèses dans le texte de cet article renvoie à l’édition du Père Goriot présentée par Philippe Berthier, Paris, Garnier-Flammarion, 1995.
  • Félicien Marceau, Balzac et son monde, Paris Gallimard, 1955, p. 278.
  • Pierre Barbéris, Le monde de Balzac, Paris, Arthaud, 1973, p.370
  • Nous suivons l’analyse de la tentation faite par le philosophe Vladimir Jankélévitch dans Sources, Paris, Editions du Seuil, 1984, pp. 82-102. Voir aussi son ouvrage Traité des Vertus, III, Paris, Bordas, 1972, pp. 1193-1373
  • Sources, p.84.
  • Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, collection « thèmes et textes », Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 249.

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