Caen, le 06/03/18
Enseignante de lettres modernes, je m’étrangle en apprenant l’énième oukaze macroniste : le sujet d’invention aux EAF (épreuves anticipées de français, premier volet du Bac, passé en Première) périra dans la réforme du baccalauréat. Haro sur l’imaginaire chez les technos ! Rendez-vous compte, si jamais nous parvenions à insuffler un esprit subversif, libertaire et critique à nos élèves, à force de les faire plancher sur des sujets d’invention ! Ils ne deviendraient plus des citoyens hypnotisés par LREM.
Mais visiblement, nombre de collègues interrogés dans l’article se satisfont du retour de la dissertation, diplodocus dans le parc à mammouth de l’Education Nationale... L’hypocrisie est toujours ce vice à la mode – allons, franchement, ne peut-on envisager de former des littéraires, des humains soucieux des Humanités, curieux, cultivés, autrement que par la dissert’, exercice élitiste, excluant, réservé ou presque aux enfants de profs ? Défendre le trône de la dissertation, c’est exercer un pouvoir dictatorial sur l’enseignement des lettres : il existe de multiples autres voies d’accès à la compréhension, aux textes, à l’esprit de synthèse.
Sujet d’invention, « choix de repli » , Eh bien, moi, je choisis de valoriser ce sujet pour lui offrir les lettres de noblesse qu’il mérite. Il ne s’écoule pas quinze jours sans que mes Secondes prennent un stylo et se confrontent à la page blanche. Ils ne s’illusionnent pas, ils ont pris conscience des embûches d’un tel exercice, et pourtant, ils veulent cette plage d’invention (qui n’est au demeurant pas totale, car elle s’appuie sur des formes bien spécifiques et une structure souvent argumentative). Il faudra leur annoncer, désolé, fini de jouer ( avec les mots), fini d’écrire, maintenant, commentaire ou dissertation !
A madame Capel, je répondrai : bien sûr que si, on peut savoir comment noter une copie d’invention ! Rien d’impossible à l’aide de grilles d’évaluation descriptives, précieux indicateur qui exige de soi-même se frotter aux sujets que l’on propose, et d’ être au clair avec ses propres exigences. Mais avant de songer à la « note » (qui n’est pas mon sacerdoce, soit dit en passant...), j’organise l’écriture avec mes apprenants-écrivants, c’est-à-dire qu’ils ne s’élancent pas dans un sujet d’invention tête baissée – cas de figure où retentit le fatal « j’ai pas d’idées ». Nous décryptons l’intitulé du sujet avec minutie et élaborons un « contrat d’écriture », qui délie langues et plumes, car nous mettons en partage les codes requis. En fonction de ce que je « veux » obtenir, j’active des techniques. J’attends un pastiche de contes de fées ? Alors je projette des spots publicitaires qui détournent les Contes de Perrault, après l’étude de l’oeuvre intégrale, et ensemble nous analysons ce qui provoque le sourire. Je souhaite que mes élèves rédigent une page de journal intime ? Alors nous en compulsons, clarifions les codes de cette forme spécifique. Et je n’hésite pas à consacrer des temps longs de réécriture. D’emblée, mes classes
apprennent que non, rédiger, ce n’est pas un « coup d’un soir »,(sic), un exercice formaté pour occuper 2 heures avant de remplir le bulletin qui manque de notes, ça se reprend, s’arrange... Pas convaincue par des dialogues faiblards ? Analyse collective de ce qui pêche, à partir de premiers jets (anonymés). Reprise. On biffe, on coupe, on muscle, on rythme. Bref, on fait bel et bien de la littérature, pas une activité inférieure à Reine Dissertation.
Non, madame Capel, ce type de sujet est loin d’être « impréparable », à condition d’accepter de s’assouplir, de musarder dans la forêt des lettres, tolérer les errances, les blancs, guider un à un (ou presque) 35 élèves... Peut-être faut-il vraiment, fondamentalement aimer écrire soi-même pour donner le goût et fournir les compétences requises. J’écris en dehors du lycée, suis publiée ici et là, mais surtout, j’écris pour de vrai avec mes élèves, sur le temps scolaire. Voir l’enseignant raturer, hésiter, échanger sur une formulation représente pour l’élève un moyen d’accès aux techniques d’écriture : rien de magique, rien de purement subjectif (et donc d’aléatoire dans la notation). Il est associé à la fabrication, « intus et in cute » !
Quand j’ai évoqué la mise à mort programmée du sujet d’invention, la majeure partie des classes était révoltée. Mes élèves sont tout à fait capables d’inventer un « J’accuse »...
Camille Cellier, enseignante au lycée Arcisse de Caumont, Bayeux (14).
