Education scolaire : un petit guide orange anti-pédagogique
Par un Collectif d'universitaires et de chercheurs — 4 mai 2018 à 13:33
Comment apprendre aux enfants à comprendre un texte ? Le nouveau petit guide du ministère de l'Education nationale ne le dit pas. 180 pages, sans réelles propositions pédagogiques pour les enseignants.
Télécharger le guide orange : " Pour enseigner la lecture et l'écriture au CP "
Le 26 avril, le ministère de l’Education nationale a proposé aux enseignants du primaire un petit livre orange qui s’inscrit dans la ligne d’un genre «pédagogique», qui eut beaucoup de succès en 1992, la Maîtrise de la langue à l’école. Peut-on attendre du guide de M. Blanquer le même succès ? Les apports théoriques y sont comparables, à l’exception des récents travaux de recherche et références cognitivistes qui ne modifient cependant pas les conceptions sur l’apprentissage de la lecture généralement partagées depuis le début des années 90. Mais alors qu’en 1992, le ministère proposait un état des lieux de la recherche «de nouveaux savoirs pour de nouvelles exigences» (p. 108), le ministre actuel propose un guide qui méconnaît les compétences des enseignants français qui doivent apprendre à lire à leurs élèves une des langues les plus difficiles à lire et à écrire au monde.
Ce petit guide prétend orienter les pratiques enseignantes comme s’il contenait des informations nouvelles, inconnues de la grande majorité des maitre.sse.s qui ont reçu une formation initiale et continue et développé des pratiques professionnelles élaborées au sein d’équipes pluricatégorielles (collègues, conseiller.e.s pédagogiques, formateur.trice.s, enseignant.e.s-chercheur.e.s, inspecteur.trice.s). De fait, ce nouveau petit livre orange est principalement centré sur les savoirs et exercices à mettre en œuvre pour enseigner et apprendre à lire en juxtaposant des synthèses de recherches et des prescriptions rétrogrades quant à la bonne conduite d’une leçon de lecture : un «bon» manuel suffirait.
Le ministère privilégie une méthode syllabique et accorde en parallèle une place importante à la compréhension, pour répondre aux mauvais résultats sur ce point aux évaluations PISA, PIRLS etc. d’élèves ayant appris à lire à partir des programmes de 2008 qui privilégiaient le déchiffrage au détriment de la compréhension. On aurait pu s’attendre en 2018 à des suggestions pertinentes et novatrices sur l’enseignement de la compréhension. Or le travail de la compréhension proposé est souvent hors de portée d’élèves de 6 ans qui ne maîtrisent pas encore la lecture ; par exemple : «donner aux élèves une copie des phrases et du texte sans ponctuation et leur demander de la retrouver» ; «sans dénaturer l’essentiel du texte, changer des titres» ; «chercher des synonymes et/ou des antonymes», etc. Les phrases données à lire donc à comprendre sont parfois incohérentes sur le plan du sens. Par exemple : «Chassé pour sa fourrure, le renard à l’affût a repéré une poule isolée.» Sans parler du caractère passéiste de l’univers rural ainsi évoqué, comment comprendre l’articulation entre les deux parties de la phrase ? Quels liens de sens peut-on établir entre elles ? Or c’est justement sur ces deux questions que repose la compréhension de cette phrase. Comment alors apprendre aux élèves à comprendre ? Le petit guide orange ne le dit pas.
La recherche «Lire-écrire au CP» (2015) est citée dans le livre orange mais ses conclusions portant sur la diversité et l’efficacité des démarches pédagogiques et des manuels utilisés ne sont pas reprises. Elles montrent pourtant que le choix d’un manuel est insuffisant pour expliquer les performances des élèves. En effet, les tâches proposées dans un manuel deviennent des activités efficaces pour les élèves grâce aux gestes professionnels de l’enseignant, adaptés aux savoirs en jeu et à l’enfant. Ce qui aurait dû faire la différence entre le petit livre rouge et le petit livre orange, ce sont les apports actuels des recherches didactiques sur les aides, l’accompagnement que les maitre.sse.s assurent auprès des élèves en tenant compte de leurs spécificités. Les recherches montrent depuis longtemps que tous les enfants n’apprennent pas à lire de la même façon : à partir des tâches proposées par les maitre.sse.s, ils entrent différemment en activité et mobilisent des processus mentaux différents.
Quand l’enfant apprend à lire, il convoque des expériences familiales, sociales, mais aussi ce qu’il a appris à l’école maternelle. C’est l’expertise des enseignants de cours préparatoire qui permet à chaque élève, sujet lecteur singulier en devenir, d’intégrer ces expériences et d’adapter ses façons de faire : les maitre.sse.s savent différencier les activités, les supports, les aides, procéder à des reformulations, apporter attention, écoute et respect à chacun. Ces savoir-faire justifient les décisions mises en œuvre ces dernières années pour réduire le nombre d’élèves en cours préparatoire : la prescription d’un bon manuel scolaire ou la présentation d’une leçon modèle ne suffisent pas. L’expertise enseignante ne consiste pas à exécuter des consignes ministérielles et s’apprend autrement que dans les 130 pages du petit livre orange. Il est urgent de repenser une formation initiale et continue des enseignants suffisamment longue pour leur permettre d’apprendre à enseigner en élaborant, analysant des pratiques enseignantes adaptées à tous les élèves et de s’approprier des gestes professionnels efficaces, grâce à des échanges avec des chercheurs, des collègues, des formateurs.
Les signataires : Marie-France Bishop, professeure des Universités, ESPE de l’académie de Versailles, université Cergy-Pontoise, membre de l’AFEF et de l’AIRDF, chercheure en didactique du français langue première, formatrice pour l’enseignement du français ; Jacques David, maître de conférences en sciences du langage, université de Cergy-Pontoise, ESPE de Versailles, rédacteur en chef de la revue le Français aujourd’hui, chercheur en didactique du français, formateur pour l’enseignement du français ; Claudine Garcia Debanc, professeure des universités, ESPE Midi-Pyrénées, Université Toulouse 2-Jean Jaurès, membre du CA de l’AIRDF, chercheure en didactique du français langue première, formatrice pour l’enseignement du français ; Martine Jaubert, professeure des universités en sciences du langage, ESPE d’Aquitaine, université de Bordeaux, membre de l’AFEF, chercheure en didactique du français, formatrice pour l’enseignement du français maternelle et cycle 2 ; Sylvie Plane, professeure des universités, université Paris-Sorbonne, ancienne vice-présidente du Conseil supérieur des programmes ; Véronique Boiron, maitresse de conférences en Sciences du langage, ESPE d’Aquitaine, Université de Bordeaux, membre de l’AFEF (Association Française des Enseignants de Français) et de l’AIRDF, membre du comité scientifique de l’AGEEM, chercheure en didactique du français, formatrice pour l’enseignement du français maternelle et cycle 2 ; Maryse Rebière, enseignante-chercheure en didactique du français et de la lecture, membre de l’AFEF